Répétitions, Paul Eluard & Max Ernst, 1922

coquillage





première de couveture, 1922

Première de couverture du recueil édité au Sans Pareil, en avril 1922. L'encadré met en valeur le dessin de Max Ernst, comme une fenêtre ouverte sur "l'autre scène" : scène onirique de cruauté, l'oeil énucléé transpercé d'un fil que tendent deux mains, la multiplication des mains, délicates, le papillon saisi comme sortant du bras ; la scène inquiète, étonne, se prète à l'interprétation symbolique.


Le livre

Il s'agit d'un mince recueil, composé de 35 poèmes et de onze dessins de Max Ernst, publié au Sans pareil, librairie et maison d'édition de René Hilsum (1895-1990, ancien condisciple de Breton au lycée Chapsal), en mars 1922. Comme la majorité des recueils de Paul Eluard, il obéit aux goûts bibliophiliques de son auteur. Eluard aime, depuis toujours, les beaux livres, et dès 1920, avec la publication des Animaux et leurs hommes pour lequel André Lhote avait fourni des illustrations, ses recueils s'accompagnent le plus souvent de collaborations picturales. Avec Max Ernst, la bibliophilie n'est pas seule en cause et s'inaugure ce qui sera dorénavant de l'ordre du dialogue. Alors qu'André Lhote avait imaginé ses dessins à partir du recueil achevé, pour Répétitions, en cours de rédaction, en 1921, c'est le poète qui puise dans l'oeuvre du peintre.
 Eluard a découvert Max Ernst à Paris, en mai 1921, à travers les oeuvres envoyées pour une exposition à la librairie du Sans Pareil. Il lui rend visite, chez lui, à Cologne, avec Gala, en novembre 1921. C'est pendant cette visite qu'il choisit des dessins déjà exécutés (Jean-Charles Gateau, Paul Eluard et la peinture surréaliste, Droz, 1982). Ces dessins obéissent à la technique du collage qu'expérimente Ernst depuis quelques années (d'où l'emploi indifférent de l'un ou l'autre terme pour les désigner).  Qu'il s'agisse du choix du poète dans des dessins préalablement exécutés, à priori sans rapport avec ses poèmes, leur confère un intérêt particulier. Ils signent le début d'une amitié qui durera toute la vie des deux hommes et Max Ernst peindra encore, en 1958, un tableau dédié à son ami mort depuis six ans, Après moi le sommeil, tableau dans lequel on retrouve l'équilibre, la lumière, la légèreté de la poésie d'Eluard ; ils traduisent l'admiration et l'enthousiasme du poète pour les oeuvres du peintre ; plus encore, ils sont l'expression d'une identité de pensées, de sentiments, d'une quête commune des deux artistes.
A en croire la lettre à Doucet accompagnant l'envoi du manuscrit acquis par le collectionneur, les poèmes proviennent de diverses époques de création, mais en majorité ils appartiennent à ce début des années 20 (1921-22) même si certains se construisent autour de fragments de texte abandonnés puis repris. Si le recueil offre, plus peut-être qu'un autre, l'apparence d'une mosaïque, ou d'un collage d'éléments disparates, comme les dessins qui l'accompagnent, il ne faut pas perdre de vue qu'une mosaïque est toujours un agencement en vue d'un ensemble signifiant. "Poèmes", 1914, sans doute le plus ancien, n'est-il pas en 12e position ? de même que "L'Unique" et "Nul [2]" qui se succèdent sur la page manuscrite seront, dans le recueil séparés par "La vie" ? Enfin, dans au moins un des poèmes, "Nul [1]" se lit l'écho d'une autre peinture de Max Ernst "Chapeau dans la main, chapeau sur la tête" (1913) qui n'est cependant pas choisie pour le recueil. Par ailleurs, comme Eluard en est coutumier, il adjoint à son recueil deux poèmes tirés d'un recueil antérieur, Les Nécessités de la vie, 1921, "Sans musique" et "L'ami", le premier directement lié à la parole, le second à l'image.
Le titre  du recueil, comme les poèmes qu'il contient, est énigmatique, surdéterminé. Car ces "répétitions" peuvent désigner le double jeu du peintre et du poète, les dessins-collages de Max Ernst répétant les poèmes (entendons, suggérant des idées, des sentiments similaires) et/ou inversement ; mais ces "répétitions" peuvent tout aussi bien ne concerner que les poèmes seuls, incitant ainsi le lecteur à chercher le sujet unique dont chaque texte serait une modulation nouvelle et autre. Acception qui reçoit une invite particulière en raison des titres répétés, des anaphores structurant les poèmes, de la reprise des éléments entrant dans la composition des images, les oiseaux, par exemple.
En même temps, le lecteur ne peut pas oublier que le terme est employé dans le vocabulaire du spectacle et qu'il y désigne les séances de travail permettant de mettre au point l'oeuvre, présentée ensuite au public. La place que le poète va donner, en 1926, à ce recueil, amputé de sa partie iconographique, comme première partie de Capitale de la douleur, semble conforter cette dimension.







En somme, le jeune poète (il a 26 ans, et n'a encore publié que six brèves plaquettes, même s'il est extrêmement actif dans les manifestations dadaïstes) y fait ses gammes, y expérimente son langage, comme il le fait ces mêmes années (1920-21), dans la revue Proverbe "Feuille mensuelle pour la justification des mots" (cinq numéros entre février et mai 1920 et un numéro double en juillet 1921, "L'Invention n°1 et Proverbe n°6").
Le poète privilégie dans ce recueil les formes brèves (le plus long poème versifié, "L'impatient", compte vingt vers), le vers par rapport à la prose (trois poèmes en prose seulement, et un poème qui intègre une section en prose dans un ensemble versifié) ; les rythmes sont toujours identifiables, avec une tendance au rythme pair, malgré la présence dans les vers, toujours hétérométriques, de rythmes impairs; aucun rythme ne semble banni, il n'est jusqu'au vers d'une syllabe qui ne soit employé ; s'il peut aussi aller jusqu'au vers le plus libre, 14, 15, voire 17 syllabes, le poète joue plus volontiers avec l'octosyllabe et l'alexandrin. Si la rime est bannie (quelquefois, mais rarement une assonance apparaît en fin de vers) la capitale en tête de vers, en revanche, perdure et, par ailleurs, perdurera dans toute l'oeuvre d'Eluard; les poèmes sont le plus souvent distribués en strophes (quatrains, tercets, quintils, distiques, voire monostiche —un vers détaché—).
La ponctuation est rare, souvent limitée au seul point final.
Pour ce recueil comme pour tous ceux (110 au total) qu'il publie au cours de sa vie, Eluard s'inscrit dans une tradition poétique dont il conserve volontiers les marques de visibilité : un poème est d'abord un objet visuel, une répartition particulière sur la page dont il occupe le centre et que par ailleurs le jeu des rythmes souligne donnant un dessin au poème, par exemple la pyramide inversée de "Limite" ou la compacité de "Les moutons" qui se dissipe soudain dans le monosyllabe final. La subversion opérée, tout aussi réelle, est d'ordre lexical : le choix des mots, leurs regroupements produisent des associations d"idées qui, elles, transgressent l'apparente sagesse de la versification.



Graphismes

Le collage, qu'invente Ernst — ou plus exactement dont il renouvelle les procédés —  au cours de l'année 1919, consiste à rapprocher dans le même espace pictural, celui de la feuille, des images prises dans des réalités différentes, d'en travailler la présence grâce au dessin, afin d'obtenir une nouvelle unité déconcertante. Le peintre parvient ainsi à rendre visible ce qui l'est si peu, une intériorité avec ses tensions, ses désirs, ses contradictions. Max Ernst, comme les futurs surréalistes, s'intéresse aux troubles de la psyché et aux théories freudiennes (pendant ses études à Bonn dans les années 1908-09, il se rend souvent dans un asile d'aliénés). Le collage rejoint le travail du rêve, en ce qu'il fait coexister, sur un même plan, ce que la réalité extérieure sépare et/ou marque d'incompatibilité. Il en est de même pour les textes de Répétitions, dont au moins un, "L'ombre aux soupirs" renvoie à un rêve selon les dires de l'auteur : "L'ombre aux soupirs est un rêve, je l'écrivis aussitôt éveillé" (lettre à Jacques Doucet). Le collage, comme le poème, propose des images composites, et parce que telles, chargées d'affects. Le recueil entier est placé sous le signe de la peinture, de sa tension avec les mots. On pourrait sans doute émettre l'hypothèse que l'exposition de mai 1921 a joué un rôle essentiel dans la construction du recueil.  Eluard dont le projet est, dès ses premiers pas en poésie, de "donner à voir" (titre d'un recueil publié en 1939) dialogue avec l'oeuvre du peintre pour lequel, par principe, la visibilité est immédiate. Du poème liminaire "Max Ernst [1]" jusqu'au dernier "Oeil de sourd" enjoignant à un "vous" de faire le portrait de "je": "Faites mon portrait", le travail du peintre semble appelé à éclairer le travail du poète. Les références picturales alternent avec le dessin poétique, comme la "Suite [1]" succédant à "Max Ernst [1]" introduit la poésie après la peinture à travers un "elle" ambivalent qui peut aussi bien désigner une femme que la poésie voire la peinture lorsque le poète la prend en charge. La peinture paraît dans le recueil ouvrir plus volontiers aux espaces inquiétants du désir alors que la poésie voudrait s'en tenir aux espaces plus évidents du plaisir, "Elle a toutes les complaisances" dit le dernier vers de "Suite [1]", comme le premier vers de "La parole" affirme "J'ai la beauté facile et c'est heureux". Que le poème liminaire porte en titre le [1] qu'aucun autre chiffre ne continuera, à l'encontre d'autres poèmes qui portent aussi un chiffre ("Suite [1]" et "suite (2]" ou "Nul [1] et "Nul [2]", ou encore "A côté [1]" auquel succède "A côté [2]") invite le lecteur à débusquer partout le travail du peintre et pas seulement dans les dessins inclus dans le recueil, mais l'invite aussi, sans doute, à faire surgir des poèmes à partir des images qui lui sont proposées et des images concrètes à partir des poèmes. La poésie d'Eluard est profondément visuelle.
Le poète dessine des bribes de paysages en fuite, tout bouge, tout se métamorphose, sans solution de continuité, là aussi comme dans un rêve, ou comme figurent dans le collage des images incohérentes à première vue, tels les deux oiseaux de "La Parole" dont l'échelle est sans commune mesure avec celle du corps féminin auquel ils sont accolés.
Comme le rêveur, le peintre et le poète fragmentent les éléments issus du monde sensible, les condensent puisqu'ils les font coexister dans un même espace verbal ou pictural, leur donnant, par le fait, d'autres sens, et font apparaître sous des formes figurées (le poème est aussi une manière de rébus) les idées, les sentiments qui les habitent. Au lecteur-spectateur est laissée la charge de nouer les fils d'une interprétation.




la parole

Max Ernst, La Parole ou Femme-oiseau. Collage et gouache sur papier, 1921, 18.5 x 10.6 cm, Collection particulière.
Le dessin accompagne le 8e poème du recueil "La Parole".
Le collage est aussi une réécriture, ici, celle de La Naissance de Vénus, Boticelli.







Autopsie

"donner à tous les hommes l'envie de regarder en face ce qui les sépare d'eux-mêmes" (préface à La Sauterelle arthritique, Gisèle Prassinos, 1935), le projet attribué au poème de la jeune fille pourrait tout aussi bien s'appliquer à Répétitions. Dans sa lettre à Doucet, l'auteur affirme avoir utilisé "tous les déchets de [s]es poèmes à sujets", "toutes les parties douces comme des copeaux qui [l]'amusent et [l]e changent un peu".


"Quelle est la plus noble conquête du collage ? C'est l'irrationnel. C'est l'irruption magistrale de l'irrationnel [...] Qui dit collage dit irrationnel"
Max Ernst, Au-delà de la peinture, 1936.


Qu'il s'agisse de "déchets" ou de "copeaux", ce sont toujours des "restes", ce qui ne trouvait pas de place, ce à quoi ne pouvait s'attribuer un sens, ce qui par là-





même pouvait, ou non, selon que le poète s'y intéressait ou pas, faire signe. La rencontre avec les tableaux de Max Ernst a peut-être été l'élément déclencheur de cette exploration des "restes". Vers quoi faisaient-ils signe dans l'aventure d'une quête poétique ? Ils pouvaient être les éléments d'un jeu de piste dans la quête de soi, permettre une "autopsie" au sens étymologique du terme "voir de ses propres yeux", sans négliger le sens plus commun dans la langue du XXe siècle, "examen systématique d'un cadavre" (et dont l'objectif est de rendre visible ce qui ne l'est pas, la cause du décès en l'occurrence) ni oublier que les Grecs lui donnaient aussi le sens d'une "démarche mystique permettant de contempler les dieux et de partager leur puissance". Car outre la piste de la peinture, du dialogue entre un art "plastique" et un art de la parole, qui est aussi dialogue entre désir et plaisir, profondeur et surface, intériorité et extériorité, le recueil ouvre une interrogation sur le masculin et le féminin, leur nécessaire conjonction tout autant que leur incompréhension essentielle (héritage symboliste qui demeure à être liquidé), souligne l'inquiétude et l'exultation de vivre, traque la présence inquiétante de la mort dans le vivant et dans le vivre, cherche à dénouer les conventions (poétiques autant que sociales ou culturelles) pour trouver enfin, ou tenter d'approcher au plus près, une unité et/ou une vérité du "je" qui, déjà, se définit, pour le poète, comme nécessairement inscrite dans un "nous" : "Sans fatigue, têtes nouées / Aux mains de mon activité" sont les derniers vers du recueil. La poésie est ici exploration des profondeurs avec toute la part d'énigme qui lui est intrinsèque, nuit et sommeil, thématique récurrente, figurant cette part d'ombre peut-être impossible à éclairer. L'obscurité (relative) des poèmes est moins à mettre sur le compte d'une activité poétique dadaïste visant à détruire le sens que sur  "l'étrange étrangeté"  freudienne qu'ils traversent, en ramenant des bribes (des restes) sur le mode rimbaldien défini dans la lettre dite "du voyant" (à Paul Demeny, 15 mai 1871) : le poète  "est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue [...]" et l'un des poèmes du recueil s'intitule précisément "L'invention".
Pour lire Répéitions, il est moins nécessaire de plonger dans la biographie d'Eluard (et les complexes rapports amoureux et amicaux qui unissent Gala, Ernst et Eluard après novembre 1921 et qui ne vont, de fait, prendre une véritable importance qu'au cours de l'année 1922, c'est-à-dire après la publication de ce recueil) que d'accepter d'écouter en soi les échos, les déchirures, les inquiétudes, et les illuminations que produisent ces textes.
La lecture est aussi un dialogue, et ce que le poète propose, dans son évidence (mais aussi dans sa non-évidence) esthétique, demande cette rencontre. C'est, par exemple, tout le jeu des titres avec les poèmes qu'ils nomment qui, en creusant un hiatus, ou en le comblant, font signe au lecteur, ou les images qui, s'imposant comme nécessaires dans leur "étrangeté" ("le monde transparent comme une aiguille"), ouvrent des perspectives inattendues dans les associations qu'elles provoquent chez le lecteur.




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