La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, Blaise Cendrars, 1913

coquillage


transsibérien : ligne de chemin de fer russe qui va de Moscou à Vladivostock, sur la mer du Japon, en traversant toute la Sibérie et en contournant le lac Baïkal. Sa construction a été envisagée dès 1860 (ce qui permet à Verne dans Michel Strogoff d'en évoquer le projet) et mise à l'étude en 1875. En 1888, le train va jusqu'à Oufa et en 1891, son prolongement est annoncé jusqu'à Vladivostock. En 1904, la ligne fonctionnait mais restait à régler le contournement du lac Baïkal. Les travaux, accélérés par les besoins de la guerre contre le Japon, sont terminés et la ligne mise en service en septembre 1904. Il s'agit alors d'une ligne à une seule voie, d'où la nécessité de stations nombreuses où parquer les trains pour permettre les croisements.


16.000 lieues : le choix du terme "lieues" comme celui du chiffre permettent à la fois de jouer avec les mots, "être à mille lieues de" exprime le fait de ne pas penser à quelque chose, de traduire autant l'éloignement dans le temps puisque cette mesure a été supplantée par le système métrique, que dans l'espace, de renforcer ainsi le caractère de conte posé par le début du premier vers "En ce temps-là", de rattacher la question de l'espace à celle du temps (16 ans / 16.000 lieues), de donner un tour hyperbolique à la formule qui souligne ce double éloignement.
Si "je" était identifiable à l'auteur, alors le récit se situerait en 1903, or le transsibérien (qui ne s'appelle pas ainsi) n'est complété qu'en 1904. Par ailleurs, le poète affirme aux vers 356-59, avoir été dans le premier train contournant le lac Baïkal, celui de septembre 1904 donc, alors qu'il n'était même pas arrivé en Russie, puisqu'il n'est à Saint-Petersbourg qu'en janvier 1905. Les 2 premiers vers "En ce temps-là" et les deux indications chiffrées devraient alerter le lecteur : le voyage va être aussi fantasmatique que celui du Bateau ivre de Rimbaud.
Il n'est pas exclu, non plus, que ce parcours doive un certain nombre de ses caractéristiques au Michel Strogoff de Verne, le transsibérien suivant, à partir d'Ekaterinbourg, la même route que le courrier du Tzar, et comme lui s'enfonçant de plus en plus profondément dans un territoire où règnent la violence, les combats, les cadavres et la mort.


Ephèse : le temple d'Artémis à Ephèse (ville grecque de l'Antiquité aujourd'hui en territoire turc), considéré comme l'une des sept merveilles du monde, a brûlé en -356. L'incendaire, un certain Erostrate, a été condamné à être brûlé et toute mention de son nom interdite sous peine de mort. Marcel Schwob lui a consacré une nouvelle dans ses Vies imaginaires (1896).
Le thème du feu, ainsi posé dans les premiers vers, court tout le long du poème.


Place Rouge : en russe "Krasnaïa Ploshad", place principale de Moscou, nommée ainsi pour la première fois au XVIIe s. "Krasnaïa" = belle ; le mot, en russe moderne, veut aussi dire "rouge". Le choix de "rouge" est ici commandé par l'incendie du temple qui précède.
Henri Troyat, La Vie quotidienne sous le dernier Tsar, Hachette, 1959, p. 17 : "C'est seulement dans la seconde moitié du XVIIe siècle que la place du Kremlin, entourée de beaux édifices neufs, reçut le nom de Krasnaïa ploshad, autrement dit : la belle place. Auparavant elle s'appelait Pojarnaïa ploshad, ou place de l'Incendie, par allusion aux nombreux incendies qui détruisaient les bicoques en planches de cet endroit"


croustillé d'or :  v. croustiller = craquer agréablement sous le dent (pain, gâteau). Le participe passé employé comme adjectif est une forme de néologisme dont le sens paraît contaminé à la fois par celui d' "éparpillé" et celui de "scintiller" (sonorités finales similaires), si bien que le mot fait valise pour évoquer d'un seul élan les idées de saupoudrage et de luminosité.


Novgorode : Novgorod (Veliki Novgorod) est une ville russe, sur la Volga. Fondée au VIIe s., elle perd son importance politique au profit de Kiev. C'est en quelque sorte le berceau de la Russie. En 1242, menacée par les Chevaliers teutoniques, elle est sauvée par l'intervention d'Alexandre Nievski qui imposera un lourd tribut à cette riche république de marchands. Elle sauvegarde ses libertés jusqu'au XVe siècle, jusqu'à ce que Moscou s'empare d'elle, ferme tous ses établissements commerciaux et se mette à contrôler les échanges.
Il existe une autre Novgorod (Nijny-Novogorod), à près de 400 km à l'est de Moscou et non à l'ouest, qui à partir du XIXe siècle devient une énorme place marchande, que décrit Verne dans Michel Strogoff.
La Légende de Novgorode est le titre que donne Cendrars à ce qui aurait été sa première oeuvre, traduite en russe, et tirée à 14 exemplaires, à Saint Pétersbourg, en 1909. Le poète la fait figurer dans toutes ses bibliographies et en précise le contenu dans Le Lotissement du ciel, 1949 : "c'était, réminiscence de mes lectures de la geste des Slaves conquérants, l'histoire de la foire de Nijni-Novgorod, une espèce d'épopée cocasse et héroïque." [le nom renvoie au presque contemporain et non à la Novgorod liée à la geste des Slaves qui est nécessairement la vieille Novgorod]
En 1995, un exemplaire de cette oeuvre apparaît en Bulgarie. Quelques années après, une universitaire russe démontre son caractère de supercherie littéraire non sans que le texte en ait été auparavant vendu fort cher à un amateur et publié, retraduit du russe, chez Fata Morgana. Un article très drôle sur Fabula rapporte les éléments de la polémique qui continue...


cunéiformes : l'adjectif caractérise une des écritures les plus anciennes de l'humanité qui se répand au cours du deuxième millénaire dans l'aire que nous appelons aujourd'hui le Moyen Orient, à partir de la Mésopotamie qui l'invente. Si elle se répand jusqu'au Caucase, elle n'a ici que valeur poétique de signes gravés et mystérieux. Cette première partie du poème avant le départ du train connote fortement l'origine, le passé, le temps d'un désir violent qui aspire à rompre toutes les attaches.


albatros : le choix de l'oiseau est une réminiscence du poème de Baudelaire qui porte ce titre et définit la condition du poète, comme "Le tout dernier voyage" du vers 23 évoque le dernier poème du recueil des Fleurs du mal (éd. de 1861), intitulé "Le voyage" qui enjoint au poète de "Plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau". Ce n'est pas la seule réminiscence de Baudelaire et les deux adjectifs "ardente et folle", qualifiant l'adolescence du poète, sont aussi dans "Le voyage", ils caractérisent la voix qui s'adresse aux chercheurs de chimères "Notre âme est un trois mâts cherchant son Icarie /[...] /"De la hune, une voix, ardente folle, crie".


Christ : Il s'agit, naturellement, de la Révolution de 1905 (Cendrars n'est pas un prophète et il sait très bien ce qu'il raconte en 1913). En janvier 1905, les grévistes de Saint Pétersbourg étaient accompagnés d'un pope, comme le rappellent ces brèves, janvier 1905, de l'Illustration : "21.--Manifestation socialiste à Riga.--A Saint-Pétersbourg, les journaux n'ont pas paru; 1.500 établissements sont fermés; 150.000 ouvriers chôment. Le soir, premiers désordres, dans le faubourg d'Okhta.  22.--Conflits sanglants, à Saint-Pétersbourg, entre les troupes et les grévistes qui veulent, le pope Gapone à leur tête, apporter au tsar, au palais d'Hiver, une pétition réclamant une constitution politique et énumérant des revendications économiques. Le tsar est resté à Tsarskoïé-Sélo. Nombreux tués et blessés.", on ne sait exactement combien.
Le pope Gapone a mal fini. Convaincu d'avoir été un traître à la cause ouvrière et révolutionnaire, il fut exécuté en 1906, par un groupe de révolutionnaires, dont, depuis, l'authenticité est apparue comme douteuse.


Sibérie : pour en savoir plus sur cet immense territoire et sur les conditions de construction du transsibérien, écouter Concordance des Temps (Jean-Noël Jeannenet, France culture), émission du 23 juin 2018.


La guerre russo-japonaise a éclaté dans la nuit du 7 au 8 février 1904 quand les Japonais attaquent, sans déclaration de guerre, Port-Arthur (aujourd'hui Lushukou dans la province du Liaoning, en Chine). Le conflit se termine en 1905 par la victoire des Japonais et la signature de la paix en septembre. Elle livre Port-Arthur aux Japonais qui s'installent ainsi sur le continent. Pour plus de détails, voir dans Persée "nichi-rô senso", article sur la guerre russo-japonaise.


Amour : long fleuve qui marque actuellement la frontière entre la Chine et la Russie. Le nom transcrit les sons du terme bouriate "Amur" signifiant "boueux". En chinois "Heilong tiang" (fleuve du dragon noir), il donne son nom à la province qu'il arrose avant de remonter vers la Russie et de se jeter dans le golfe de Sakhaline, en face de l'île de même nom qui a longtemps servi de bagne et sur laquelle Tchekov a longuement écrit.


Sheffield : ville anglaise ayant une importante industrie sidérurgique. C'est là qu'est inventé l'acier inoxydable au XIXe siècle.


Malmoe : ville du sud de la Suède, important port de commerce. Le fait qu'il y existe une industrie navale est peut-être à mettre en relation avec les planches des cercueils, lesquels sont une autre sorte de moyen de transport vers l'ailleurs. Peut-être faut-il aussi prêter attention aux sonorités du mot qui contient à la fois "mal" et "mo" à entendre "mot" ou "maux".
Toutes ces évocations tissent ensemble la vie et la mort, y compris la relation femme-cercueil, souvenir sans doute de la "femme fatale" dont la poésie symboliste a longuement développé le thème à la fin du XIXe siècle comme au début du XXe.


le voyageur en bijouterie : le personnage réapparaît dans Vol à voile (1932) doté d'un nom, Rogovine, et d'exceptionnelles qualités de négociateur et d'aventurier, entraînant le jeune Blaise dans des lieux improbables et des transactions merveilleusement fantasmatiques (cf. Oeuvres autobiographiques complètes, Pléiade, volume 1, pp. 35-43)


Kharbine (aujourd'hui Haerbin, capitale du Heilongjiang, en Chine). La ville est récente, au moment de la rédaction du poème, elle avait à peine 15 ans, ayant été construite par les Russes en 1898 pour devenir un noeud ferroviaire. Elle était le dernier arrêt avant Vladivostock. A la fin de la guerre russo-japonaise, il faut envisager un autre parcours pour atteindre Vladivostock, c'est l'actuel tracé du transsibérien.


coupé : nom masculin, partie antérieure d'un wagon de chemin de fer, ne contenant qu'une seule banquette. C'est une manière luxueuse de voyager.


Pforzheim : ville allemande de la forêt noire. Centre de bijouterie et d'horlogerie. Dans Vol à voile (1932), le narrateur affirme "J'avais rencontré Rogovine au buffet de la gare de Pforzheim."


browning : pistolet automatique à chargeur inventé par John Moses Browning, au début du XXe siècle. L'arme est indice de modernité, le mot apparaît dans le Larousse en 1906.


Golconde : ancienne cité forteresse de l'Inde, aux trésors légendaires, détruite en 1688. La ville exploitait une mine de diamants, ce qui a sans doute alimenté les légendes sur son infinie richesse.


les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les saltimbanques : l'épisode évoqué mêle le souvenir de deux romans de Jules Verne, César Cascabel (1890) et Claudius Bombarnac (1893). Dans le premier roman, il y a bien un projet d'attaque, dans les montagnes de l'Oural, contre ces saltimbanques qui ont traversé les USA, puis passé le détroit de Behring pour rejoindre l'Europe à travers la Sibérie, en compagnie du comte Narkine, prisonnier politique évadé. Mais les voleurs ne pourront le mener à bien, contrés par l'habileté du chef de la troupe, César Cascabel, et la mansuétude du Tzar, Alexandre II qui, en graciant les prisonniers politiques, lui laisse les mains libres pour faire arrêter les bandits. Par ailleurs, dans le même roman, les saltimbanques ont bien été dépouillés, sans attaque il est vrai, dans la Sierra Nevada, aux USA.
Dans le second, il y a une attaque de pilleurs de train, un train qui relie la mer Caspienne à Pékin, le transasiatique, mais pas de saltimbanques, et naturellement pas davantage d'Oural à franchir.


khoungouzes : ou Toungouses = populations mongoles perçues comme essentiellement pillardes au début du XXe siècle  (cf. Le Petit Journal qui, le 12 mars 1905, en fait un portrait accablant: "ces grands diables aux faces huileuses qui portent leurs cheveux tordus en chignon au sommet de la tête"). Aujourd'hui, les informations sont plus précises : "Selon les époques, « toungouse » désigne dans les sources russes et occidentales, tantôt les Évenks uniquement, tantôt les Évenks et un peuple cousin — les Evènes, tout deux essentiellement éleveurs de rennes et chasseurs" (cf. les travaux d'Alexandra Lavrillier)
Boxers : nom donné par les Anglais à une société secrète chinoise, en raison de la pratique d'un art martial qui leur rappelait la boxe, branche du Lotus Blanc, et portant le nom de "Yi he tuan" (poings de justice et de concorde) fondée en 1770. Les Boxers provoquent, à partir de 1898, une révolte contre les Occidentaux. En 1900, ils attaquent les légations à Pékin et massacrent ce qui leur tombe sous la main. La révolte est écrasée par un corps expéditionnaire international qui assiège Pékin pendant, quand même, 55 jours. Il s'agit de personnages effrayants pour l'imaginaire occidental. La Chine paiera lourdement, à l'Occident, cette révolte.
Le Grand-Lama ou Dalaï-Lama ("lama" = maître, celui qui est sans supérieur) est le chef religieux suprême des Tatars (Tartares) ou Mongols, comme aussi des Thibétains, puisque ces populations partagent une même conception du bouddhisme, que nous appelons "tantrisme". Il est évident qu'ici ce qui amuse surtout Cendrars c'est l'opposition "petit" et "grand", sans compter l'homonymie avec le "lama", animal andin. L'imaginaire occidental attribuait un pouvoir absolu au Grand Lama sur ses adeptes.
Ali Baba et les quarante voleurs, l'un des plus connus parmi les contes rassemblés dans les Mille et une nuits ; Ali Baba étant en l'occurrence un voleur qui vole des voleurs.
terrible Vieux de la montagne : personnage historique devenu légendaire (en réalité, sept "vieux" se sont succédé au fil du temps). Il organise un groupe de tueurs (Assassins ou Haschichins dans la légende parce qu'on les croyait sous l'influence de la drogue) dans un cadre de luttes religieuses et politiques, au Moyen Orient, au XIe s. La montagne est Alamut (Nord-Ouest de l'Iran contemporain). La forteresse est détruite par les Mongols en 1255. (Cf. Polastron, Livres en feu, 2004)


La "moëlle chemin-de-fer" des psychiatres américains : le poète souligne doublement l'expression avec les guillemets et l'italique. Il n'est pas interdit d'y lire une référence ironique. Christine Le Qellec Cottier (Poésies complètes, volume 1, Denoël) attribue à Max Nordeau (Dégénérescence, traduction française, 1894) la traduction par "moëlle épinière chemin-de-fer" de  l'expression "Railway spine", terme inventé par un médecin londonien (1866) pour désigner les symptômes (dépression, désordres sensoriels, douleurs dorsales, etc.) de certains patients pourtant sortis indemnes d'un accident de chemin de fer. La tristesse de l'enfant succédant à son enthousiasme serait à mettre sur le compte de trop de vitesse, de modernité, d'une anxiété liée à la solitude ou au fait ne pas savoir encore "aller jusqu'au bout".


Ferlin : monnaie médiévale de très peu de valeur, encore moins que la maille conservée dans l'expression "ni sou ni maille" ; on la trouve dans le Tristan et Yseut de Béroul. Il y a donc une sorte d'oxymore dans l'association "ferlin" et "or".


froissis : bruit que produisent des choses qui se froissent (Littré)


"Du fond de mon coeur" : le vers 115 est le premier d'une série de 5 quatrains, mis en valeur dans l'édition originale par l'utilisation de capitales,  qui commencent et se terminent en construisant un chiasme:" Du fond de mon coeur des larmes me viennent / Que les larmes me viennent si je pense à son coeur."  L'utilisation des mêmes mots, le changement du possessif, le passage de l'unité à la dualité (mon/me — je/son) manifestent la transformation qu'ils sont chargés d'opérer. Ces quatrains définissent la "muse" du poète, autrement dit sa poésie. Elle s'est singulièrement appauvrie depuis Baudelaire, mais comme elle, ne pleure, ni ne rit. Elle a sans doute aussi fréquenté Rimbaud, car c'est une enfant trouvée dans un bordel et Rimbaud entamait sa Saison en enfer par ces mots "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux — et je l'ai trouvée amère.— Et je l'ai injuriée." Elle a toutefois conservé le caractère de "lys" (pâleur, blondeur, tout ce qui connote la fragilité) que le même Rimbaud prêtait à Ophélie "La blanche Ophélia flotte comme un grand lys". Son absence de corps, sa pauvreté, sa gaucherie, se traduisent aussi dans les rythmes bancals qui oscillent autour de l'alexandrin. Son évocation est, par ailleurs, inscrite dans une succession d'antithèses. Ainsi, les vers "anciens" (cf. vers 9) ne conduisent nulle part. Aussi, faut-il chercher une autre poésie, dans une musique dissonante que les vers suivants vont exposer, exploser jusqu'à ce que les vers 157-161, eux aussi en capitales, mais en italiques, fassent rebondir le poème dans une nouvelle prosodie.


Auteuil et Longchamp sont les hippodromes de Paris.


Montmartre : en 1912-1913, ce quartier de Paris abrite, dans une maison plutôt misérable, dite le Bateau-Lavoir, un certain nombre de peintres qui sont en train d'inventer la peinture du XXe siècle. Picasso, lui-même, y a habité jusqu'en 1909. Ils attirent dans le quartier leurs amis écrivains, Apollinaire par exemple, musiciens, etc. C'est aussi un quartier pour noctambules, les salles de spectacle ou de bal, les cabarets y étant nombreux, ainsi du Lapin agile, évoqué au vers 443, cabaret existant depuis 1860, qui a appartenu un temps à Aristide Bruant, et que fréquentaient tous les peintres et poètes amis de Cendrars. Le quartier se situe sur une colline, d'où l'abréviation la Butte pour la Butte Montmartre. A son sommet a été construite, dans les années 1880, une basilique, le Sacré-Coeur, grâce à une souscription nationale. Le choix de l'archevêché de Paris n'a rien d'innocent, c'est l'emplacement exact où débuta la Commune de Paris (1871) et il s'agissait bien d'en effacer jusqu'au souvenir.


accordéon : dans la première édition le mot était "harmonica" (et peut-être s'agissait-il d'un germanisme), l'image en était d'autant plus étrange puisque l'instrument ne peut ni s'étirer, ni se retirer, mais évoquait, mieux que l'accordéon (qui ne peut s'utiliser qu'ainsi), en raison de sa proximité avec le mot "harmonie", le caractère dissonant de la musique produite, caractère renforcé par les mots "sadique" et "tourmente".


orage sous le crâne d'un sourd : les lecteurs de Victor Hugo auront reconnu le titre réécrit de l'un des chapitres les plus connus des Misérables "Tempête sous un crâne".


"Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune" : cette liste de dix noms propres semble donner une succession de gares ferrovières accréditant l'image d'un voyage réel, les sonorités en sont aussi russes que possible mais mêlent de réelles villes de Sibérie dont la transcription graphique peut prêter à confusion  (Tomsk, Kainsk, Taïchet, Verkné-Oudinsk qui est une seule ville et non deux comme l'absence de trait d'union semble le faire croire, Kourgane), d'autres comme Tcheliabinsk ou Samara qui sont beaucoup plus proches de Moscou, Samara à 800 km et la première à 1500 km aux pieds de l'Oural ; l'Obi est un fleuve ; quant à Pensa-Touloune, le nom semble être une invention de Cendrars, peut-être un jeu de mot, comme Hugo en inventait à l'occasion (Jérimadet : j'ai rime à d), "pense à Touloun" où "touloune" pourrait transcrire Tulun, ville de la région d'Irkoutsk, peut-être provoqué par le son "tou" de Tulun pour conduire à "pense à tout". Le voyage est plus musical que ferrovière en réalité et joue sur les allitérations et les assonances pour créer une tonalité exotique. Le vers n'en est pas moins à l'image du poème tout entier, une linéarité qui absorbe un espace éclaté, dispersé.
Des détails tout à fait intéressants sur la ligne entre Irkoutsk et la Mandchourie dans un article d'un géographe, Jules Legras, publié en 1903 dans les Annales de géographie.


gouges : nom féminin, Littré le définit comme "vieilli qui, dans le Languedoc d'où il paraît provenir, signifie servante, et qui en français signifie femme ou fille avec un sens très familier et quelquefois de dénigrement."  On le trouve chez Baudelaire (dans 'Danse macabre", en particulier) aussi bien que chez Rimbaud.


Rousseau, Henri dit Le Douanier Rousseau (1844-1910). N'a jamais été au Mexique bien qu'il l'ait raconté. A peint nombre de ses toiles à partir de photos trouvées dans les journaux. Apollinaire et ses amis se sont beaucoup intéressé à lui. Mais Alfred Jarry, par exemple, avait acheté deux de ses toiles pour les placer dans son musée des horreurs. Sa peinture ne manque pourtant pas de force.


samowar : généralement orthographié samovar. "Bouilloire en usage en Russie et dans les pays voisins, composée d'un réchaud à charbon de bois, à pétrole ou électrique, surmonté d'une petite chaudière munie d'un robinet dans le bas, permettant de disposer en permanence d'eau bouillante pour les usages domestiques" (TLF) C'est le symbole même de la famille et de la vie domestique ; en Russie, pas de foyer sans samovar.


Oufa : ville de Russie, capitale de La Bachkrinie, à l'ouest de l'Oural, à environ 1300 km de Moscou ; Grodno, dans le vers suivant se situe au sud-ouest de Moscou, proche de la frontière polonaise avec la Tchéquie. Les évocations toponymiques ici s'inscrivent dans l'a-rebours à l'instar de l'horloge de Prague dont il sera question au vers 312.


Saint-Barthélémy : nuit du 23 au 24 août 1572, massacre des Protestants à Paris.  Au vers suivant, Bruges-la-morte est le titre d'un roman (1892) de Georges Rodenbach (1855-1898), poète symboliste, consacré à la ville de Bruges en Belgique qui devient ensuite quasiment un cliché pour évoquer cette ville.


campanes : < it. : campana/ campanella = cloche.


carambole : terme de billard, désigne la boule rouge et par extension les parties de billard où ne comptent que les points faits avec cette boule. De ce jeu dérive le terme "carambolage" qui passe du billard à la vie quotidienne pour désigner les heurts, les chocs.
A partir du vers 319, avec les "échecs" jusqu'au vers 341 le poème progresse par association d'idées et de sons. Les échecs engendrent le "tric trac" (un jeu nommé à partir d'une onomatopée), qui engendre le billard, de la carambole on passe à le parabole par association de sons qui passe à Archimède (philosophe et mathématicien grec,  -287/-212, né et mort, assassiné, à Syracuse, Sicile actuelle, Grande Grèce à son époque) par association d'idées, etc.


Titanic : paquebot britannique qui fait naufrage dans la nuit du 15 au 16 février 1912, après avoir heurté un iceberg. Catastrophe maritime sans précédent puisqu'elle fait 1500 morts.


Chagall, Marc. Peintre, graveur et sculpteur, d'origine russe (1887-1985). Lorsqu'il s'installe à Paris en 1910, il est très proche du cercle des amis d'Apollinaire et Cendrars.


Comme dit Guillaume Apollinaire : les deux vers sont repris du début du cinquième poème dans l'ensemble des neuf qui composent "Fiançailles" (1907), l'ensemble est ensuite intégré dans Alcools (1913).


Kouropatkine, Alexei Nicolaievitch (1848-1925). Général russe, un temps ministre de la guerre, puis généralissime pendant la guerre russo-japonaise. Il doit démissionner après la défaite de Moukden et, accusé d'être l'un de ses responsables, écrivit un certain nombre de mémoires pour sa défense. Il ne semble pas avoir écrit de Mémoires, à proprement parler. En 1904, voilà comment le présentait Georges Bourdon dans son livre Entretien avec Tolstoï : "Pour chef, on donna à l’armée de Mandchourie le propre ministre de la guerre, le général Kouropatkine, capitaine sérieux, réfléchi, méthodique et hardi à la fois..."


Irkoutsk : ville de Sibérie, au sud-ouest du lac Baïkal (à plus de 5000 km de Moscou) ; fondée au XVIIe, elle a servi au cours du XIXe siècle de ville de l'exil pour le régime tsariste. Elle est, dans Michel Strogoff (1876) de Jules Verne, la ville que doit atteindre à tout prix le héros au milieu d'une attaque tartare. Entre Tomsk et Irkoutsk, les signes de la guerre, villages brûlés, cadavres, espaces dévastés, se multiplient devant le courrier du tzar. La voie suivie par Michel Strogoff est celle que suit la voie ferrée depuis Ekaterinbourg jusqu'à Irkoutsk.


lac Baïkal : immense lac de Sibérie (636 km de long sur environ 46 km de largeur). Pendant ses premiers temps, le transssibérien s'arrête à Irkoutsk, et les voyageurs sont transbordés sur l'autre rive en bac. En hiver, des rails étaient posés sur la surface gelée. Pendant la guerre russo-japonaise, les travaux sont accélérés et la voie qui contourne le Baïkal par le sud est inaugurée en septembre 1904. Les trois vers de Cendrars évoquent assez irrésistiblement un article de journal, comme il pouvait s'en écrire dans L'Illustration ou Le Petit journal.


Talga : ville non identifiée. Il y a un monastère de Tolga près de Saint-Pétersbourg et une ville de Talgat en Suisse. Toujours dans le cadre de l'explosion spatiale, Krasnoïarsk se situe sur la ligne certes, mais environ 1000 km à l'ouest d'Irkoutsk, alors que Khilok est sur la frontière chinoise, 700 km à l'est d'Irkoutsk.


Tchita : ville de Sibérie, 800 km environ à l'est d'Irkoutsk


Gobi : le désert, situé entre le sud de la Mongolie et la Chine, est très éloigné du tracé du train.


Khaïlar : village de Mandchourie devenue station ferrovière pour le transmongolien.

vieilles maisons : ces trois vers sont peut-être un souvenir du début de la description de la cour des miracles vue par le poète Gringoire dans Notre-Dame de Paris (Hugo, 1831) : "Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettaient à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à l'entour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les façades vermoulues, ratatinées, rabougries, percées chacune d'une ou deux lucarnes éclairées, lui semblaient dans l'ombre d'enormes têtes de vieilles femmes, rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux." (II, 6)


couleur jaune : Charpentier, dans les années 1840, invente la "collection", regroupant auteurs et titres sous une même couverture (même couleur jaune, graphisme identique) ; sa maison d'édition sera reprise à la fin du XIXe siècle par Fasquelle qui continuera d'éditer la "bilbiothèque Charpentier" sous la même couverture. Mais cette couleur jaune est beaucoup plus ancienne puisque Musset en fait déjà état dans Les Lettres de Dupuis et Cotonet, 1836 : "Les romans intimes sont comme tous les autres ; ils ont deux volumes in-octavo, beaucoup de blanc ; il y est question d'adultère, de marasme, de suicides, avec force archaïsmes et néologisme ; ils ont une couverture jaune et ils coûtent quinze francs."
Fasquelle n'est d'ailleurs pas le seul à user de la couleur jaune, le Mercure de France aussi.


marchands de couleur : droguistes actuels, c'est-à-dire marchands de produits d'entretien, de "produits de ménage", de quincaillerie. A l'origine, comme on peut le voir sur une photographie du début du siècle, prise rue de la Goutte d'or, à Paris, les marchands de couleurs fournissaient leur matériel aux peintres.


Jeanne, vers ajouté dans l'édition Denoël de 1947


La Tour = La Tour Eiffel qui, après avoir suscité une polémique lors de sa construction devient pour les poètes et peintres des années 1910, le manifeste de la modernité ; la roue est sans doute à rattacher à la Grande Roue construite pour l'Exposition universelle de 1900 (et démolie en 1937), mais aussi à l'image que développe Vigny dans "Paris"  (1831, dans Poèmes antiques et modernes), "vivante Roue" (vers 44) qui meut le monde. Les deux évocations sont, à travers celle du gibet, ambivalentes, puisqu'elles évoquent tout autant le divertissement que les supplices, le présent que le passé. Par ailleurs, l'image du "Grand gibet" pourrait actualiser l'évocation du gibet de Montfaucon dans "La ballade des pendus" de Villon, à travers l'architecture du palais du Trocadéro (construit en 1878, démoli en 1937), avec sa ligne horizontale entre les deux tours (merci à Alain Ruhlmann pour cette information). Mais Paris (avec son unique Tour, ses autobus) s'oppose, dans son caractère contemporain, présent, moderne, à l'évocation enfantine et magique de Moscou au début du poème. Il y a, d'ailleurs, dans cette dernière partie, bien des points communs avec "Zone" d'Apollinaire, écrit au même moment.


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