La
Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, Blaise
Cendrars, 1913
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transsibérien
: ligne de chemin de fer russe qui va de Moscou à Vladivostock, sur la
mer
du Japon, en
traversant toute la Sibérie et en contournant le lac Baïkal. Sa
construction a été envisagée dès 1860 (ce qui permet à Verne dans Michel Strogoff
d'en évoquer le projet) et mise à l'étude en 1875. En 1888, le train va
jusqu'à Oufa et en 1891, son prolongement est annoncé jusqu'à
Vladivostock. En 1904, la ligne fonctionnait mais restait à régler le
contournement du lac Baïkal. Les travaux, accélérés par les besoins de
la guerre contre le Japon, sont terminés et la ligne mise en service en
septembre 1904.
Il s'agit alors d'une ligne à une seule voie, d'où la nécessité de
stations nombreuses où parquer les trains pour permettre les
croisements. |
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16.000 lieues : le choix du terme "lieues"
comme celui du chiffre permettent à la fois de jouer avec les mots,
"être à mille lieues de" exprime le fait de ne pas penser à quelque
chose, de traduire autant l'éloignement dans le temps puisque cette
mesure a été supplantée par le système métrique, que dans l'espace, de
renforcer ainsi le caractère de conte posé par le début du premier vers
"En ce temps-là", de rattacher la question de l'espace à celle du temps
(16 ans / 16.000 lieues), de donner un tour hyperbolique à la formule
qui souligne ce double éloignement. Si "je" était identifiable à l'auteur, alors le récit se situerait en 1903, or le transsibérien (qui ne s'appelle pas ainsi) n'est complété qu'en 1904. Par ailleurs, le poète affirme aux vers 356-59, avoir été dans le premier train contournant le lac Baïkal, celui de septembre 1904 donc, alors qu'il n'était même pas arrivé en Russie, puisqu'il n'est à Saint-Petersbourg qu'en janvier 1905. Les 2 premiers vers "En ce temps-là" et les deux indications chiffrées devraient alerter le lecteur : le voyage va être aussi fantasmatique que celui du Bateau ivre de Rimbaud. Il n'est pas exclu, non plus, que ce parcours doive un certain nombre de ses caractéristiques au Michel Strogoff de Verne, le transsibérien suivant, à partir d'Ekaterinbourg, la même route que le courrier du Tzar, et comme lui s'enfonçant de plus en plus profondément dans un territoire où règnent la violence, les combats, les cadavres et la mort. |
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Ephèse
: le temple d'Artémis à Ephèse (ville grecque de l'Antiquité
aujourd'hui en territoire turc), considéré comme l'une des sept
merveilles du monde, a brûlé en -356. L'incendaire, un certain
Erostrate, a été condamné à être brûlé et toute mention de son nom
interdite sous peine de mort. Marcel Schwob lui a consacré une nouvelle
dans ses Vies imaginaires
(1896). Le thème du feu, ainsi posé dans les premiers vers, court tout le long du poème. |
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Place Rouge : en russe "Krasnaïa
Ploshad", place principale de Moscou, nommée ainsi pour la première
fois au XVIIe s. "Krasnaïa" = belle ; le mot, en russe
moderne, veut
aussi dire "rouge". Le choix de "rouge" est ici commandé par l'incendie
du temple qui précède. Henri Troyat, La Vie quotidienne sous le dernier Tsar, Hachette, 1959, p. 17 : "C'est seulement dans la seconde moitié du XVIIe siècle que la place du Kremlin, entourée de beaux édifices neufs, reçut le nom de Krasnaïa ploshad, autrement dit : la belle place. Auparavant elle s'appelait Pojarnaïa ploshad, ou place de l'Incendie, par allusion aux nombreux incendies qui détruisaient les bicoques en planches de cet endroit" |
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croustillé d'or : v.
croustiller = craquer agréablement sous le dent (pain, gâteau). Le
participe passé employé comme adjectif est une forme de néologisme dont
le sens paraît contaminé à la fois par celui d' "éparpillé" et celui de
"scintiller"
(sonorités finales similaires), si bien que le mot fait valise pour
évoquer d'un seul élan les idées de saupoudrage et de luminosité. |
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Novgorode
: Novgorod (Veliki Novgorod) est une ville russe, sur la Volga. Fondée
au VIIe s., elle perd son importance politique au profit de
Kiev. C'est en quelque sorte le berceau de la Russie. En 1242, menacée
par les
Chevaliers teutoniques, elle est sauvée par l'intervention d'Alexandre Nievski qui
imposera un lourd tribut à cette riche république de marchands. Elle
sauvegarde ses libertés jusqu'au XVe siècle, jusqu'à ce que Moscou s'empare d'elle, ferme tous ses établissements commerciaux et se mette à contrôler les échanges. Il existe une autre Novgorod (Nijny-Novogorod), à près de 400 km à l'est de Moscou et non à l'ouest, qui à partir du XIXe siècle devient une énorme place marchande, que décrit Verne dans Michel Strogoff. La Légende de Novgorode est le titre que donne Cendrars à ce qui aurait été sa première oeuvre, traduite en russe, et tirée à 14 exemplaires, à Saint Pétersbourg, en 1909. Le poète la fait figurer dans toutes ses bibliographies et en précise le contenu dans Le Lotissement du ciel, 1949 : "c'était, réminiscence de mes lectures de la geste des Slaves conquérants, l'histoire de la foire de Nijni-Novgorod, une espèce d'épopée cocasse et héroïque." [le nom renvoie au presque contemporain et non à la Novgorod liée à la geste des Slaves qui est nécessairement la vieille Novgorod] En 1995, un exemplaire de cette oeuvre apparaît en Bulgarie. Quelques années après, une universitaire russe démontre son caractère de supercherie littéraire non sans que le texte en ait été auparavant vendu fort cher à un amateur et publié, retraduit du russe, chez Fata Morgana. Un article très drôle sur Fabula rapporte les éléments de la polémique qui continue... |
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cunéiformes : l'adjectif caractérise
une des écritures les plus anciennes de l'humanité qui se répand au
cours du deuxième millénaire dans l'aire que nous appelons aujourd'hui
le Moyen Orient, à partir de la Mésopotamie qui l'invente. Si elle se
répand jusqu'au Caucase, elle n'a ici que valeur poétique de signes
gravés et mystérieux. Cette première partie du poème avant le départ du
train connote fortement l'origine, le passé, le temps d'un désir
violent qui aspire à rompre toutes les attaches. |
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albatros : le
choix de l'oiseau est une réminiscence du poème de Baudelaire qui porte ce titre et définit
la condition du poète, comme "Le tout dernier voyage" du vers 23 évoque
le dernier poème du recueil des Fleurs
du mal (éd. de 1861), intitulé "Le voyage" qui enjoint au poète de "Plonger dans
l'inconnu pour trouver du nouveau".
Ce n'est pas la seule réminiscence de Baudelaire et les deux adjectifs
"ardente et folle", qualifiant l'adolescence du poète, sont aussi dans
"Le voyage", ils caractérisent la voix qui s'adresse aux chercheurs de
chimères "Notre âme est un trois mâts cherchant son Icarie /[...] /"De
la hune, une voix, ardente folle, crie". |
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Christ : Il
s'agit,
naturellement, de la Révolution de 1905 (Cendrars n'est pas un prophète
et il sait très bien ce qu'il raconte en 1913). En janvier 1905, les
grévistes
de Saint Pétersbourg étaient accompagnés d'un pope, comme le rappellent
ces brèves, janvier 1905, de l'Illustration : "21.--Manifestation socialiste à
Riga.--A Saint-Pétersbourg, les journaux n'ont pas paru; 1.500
établissements sont fermés; 150.000 ouvriers chôment. Le soir, premiers
désordres, dans le faubourg d'Okhta. 22.--Conflits sanglants, à
Saint-Pétersbourg, entre les troupes et les grévistes qui veulent, le
pope Gapone à leur tête, apporter au tsar, au palais d'Hiver, une
pétition réclamant une constitution politique et énumérant des
revendications économiques. Le tsar est resté à Tsarskoïé-Sélo.
Nombreux tués et blessés.", on ne sait exactement combien. Le pope Gapone a mal fini. Convaincu d'avoir été un traître à la cause ouvrière et révolutionnaire, il fut exécuté en 1906, par un groupe de révolutionnaires, dont, depuis, l'authenticité est apparue comme douteuse. |
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Sibérie : pour en savoir plus sur cet immense territoire et sur les conditions de construction du transsibérien, écouter Concordance des Temps (Jean-Noël Jeannenet, France culture), émission du 23 juin 2018. |
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La
guerre russo-japonaise a
éclaté dans la nuit du 7 au 8 février 1904
quand les Japonais attaquent, sans déclaration de guerre, Port-Arthur
(aujourd'hui Lushukou dans la province du Liaoning, en Chine). Le
conflit se termine en 1905 par la victoire des Japonais et la signature
de la paix en septembre. Elle livre Port-Arthur aux Japonais qui
s'installent ainsi sur le continent. Pour plus de détails, voir dans Persée "nichi-rô senso", article sur la guerre russo-japonaise. |
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Amour : long fleuve qui marque
actuellement la frontière entre la Chine et la Russie. Le nom transcrit
les sons du terme bouriate "Amur" signifiant "boueux". En chinois
"Heilong tiang"
(fleuve du dragon noir), il donne son nom à la province qu'il arrose
avant de remonter vers la Russie et de se jeter dans le golfe de
Sakhaline, en face de l'île de même nom qui a longtemps servi de bagne
et sur laquelle Tchekov a longuement écrit. |
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Sheffield : ville anglaise ayant
une importante industrie sidérurgique. C'est là qu'est inventé l'acier
inoxydable au XIXe siècle. |
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Malmoe : ville du sud de la Suède,
important port de commerce. Le
fait qu'il y existe une industrie navale est peut-être à mettre en
relation avec les planches des cercueils, lesquels sont une autre sorte
de moyen de transport vers l'ailleurs. Peut-être faut-il aussi prêter
attention aux sonorités du mot qui contient à la fois "mal" et "mo" à
entendre "mot" ou "maux". Toutes ces évocations tissent ensemble la vie et la mort, y compris la relation femme-cercueil, souvenir sans doute de la "femme fatale" dont la poésie symboliste a longuement développé le thème à la fin du XIXe siècle comme au début du XXe. |
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le voyageur en bijouterie : le
personnage réapparaît dans Vol à
voile (1932) doté d'un nom, Rogovine, et
d'exceptionnelles qualités de négociateur et d'aventurier, entraînant
le jeune Blaise dans des lieux improbables et des transactions
merveilleusement fantasmatiques (cf. Oeuvres
autobiographiques complètes, Pléiade, volume 1, pp. 35-43) |
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Kharbine
(aujourd'hui Haerbin, capitale du Heilongjiang, en Chine). La ville est
récente,
au moment de la rédaction du poème, elle avait à peine 15 ans, ayant
été construite par les Russes en 1898 pour devenir un noeud
ferroviaire.
Elle était le dernier arrêt avant Vladivostock. A la fin de la guerre
russo-japonaise, il faut envisager un autre parcours pour atteindre
Vladivostock, c'est l'actuel tracé du transsibérien. |
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coupé
: nom masculin, partie antérieure d'un wagon de chemin de fer, ne
contenant qu'une seule banquette. C'est une manière luxueuse de voyager. |
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Pforzheim : ville allemande de la
forêt noire. Centre de bijouterie et d'horlogerie. Dans Vol à voile (1932), le narrateur
affirme "J'avais rencontré Rogovine au buffet de la gare de Pforzheim." |
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browning : pistolet automatique à
chargeur inventé par John Moses Browning, au début du XXe
siècle. L'arme
est indice de modernité, le mot apparaît dans le Larousse en 1906. |
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Golconde : ancienne cité forteresse
de l'Inde, aux trésors légendaires, détruite en 1688. La ville
exploitait une mine de diamants, ce qui a sans doute alimenté les
légendes sur son infinie richesse. |
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les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué
les saltimbanques : l'épisode évoqué mêle le souvenir de deux
romans de Jules Verne, César Cascabel
(1890) et Claudius Bombarnac
(1893).
Dans le premier roman, il y a bien un projet d'attaque, dans les
montagnes de l'Oural, contre ces saltimbanques
qui ont traversé les USA, puis passé le détroit de Behring pour
rejoindre l'Europe à travers la Sibérie, en compagnie du comte Narkine,
prisonnier politique évadé. Mais les voleurs ne pourront le mener à
bien, contrés par l'habileté du chef de la troupe, César Cascabel, et
la mansuétude du Tzar, Alexandre II qui, en graciant les prisonniers
politiques, lui laisse les mains libres pour faire arrêter les bandits.
Par ailleurs, dans le même roman, les saltimbanques ont bien été
dépouillés, sans attaque il est vrai, dans la Sierra Nevada, aux USA. Dans le second, il y a une attaque de pilleurs de train, un train qui relie la mer Caspienne à Pékin, le transasiatique, mais pas de saltimbanques, et naturellement pas davantage d'Oural à franchir. |
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khoungouzes : ou Toungouses =
populations mongoles perçues comme essentiellement pillardes au début
du XXe siècle (cf. Le Petit Journal
qui, le 12 mars 1905, en fait un portrait accablant: "ces grands
diables aux faces huileuses qui portent leurs cheveux tordus en chignon
au sommet de la tête"). Aujourd'hui, les informations sont plus
précises : "Selon les époques, « toungouse » désigne dans les sources
russes et occidentales, tantôt les Évenks uniquement, tantôt les Évenks
et un peuple cousin — les Evènes, tout deux essentiellement éleveurs de
rennes et chasseurs" (cf. les travaux d'Alexandra Lavrillier) Boxers : nom donné par les Anglais à une société secrète chinoise, en raison de la pratique d'un art martial qui leur rappelait la boxe, branche du Lotus Blanc, et portant le nom de "Yi he tuan" (poings de justice et de concorde) fondée en 1770. Les Boxers provoquent, à partir de 1898, une révolte contre les Occidentaux. En 1900, ils attaquent les légations à Pékin et massacrent ce qui leur tombe sous la main. La révolte est écrasée par un corps expéditionnaire international qui assiège Pékin pendant, quand même, 55 jours. Il s'agit de personnages effrayants pour l'imaginaire occidental. La Chine paiera lourdement, à l'Occident, cette révolte. Le Grand-Lama ou Dalaï-Lama ("lama" = maître, celui qui est sans supérieur) est le chef religieux suprême des Tatars (Tartares) ou Mongols, comme aussi des Thibétains, puisque ces populations partagent une même conception du bouddhisme, que nous appelons "tantrisme". Il est évident qu'ici ce qui amuse surtout Cendrars c'est l'opposition "petit" et "grand", sans compter l'homonymie avec le "lama", animal andin. L'imaginaire occidental attribuait un pouvoir absolu au Grand Lama sur ses adeptes. Ali Baba et les quarante voleurs, l'un des plus connus parmi les contes rassemblés dans les Mille et une nuits ; Ali Baba étant en l'occurrence un voleur qui vole des voleurs. terrible Vieux de la montagne : personnage historique devenu légendaire (en réalité, sept "vieux" se sont succédé au fil du temps). Il organise un groupe de tueurs (Assassins ou Haschichins dans la légende parce qu'on les croyait sous l'influence de la drogue) dans un cadre de luttes religieuses et politiques, au Moyen Orient, au XIe s. La montagne est Alamut (Nord-Ouest de l'Iran contemporain). La forteresse est détruite par les Mongols en 1255. (Cf. Polastron, Livres en feu, 2004) |
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La "moëlle chemin-de-fer" des psychiatres américains
: le poète souligne doublement l'expression avec les guillemets et
l'italique. Il n'est pas interdit d'y lire une référence ironique.
Christine Le Qellec Cottier (Poésies complètes, volume 1, Denoël) attribue à Max Nordeau (Dégénérescence,
traduction française, 1894) la traduction par "moëlle
épinière chemin-de-fer" de l'expression "Railway spine", terme inventé par un
médecin londonien (1866) pour désigner les symptômes (dépression,
désordres sensoriels, douleurs dorsales, etc.) de certains patients
pourtant sortis indemnes d'un accident de chemin de fer. La tristesse
de l'enfant succédant à son enthousiasme serait à mettre sur le compte
de trop de vitesse, de modernité, d'une anxiété liée à la solitude ou
au fait ne pas savoir encore "aller jusqu'au bout". |
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Ferlin : monnaie médiévale de très
peu de valeur, encore moins que la maille conservée dans l'expression
"ni sou ni maille" ; on la trouve dans le Tristan et Yseut de Béroul. Il y a
donc une sorte d'oxymore dans l'association "ferlin" et "or". |
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froissis : bruit que produisent des
choses qui se froissent (Littré) |
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"Du fond de mon
coeur" : le vers 115 est le premier d'une série de 5 quatrains,
mis en valeur dans l'édition originale par l'utilisation de
capitales, qui commencent et se terminent en construisant un
chiasme:" Du fond de mon coeur des larmes me viennent / Que les larmes
me viennent si je pense à son coeur." L'utilisation des mêmes
mots, le changement du possessif, le passage de l'unité à la dualité
(mon/me — je/son) manifestent la transformation qu'ils sont chargés
d'opérer. Ces quatrains définissent la "muse" du poète, autrement dit
sa poésie. Elle s'est singulièrement appauvrie depuis Baudelaire, mais
comme elle, ne pleure, ni ne rit. Elle a sans doute aussi fréquenté
Rimbaud, car c'est une enfant trouvée dans un bordel et Rimbaud
entamait sa Saison en enfer
par ces mots "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux — et je l'ai
trouvée amère.— Et je l'ai injuriée." Elle a toutefois conservé le
caractère de "lys" (pâleur, blondeur, tout ce qui connote la
fragilité) que le même Rimbaud prêtait à Ophélie "La blanche Ophélia
flotte comme un grand lys". Son
absence de corps, sa pauvreté, sa gaucherie, se traduisent aussi dans
les rythmes bancals qui oscillent autour de l'alexandrin. Son évocation
est, par ailleurs, inscrite dans une succession d'antithèses. Ainsi, les
vers "anciens" (cf. vers 9) ne conduisent nulle part. Aussi, faut-il
chercher une autre poésie, dans une musique dissonante que les vers
suivants vont exposer, exploser jusqu'à ce que les vers 157-161, eux
aussi en capitales, mais en italiques, fassent rebondir le poème dans
une nouvelle prosodie. |
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Auteuil et
Longchamp sont les hippodromes de Paris. |
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Montmartre : en 1912-1913, ce
quartier de Paris abrite, dans une maison plutôt misérable, dite le Bateau-Lavoir, un certain nombre de peintres qui
sont en train d'inventer la peinture du XXe siècle. Picasso,
lui-même, y
a habité jusqu'en 1909. Ils attirent dans le quartier leurs amis
écrivains, Apollinaire par exemple, musiciens, etc. C'est aussi un
quartier pour noctambules, les salles de spectacle ou de bal, les
cabarets y étant nombreux, ainsi du Lapin
agile, évoqué au vers 443, cabaret existant depuis 1860, qui a
appartenu un temps à Aristide Bruant, et que fréquentaient tous les
peintres et poètes amis de Cendrars. Le quartier se situe sur une
colline, d'où l'abréviation la Butte
pour la Butte Montmartre. A son sommet a été construite, dans les
années 1880, une basilique, le Sacré-Coeur,
grâce à une souscription nationale. Le choix de l'archevêché de Paris
n'a rien d'innocent, c'est l'emplacement exact où débuta la Commune de
Paris (1871) et il s'agissait bien d'en effacer jusqu'au souvenir. |
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accordéon
: dans la première édition le mot était "harmonica" (et peut-être
s'agissait-il d'un germanisme), l'image en était
d'autant plus étrange puisque l'instrument ne peut ni s'étirer, ni se
retirer, mais évoquait, mieux que l'accordéon (qui ne peut s'utiliser
qu'ainsi), en raison de sa proximité avec le mot "harmonie", le
caractère dissonant de la musique produite, caractère renforcé par les
mots "sadique" et "tourmente". |
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orage sous le crâne d'un sourd :
les lecteurs de Victor Hugo auront reconnu le titre réécrit de l'un des
chapitres les plus connus des Misérables
"Tempête sous un crâne". |
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"Tomsk Tcheliabinsk
Kainsk
Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune" : cette
liste de dix noms propres semble donner une succession de gares
ferrovières accréditant l'image d'un voyage réel, les sonorités en sont
aussi russes que possible mais mêlent de réelles villes de Sibérie dont
la transcription graphique peut prêter à confusion (Tomsk,
Kainsk, Taïchet, Verkné-Oudinsk qui est une seule ville et non deux
comme l'absence de trait d'union semble le faire croire, Kourgane),
d'autres comme Tcheliabinsk ou
Samara qui sont beaucoup plus proches de Moscou, Samara à 800 km et la
première à 1500 km aux pieds de l'Oural
; l'Obi est un fleuve ; quant à Pensa-Touloune, le nom semble être une
invention de
Cendrars, peut-être un jeu de mot, comme Hugo en inventait à l'occasion
(Jérimadet : j'ai rime à d), "pense à Touloun" où "touloune" pourrait
transcrire Tulun, ville de la région d'Irkoutsk, peut-être provoqué par
le son "tou" de Tulun pour conduire à "pense à tout". Le voyage est
plus musical que ferrovière en réalité et joue sur les allitérations et
les assonances pour créer une tonalité exotique. Le vers n'en est pas
moins à l'image du poème tout entier, une linéarité qui absorbe un
espace éclaté, dispersé. Des détails tout à fait intéressants sur la ligne entre Irkoutsk et la Mandchourie dans un article d'un géographe, Jules Legras, publié en 1903 dans les Annales de géographie. |
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gouges : nom féminin, Littré le
définit comme "vieilli qui, dans le Languedoc d'où il
paraît provenir, signifie servante, et qui en français signifie femme
ou fille avec un sens très familier et quelquefois de dénigrement." On
le trouve chez Baudelaire (dans 'Danse macabre", en particulier) aussi bien que
chez Rimbaud. |
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Rousseau, Henri dit Le Douanier Rousseau
(1844-1910). N'a jamais été au Mexique bien qu'il l'ait raconté. A
peint
nombre de ses toiles à partir de photos trouvées dans les journaux.
Apollinaire
et ses amis se sont beaucoup intéressé à lui. Mais Alfred Jarry, par
exemple, avait acheté deux de ses toiles pour les placer dans son musée
des horreurs. Sa peinture ne manque pourtant pas de force. |
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samowar : généralement orthographié
samovar.
"Bouilloire en usage en Russie et dans les pays voisins, composée d'un
réchaud à charbon de bois, à pétrole ou électrique, surmonté d'une
petite chaudière munie d'un robinet dans le bas, permettant de disposer
en permanence d'eau bouillante pour les usages domestiques" (TLF) C'est
le symbole même de la famille et de la vie domestique ; en Russie, pas
de foyer
sans samovar. |
||
Oufa : ville de Russie, capitale de
La Bachkrinie, à l'ouest de l'Oural, à environ 1300 km de Moscou ; Grodno,
dans le vers suivant se situe au sud-ouest de Moscou, proche de la
frontière polonaise avec la Tchéquie. Les évocations toponymiques ici s'inscrivent dans
l'a-rebours
à l'instar de l'horloge de Prague dont il sera question au vers 312. |
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Saint-Barthélémy : nuit du 23 au 24
août 1572, massacre des Protestants à Paris. Au vers suivant, Bruges-la-morte
est le titre d'un roman (1892) de Georges Rodenbach (1855-1898), poète
symboliste, consacré à la ville de Bruges en Belgique qui devient
ensuite quasiment un cliché pour évoquer cette ville. |
||
campanes : < it. : campana/
campanella = cloche. |
||
carambole : terme de billard,
désigne la boule rouge et par extension les parties de billard où ne
comptent que les points faits avec cette boule. De ce jeu dérive le
terme "carambolage" qui passe du billard à la vie quotidienne pour
désigner les heurts, les chocs. A partir du vers 319, avec les "échecs" jusqu'au vers 341 le poème progresse par association d'idées et de sons. Les échecs engendrent le "tric trac" (un jeu nommé à partir d'une onomatopée), qui engendre le billard, de la carambole on passe à le parabole par association de sons qui passe à Archimède (philosophe et mathématicien grec, -287/-212, né et mort, assassiné, à Syracuse, Sicile actuelle, Grande Grèce à son époque) par association d'idées, etc. |
||
Titanic : paquebot britannique qui
fait naufrage dans la nuit du 15 au 16 février 1912, après avoir heurté
un iceberg. Catastrophe maritime sans précédent puisqu'elle fait 1500
morts. |
||
Chagall, Marc. Peintre, graveur et sculpteur, d'origine russe
(1887-1985). Lorsqu'il s'installe à Paris en 1910, il est très proche
du cercle des amis d'Apollinaire et Cendrars. |
||
Comme dit Guillaume Apollinaire : les deux vers sont repris du début du cinquième poème dans l'ensemble des neuf qui composent "Fiançailles" (1907), l'ensemble est ensuite intégré dans Alcools (1913). |
||
Kouropatkine,
Alexei Nicolaievitch
(1848-1925). Général russe, un temps ministre de la guerre, puis
généralissime pendant la guerre russo-japonaise. Il doit démissionner
après la défaite de Moukden et, accusé d'être l'un de ses responsables,
écrivit un certain nombre de mémoires pour sa défense. Il ne
semble pas avoir écrit de Mémoires,
à proprement parler.
En 1904, voilà comment le présentait Georges Bourdon dans son livre
Entretien avec Tolstoï : "Pour chef, on donna à l’armée de Mandchourie
le propre ministre de la guerre, le général Kouropatkine, capitaine
sérieux, réfléchi, méthodique et hardi à la fois..." |
||
Irkoutsk : ville de
Sibérie, au sud-ouest du lac Baïkal (à plus de 5000 km de Moscou) ;
fondée au XVIIe, elle a servi au cours du XIXe
siècle de ville de l'exil
pour le régime tsariste. Elle est, dans Michel Strogoff
(1876) de Jules Verne, la ville
que doit atteindre à tout prix le héros au milieu d'une attaque
tartare.
Entre Tomsk et Irkoutsk, les signes de la guerre, villages brûlés,
cadavres, espaces dévastés, se multiplient devant le courrier du tzar.
La voie suivie par Michel Strogoff est celle que suit la voie ferrée
depuis Ekaterinbourg jusqu'à Irkoutsk. |
||
lac Baïkal
: immense lac de Sibérie (636 km de long sur environ 46 km de largeur).
Pendant ses premiers temps, le transssibérien s'arrête à Irkoutsk,
et les voyageurs sont transbordés sur l'autre rive en bac. En hiver,
des rails étaient posés sur la surface gelée. Pendant la guerre
russo-japonaise, les travaux sont accélérés et la voie qui contourne le
Baïkal par le sud est inaugurée en septembre 1904. Les trois vers de
Cendrars évoquent assez irrésistiblement un article de journal, comme
il pouvait s'en écrire dans L'Illustration
ou Le Petit journal. |
||
Talga
: ville non identifiée. Il y a un monastère de Tolga près de
Saint-Pétersbourg et une ville de Talgat en Suisse. Toujours dans le
cadre de l'explosion spatiale, Krasnoïarsk
se situe sur la ligne certes, mais environ 1000 km à l'ouest
d'Irkoutsk, alors que Khilok
est sur la frontière chinoise, 700 km à l'est d'Irkoutsk. |
||
Tchita : ville de Sibérie, 800 km
environ à l'est d'Irkoutsk |
||
Gobi
: le désert, situé entre le sud de la Mongolie et la Chine, est très
éloigné du tracé du train. |
||
Khaïlar : village de Mandchourie devenue station ferrovière pour le transmongolien. | ||
vieilles maisons : ces trois vers sont peut-être un souvenir du début de la description de la cour des miracles vue par le poète Gringoire dans Notre-Dame de Paris
(Hugo, 1831) : "Le rayonnement chancelant et pauvre des feux
permettaient à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à
l'entour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons
dont les façades vermoulues, ratatinées, rabougries, percées chacune
d'une ou deux lucarnes éclairées, lui semblaient dans l'ombre
d'enormes têtes de vieilles femmes, rangées en cercle, monstrueuses et
rechignées, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux." (II, 6) |
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couleur
jaune : Charpentier,
dans les années 1840, invente la "collection", regroupant auteurs et
titres sous une même couverture (même couleur jaune, graphisme
identique) ; sa maison d'édition sera reprise à la fin du XIXe
siècle
par Fasquelle qui continuera d'éditer la "bilbiothèque Charpentier"
sous la même couverture. Mais cette couleur jaune est beaucoup plus
ancienne puisque Musset en fait déjà état dans Les Lettres de Dupuis et
Cotonet,
1836 : "Les romans intimes sont comme tous les autres ; ils ont deux
volumes in-octavo, beaucoup de blanc ; il y est question d'adultère, de
marasme, de suicides, avec force archaïsmes et néologisme ; ils ont une
couverture jaune et ils coûtent quinze francs." Fasquelle n'est d'ailleurs pas le seul à user de la couleur jaune, le Mercure de France aussi. |
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marchands de couleur
: droguistes actuels, c'est-à-dire marchands de produits d'entretien,
de "produits de ménage", de quincaillerie. A l'origine, comme on peut
le voir sur une photographie du début du siècle, prise rue de
la Goutte d'or, à Paris, les marchands de couleurs fournissaient leur
matériel aux peintres. |
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Jeanne, vers
ajouté dans l'édition Denoël de 1947 |
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La Tour = La Tour Eiffel qui, après
avoir suscité une polémique lors de sa
construction devient pour les poètes et peintres des années 1910, le
manifeste de la modernité ; la roue est sans doute à rattacher à la Grande Roue construite pour l'Exposition
universelle de 1900 (et démolie en 1937), mais aussi à l'image que développe Vigny dans "Paris" (1831, dans Poèmes antiques et modernes), "vivante Roue" (vers 44) qui meut le monde. Les deux évocations sont, à travers celle du gibet, ambivalentes,
puisqu'elles évoquent tout autant le divertissement que les supplices,
le présent que le passé. Par ailleurs, l'image du "Grand gibet"
pourrait actualiser l'évocation du gibet de Montfaucon dans "La ballade
des pendus" de Villon, à travers l'architecture du palais du Trocadéro
(construit en 1878, démoli en 1937), avec sa ligne horizontale entre
les deux tours (merci à Alain Ruhlmann pour cette information). Mais
Paris (avec son unique Tour, ses autobus) s'oppose, dans son
caractère contemporain, présent, moderne, à l'évocation enfantine et
magique de Moscou au début du poème. Il y a, d'ailleurs, dans cette
dernière partie, bien des points communs avec "Zone"
d'Apollinaire, écrit au même moment. |