Feu Mattia Pascal, Luigi Pirandello, 1904-1921

coquillage


Luigi Pirandello est surtout connu comme dramaturge, du moins en France, mais il est aussi l'auteur d'une oeuvre très ample qui commence avec la poésie, se poursuit dans le romanesque (nouvelles et romans) aussi bien que dans des essais. Il Fu Mattia Pascal, Feu Mattia Pascal (dont le titre, en français, s'écrit aussi Feu Mathias Pascal) est son troisième roman. Il est d'abord publié en feuilleton dans Nuova Antologia (avril, mai, juin 1904), revue prestigieuse fondée en 1865, puis la même année en volume. Son édition définitive (revue et corrigée) date de 1921, date à laquelle il insère une postface intitulée "Avertissement sur les scrupules de l’imagination" dans laquelle il rappelle que la vie ne se préoccupe pas du vraisemblable et rapporte une histoire trouvée dans le Corriere della Sera du 27 mars 1920 qui, par bien des aspects, rappelle l'aventure de Mattia Pascal.
Il a été traduit en français dès 1910 par Henri Bigot. En 1994, Flammarion propose la traduction d'Alain Sarrabayrouse, disponible en GF.








Pirandello

Luigi Pirandello, photographié (détail) au début du XXe siècle.

L'écrivain

       Il est né le 28 juin 1897, dans un village des environs d'Agrigente (Girgenti, Sicile) répondant au nom prédestiné de Chaos, comme il l'écrira lui-même : "Je suis un fils du Chaos ; et non pas allégoriquement, mais dans la vraie réalité, parce que je suis né dans l'une de nos campagnes, située à proximité d'une forêt dense, broussailleuse (intricato) appelée, sous forme dialectale, Càvusu par les habitants d'Agrigente, corruption dialectale du véritable et ancien mot grec "Kaos". C'est là qu'il passe son enfance avant que ses parents ne déménagent à Palerme, en 1880, puis à Porto Empédocle (le port de Girgenti, bien connu des lecteurs de Camilleri) en 1885.
En 1886, ses études secondaires terminées, il s'inscrit en droit et en lettres à l'université de Palerme. Puis l'année suivante, ayant définitivement décidé pour les lettres, part à Rome.
Son premier recueil de poèmes est publié à Palerme en 1889. Il semblerait qu'une dispute avec un de ses professeurs, à Rome, l'ait incité à partir pour Bonn (Allemagne) où il fera un doctorat (1891) de philologie sur le dialecte d'Agrigente.
La vie entière de Pirandello est une vie d'écriture, partagée entre l'enseignement de l'italien (à partir de 1897), ses publications multiples dans les journaux, les revues et l'édition, puis la scène.
Il a épousé, en 1894, la fille d'un associé de son père (propriétaire d'une soufrière. La Sicile est le grand producteur de soufre de l'époque, voir, par exemple, le témoignage de Maupassant). Le couple aura trois enfants mais la vie conjugale sera difficile. De santé fragile, lorsqu'un éboulement détruit la soufrière et donc la fortune familiale (sa dot ayant aussi était investie dans l'entreprise), Maria Antonietta Portulano dont la santé mentale était déjà vacillante, glisse dans la folie. Pirandello résistera longtemps à l'internement mais, en 1919, il lui faudra s'y résoudre.
A partir de 1918, le théâtre vient s'ajouter à sa production déjà abondante de nouvelles et de romans. C'est en 1921 qu'est montée sa pièce la plus célèbre, celle qui le fera connaître dans le monde entier, Six personnages en quête d'auteur. L'accueil est pour le moins contrasté. La pièce fait un four à Rome (le 10 mai) mais reçoit un accueil triomphal à Milan, le 27 septembre. Depuis, elle n'a cessé d'être montée tant en Italie qu'à l'étranger.
A partir de là, c'est surtout le théâtre qui va l'occuper. Il accompagnera aussi le tournage des films tirés de ses oeuvres dont beaucoup proviennent de ses nouvelles qu'il rassemble à partir de 1922 sous le titre Nouvelles pour une année ; comme le titre l'indique le projet consistait à fournir une nouvelle pour chaque jour de l'année mais Pirandello, finalement, n'en écrira que 237.
En 1934, il a reçu le prix Nobel de littérature qui récompensait essentiellement le dramaturge "pour son renouveau audacieux et ingénieux de l’art dramatique et théâtral", oubliant les autres aspects d'une oeuvre pourtant très riche.
Il a été fasciste aussi, par nationalisme sans doute, mais, comme il meurt en 1936, il n'en connaîtra pas les pires années. Peut-être eût-il alors changé d'avis.




Le roman

      Il raconte, à la première personne, l'histoire de ce personnage qui s'identifie, dès le premier chapitre, comme Mattia Pascal. Les deux premiers chapitres sont intitulés "avant-propos" et fournissent les circonstances de la rédaction (lieu, temps, motivations), autrement dit le roman commence par sa fin, l'aventure a déjà eu lieu qui va être racontée dans les seize chapitres suivants, en expliquant, en quelque sorte, le titre du livre. Entre le titre, "Feu Mattia Pascal", expression qui désigne un homme décédé et celui qui écrit "Je" et proclame "je m'appelle Mattia Pascal", le lecteur entre dans le récit sur le mode de la surprise et de l'interrogation. Il sera d'autant plus surpris que le narrateur va lui confier aussitôt qu'il est déjà mort "deux fois" et que son manuscrit ne pourra être lu que 50 ans après sa "troisième mort, ultime et définitive", c'est le narrateur qui souligne, autant dire dans les délais légaux faisant tomber une oeuvre dans le domaine public. Le lecteur doit donc en déduire que les événéments racontés se sont déroulés il y a plus de 50 ans, que le narrateur est bel et bien mort au moment où il prend connaissance de son histoire, et qu'il s'agit bien de l'histoire d'un défunt.
Les personnages
Mattia Pascal est-il un écrivain ? La question se pose d'abord dans l'affirmation finale "Je suis feu Mattia Pascal", autrement dit "Je" identifié à quelques mots gravés sur une pierre tombale, mais aussi compte-tenu du contexte : la bibliothèque à l'abandon, don déjà bien ancien (1803) d'un prélat oublié, dans une église désacralisée, donc abandonnée elle aussi, que ne fréquente aucun lecteur mais où officie avec soin l'abbé Eligio Pellegrinotto qui en est à la fois le bibliothécaire conservateur mais aussi, en quelque sorte, le lecteur attitré, sans oublier son statut de mentor à l'égard du narrateur-personnage.



Ensor

James Ensor, L'intrigue, 1890. Musée Royal des Beaux-Arts, Anvers.
Représentation d'un mariage ridicule disent certains commentateurs.





photogramme

Photogramme : la bibliothèque vue par Marcel L'Herbier dans Feu Mathias Pascal, 1926

Mattia Pascal, toutefois, s'il veut bien raconter son histoire en raison de son étrangeté n'a que mépris pour la littérature et, comme il n'est pas à une contradiction près, s'y intéresse malgré tout et progressivement, bien avant (cf. chap. 5) de le faire sous l'oeil bienveillant de Pellegrinotto. Raconter son histoire lui permet à la fois de mettre en évidence notre "infinie petitesse", notre statut de "vermisseaux", jouets des événements (conscience advenue aux hommes par la faute de Copernic, dixit le personnage), tout en construisant une identité problématique, multiple,  que les mots solidifient malgré son évanescence. Qui est donc Mattia Pascal, à la fois pour autrui et, pour lui-même ?
Mattia Pascal, Fils d'une famille riche, mais à moitié ruinée (après la mort du père) par un intendant indélicat, Batta Malagna, a un frère de deux ans son aîné, Roberto dit Berto. Son enfance et son adolescence ont été celles d'un enfant gâté. Outre la mère, ses deux fils, la famille compte aussi une tante, soeur du père, Scolastica, dont l'énergie coléreuse masque (mal) une bonté réelle.
Jeune homme, il est épris de la fille d'un fermier, Oliva, qui épousera le riche Malagna après le veuvage de ce dernier.
Il a pour ami d'enfance Gerolamo Pomino (Mino) dont le père est un ami de la famille, un homme riche lui aussi. Mino est amoureux d'une jeune fille, Romilda Dondi, nièce de Malagna, laquelle est dotée d'une mère insupportable, Marianna Dondi, "veuve Pescatore" (le narrateur la désigne toujours ainsi), et de fait, elle s'occupe plus de "pêcher" un mari riche pour sa fille que d'autre chose. Pour le compte de Mino, Mattia fait la cour à la jeune fille, puis se prend au jeu. Avec une discrétion faite de suggestions, d'ironies, il laisse entendre qu'il séduit à la fois Oliva et Romilda.




Magritte

Magritte, Le Double secet, 1927. Centre Pompidou, Paris.

Les événements de la vie de Mattia Pascal s'enchaînent sans que sa volonté y ait vraiment une grande part. Il semble, mais les autres personnages aussi, suivre toujours la pente de moindre résistance. Il se marie, subit sa mégère de belle-mère, accepte le travail à la bibliothèque par nécessité quand sa ruine est consommée, fuit, disparaît, réapparait sans qu'il arrive jamais à savoir vraiment ce qu'il a exactement voulu et choisi.
Le récit apparaît comme une sorte de triptyque après les deux prologues : la vie de Mattia dans sa petite ville qui s'achève par sa fuite se déploie dans le premier tableau (chapitres 3 à 5), c'est ensuite une autre vie, sous un autre nom que vont permettre deux événements : un gain étonnant dans un casino de Monte-Carlo et l'annonce de sa mort. Se rendant compte alors qu'il est, par cette mort, débarrassé de sa belle-mère acariâtre et de son épouse, de ses ennuis financiers aussi, de l'ennui de sa vie routinière ("J'entrevis en un éclair... mais oui ! ma libération, la liberté, une vie nouvelle", chap. 7, traduction Alain Sarrabayrouse), Mattia se forge une nouvelle identité, voyage, s'installe à Rome, grande ville où un étranger peut aisément passer inaperçu.
Il loue une chambre chez des particuliers : Anselmo Paleari et sa fille Adriana. La famille héberge aussi une autre locataire, professeur de musique, alcoolique aussi et medium à l'occasion, Silvia Caporale. Habite aussi là le gendre de Paleari, Terenzio Papiano, veuf d'une autre de ses filles, désireux d'épouser Adriana, et nanti d'un jeune frère, Scipione, voleur et épileptique. Sous le nom d'Adriano Meis forgé après sa décision de changer de vie, il tombe amoureux d'Adriana, et découvre les limites de la liberté "absolue" (chapitres 6 à 16). Comme pour sa première vie, celle-ci s'achève sur une fuite.
Enfin, le retour à son identité première, dans le troisième tableau (chapitres 17 et 18), ne lui apportera pas le réconfort espéré. Mais il lui permettra de se mettre à écrire son histoire. La boucle est bouclée.
Une question d'identité.
   Lorsque Pirandello publie (1904) cette histoire d'un individu  que des circonstances conduisent à être à la fois lui-même et un autre, la question de la personnalité (le "moi essentiel" disait Segalen) est une question qui tarabuste écrivains, philosophes, poètes. La question "Qui suis-je ?" n'est pas nouvelle, elle hante tout le dernier quart du XIXe s. et va occuper longtemps même si Feud et la psychanalyse vont offrir des réponses éclairantes sinon définitives.


Le roman de Pirandello est écrit à la première personne, c'est dire qu'il n'offre qu'un point de vue, celui du scripteur. La trajectoire du narrateur-personnage qu'il qualifie d'emblée d' "étrange" et de "différente" l'a conduit à ne plus savoir qui il est. Il ne peut plus affirmer "Je m'appelle Mattia Pascal" puisque ce dernier est mort officiellement et qu'il n'a pas voulu se faire reconnaître (sur le plan légal) pour ne pas avoir à réintégrer son ancienne vie, en privant la petite fille, née du mariage de sa femme avec son ami Mino, de ses parents. Il est donc devenu une sorte de fantôme, reconnu par tous cependant, vivant avec sa tante Scolastica, écrivant son histoire dans la bibliothèque où il a retrouvé son poste d'assistant.
Ce qui définissait Mattia dans sa première incarnation était à la fois son nom (garantie d'une filiation) et son inscription dans une petite société provinciale, celle de Miragno (ville imaginaire au bord de la mer), où il a grandi, où sa famille a fait figure de notabilité avant que le mort de son père ne laisse progressivement qu'une apparence de cette "réalité". Mattia se croit riche alors qu'il est pauvre, il va se croire aimé alors que lui et la jeune fille n'ont été que les victimes d'un désir qui ne leur était même pas propre puisque c'était pour Mattia, celui de Mino, pour elle, rien de plus sans doute que l'idée de "mariage". Le mariage ne satisfait personne, ni la jeune femme, ni la belle-mère, ni lui. Passif dans cette vie, bousculé par les malheurs, la hargne de sa belle-mère, l'éloignement de son épouse, la mort de ses enfants, une jumelle à la naissance, l'autre au bout d'un an, la mort de sa mère, ses embarras pécuniaires. Il fuit. Le hasard va alors se charger de lui et lui offrir la possibilité de devenir autre. On le croit mort et il va, croit-il, en profiter en s'inventant une nouvelle identité et donc une nouvelle vie.
Mais ce n'est pas si simple. Il découvre que la fiction n'a pas de prise sur le réel. Le réel, c'est la société avec ses lois, ses règles aussi, l'identité forgée par l'écrivain (Mattia Pascal imaginant le passé d'Adriano Meis croit lui inventer un avenir) n'a pas de prise sur la réalité : Adriano ne peut pas avoir un chien faute de pouvoir payer l'impôt sur l'animal, il ne peut pas épouser Adirana faute de pouvoir fournir les papiers justifiant de son identité, il ne peut pas porter plainte contre un voleur, pour les mêmes raisons, bref, Adriano Meis n'existe pas, ne vit, de son point de vue, qu'une ombre de vie. Puisqu'il a une ombre de vie, il aura une "ombre" de mort, noyé tout aussi faussement que Mattia.
La question de l'identité est donc posée dans sa complexité. Qui peut répndre à la question "qui suis-je ?", l'individu ou la société ? Mattia Pascal se sent à la fois sûr d'être qui il est (son nom en est garant qui porte avec lui un passé, une histoire, des liens familiaux, une familiarité avec l'espace où il se trouve) et enfermé dans cette identité, mais qui enferme qui ?
Lorsqu'il est "libéré" de ce passé devenu passif, il croit pouvoir devenir un autre : il a de l'argent, aucune attache, il peut choisir, se choisir, or il n'en est pas vraiment ainsi, du moins pour lui. Le personnage dans lequel il veut s'incarner lui reste toujours extérieur.
Reste que la réalité du "Moi" qui s'est appelé Mattia Pasacal, puis Adriano Meis avant de devenir "feu Mattia Pascal", va s'inscrire dans le récit qu'il en fait, anticipant sur la remarque de Lacan "On ne sait jamais ce qui peut arriver à une réalité jusqu'au moment où on l'a réduite définitivement à s'inscrire dans un langage." (Séminaire II, Seuil, 1978, p. 280). De fait, si le "moi" est toujours une construction rétrospective, sa seule existence est celle du récit qui en est fait où les incohérences, l'invraisemblance du vécu, trouvent dans la logique de la phrase leur cohérence. Ce n'est plus le regard des autres qui constitue "Je", c'est "je" qui, par son regard, lequel par son ironie ne cesse d'être interrogation, constitue le monde et moi.
Décidément, Mattia Pascal est bel et bien un écrivain et sa place est vraiment dans une bibliothèque.




A écouter
: Une vie, une oeuvre, émission de France culture du 5septembre 1996, rediffusée en avril 2019. dans les Nuits de France culture.
A regarder : le film tiré du roman par Marcel L'Herbier (1926).



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