14 décembre 1895 : Paul Eluard
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Il ne faut pas de tout pour faire un
monde il faut
Du bonheur, et rien d'autre "Le Château des pauvres" (le
poème, inachevé, est publié dans Les
Cahiers du Sud, en 1952, quelques jours après la mort du poète,
puis intégré au recueil Poésie
ininterrompue II, qui paraît en 1953)
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La
biographie d'un poète est souvent décevante. On a beau lire le détail
de ses années, on ne trouve jamais ce qui expliquerait l'émerveillement
que produisent ses oeuvres. Peut-être est-ce encore plus vrai pour
Eluard que pour un autre. Et pourtant, il n'y a, hors le mystère
poétique, rien de caché dans cette vie, mais tout se passe comme si, de
l'homme social à l'homme secret, celui qui écrit d'une belle écriture
régulière des mots simples dont les associations, les ajustements font
jaillir des images en foule lumineuse, il y avait un abîme que le
lecteur curieux ne parvient pas à franchir. Essayons quand même. Naissance d'un poète
Le poète connu sous le nom de Paul Eluard est né Eugène Emile Paul
Grindel, à Saint Denis (dans la banlieue parisienne). Son père est
comptable et sa mère couturière. Le père a des convictions socialistes
qu'il garde toute sa vie même après avoir fait fortune en se lançant,
cinq ans après la naissance de son fils unique, dans les affaires. Il
monte une entreprise d'immobilier (achat et vente de terrains) qui
prospère rapidement. C'est une enfance heureuse, environnée d'amour.
Mais en 1911, à la fin de l'année scolaire, il est malade. Sa mère
l'accompagne à Glion (Suisse) et on lui découvre une maladie des
bronches. L'école est finie. Il va devoir rester, de décembre 1911 à
février
1914, dans un sanatorium, à Cladavel près de Davos. Temps de lectures,
nombreuses (les symbolistes comme tout le monde alors, Laforgue en
particulier, les unanimistes, Walt Withman),
mais aussi rencontre de la première muse, Elena rebaptisée Gala (comme
une fête, comme le diminutif de Galathée, mais qui est Pygmalion dans
cette aventure ?). La jeune fille est russe, elle soigne une
tuberculose, elle a 18 ans, il en a 17, elle est très belle. Le jeune
homme écrit ses premiers vers, en tous cas les premiers qu'il veut
faire publier. En 1913, paraît, à compte d'auteur, un recueil intitulé Premiers poèmes
et signé Paul-Eugène Grindel. Grindel ne faisait pas un mauvais nom de
poète pouvant s'entendre aussi "grain d'aile". Plus tard, le poète
écrivant un conte d'enfant, publié en 1951, jouera avec ce nom en
nommant
"grain d'aile" une petite fille rêvant de voler. Un deuxième livre
suit, en 1914, Dialogues des inutiles,
dédié à Gala et précédé d'une courte préface qu'elle rédige elle-même.
Le poète ne voudra pas permettre la réédition de ces deux premières
oeuvres, bien qu'il en ait conservé
quelques exemplaires. Lorsqu'il rentre à Paris, Gala est repartie pour
Moscou, après qu'ils ont pris la décision de se marier, ce qu'ils
feront en 1917. |
![]() L'attestation des services accomplis décrit le soldat Grindel ainsi : "Cheveux blonds - Yeux bleus - Front moyen -Visage ovale -Taille 1,78m" (Luc Decaunes, Balland, 1982) |
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Ce
poète est encore en quête de son langage, mais il dessine déjà un ethos
marqué par la fraternité (la souffrance d'autrui rejaillit avec force
sur les émotions du "je" poétique), l'attention portée aux éléments
naturels (ciels, nuages, arbres, plantes, eau, etc.), la construction
d'un univers poétique tel, qu'il est illuminé, même dans ses évocations
les plus sombres, par la perspective d'un avenir, d'un lendemain, le
goût des formes courtes et condensées, une aisance égale dans le vers
et dans la prose. |
Dada et le surréalisme (1918-1938)
Au sortir de la guerre, Eluard est résolument pacifiste, comme le plus
grand nombre de ceux qui ont survécu à ces quatre années. En
juillet 1918, il publie les Poèmes
pour la paix,
qui incitent Jean Paulhan à rencontrer leur auteur qu'ensuite il présente à
Aragon, Breton et Soupault. Les trois jeunes gens viennent de lancer
leur revue, Littérature.
Comme eux, Eluard est particulièrement
sensible au mouvement DADA.
Eluard et Gala seront de toutes les manifestations, interventions des
dadaïstes. En même temps le petit groupe des fondateurs de Littérature
poursuit, lui, ses propres expériences sur le rêve, l'écriture
automatique. Pour Eluard c'est un temps de recherche de sa propre
langue, il veut à la fois subvertir la langue et la rénover, lui
redonner, ou lui inventer ses capacités de circuler dans de vrais
échanges entre les hommes. Il participe aussi aux publications du
groupe et en 1920 lance une petite revue, éphémère (six numéros), Proverbe,
dont il dit qu'elle n'existe que "pour justifier les mots". C'est aussi
le temps des voyages et des amitiés, le réseau dadaïste, puis
surréaliste tisse sa toile à travers l'Europe. |
![]() Se connaissent en 1912, à Clavadel; se marient en 1917 ; ont une fille, Cécile, en 1918. Le poète et Gala se séparent en 1929. Gala épouse Salvador Dali en 1931. |
Les oeuvresLes
Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, 1920,
illustré de dessins d'André Lhote.
Pour vivre ici, 1920 (onze haï-kaïs publiés dans la Nouvelle revue française) Les Nécessités et la vie et la conséquence des rêves précédé d'Exemples, 1921 Répétitions, 1922 Les Malheurs des immortels révélés par Paul Eluard et Max Ernst, 1922. Mourir de ne pas mourir, 1924 152 proverbes mis au goût du jour en collaboration avec Benjamin Péret, 1925 Au défaut du silence, 1925 Capitale de la douleur, 1926 Défense de savoir, 1928 L'Amour la poésie, 1929 (dédié "à Gala ce livre sans fin") Ralentir travaux en collaboration avec André Breton et René Char, 1930 A toute épreuve, 1930 L'Immaculée conception en collaboration avec André Breton, 1930 |
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(Gala et leur ami depuis
1921, Max Ernst, venu s'installer à
Paris, entretiennent une liaison) et parce que les tensions existantes
peuvent faire craindre, ce qui va arriver, l'éclatement d'un groupe
amical dans lequel le poète se trouve tout à fait à son aise. La
création d'oeuvres communes satisfait son désir de fraternité.
Peut-être d'autres
inquiétudes l'agitent-elles, toujours est-il qu'en mars 1924, il
disparaît. Il vient de faire paraître Mourir
de ne pas mourir
avec
cette dédicace "Pour simplifier je dédis mon dernier livre à André
Breton". Il
s'embarque à Marseille et va errer jusqu'en septembre quand Gala et Max
Ernst vont le rejoindre à Saïgon, version Scheler, (aujourd'hui
Hô-Chi-Minh-Ville au
Vietnam) ou Singapour, version Decaunes. En octobre, il est à Paris. Il
reprend sa place aux côtés des
surréalistes.
Du voyage, il ne dit rien sinon que c'était un "voyage ridicule". Et de
fait, il n'en écrira rien directement, mais souterrainement des images
rémanentes vont affleurer dans sa poésie. C'est
le temps du premier manifeste surréaliste. Eluard est de toutes les
interventions.En 1925, Ernst et Eluard publient un nouveau recueil célébrant Gala, Au défaut du silence. Mais le couple avec Gala se défait, elle est tombée amoureuse de Salvador
Dali et va l'épouser. L'année 1929 est celle de deux rencontres importantes pour Eluard qui fait la connaissance de
René Char et de Nusch, un ami qui le restera toute sa vie et une
nouvelle muse. A partir de là et jusqu'à sa mort, Nusch va cristalliser
sur son nom toutes les dimensions poétiques de l'oeuvre, en
particulier, naturellement, l'exaltation de l'amour et de la féminité. |
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Jusqu'en 1938,
Eluard se choisit continûment aux côtés de Breton. Dans la querelle
avec Queneau (et d'autres), en 1930, il se range à ses côtés ; dans la
dispute avec Aragon, accusé d'avoir trahi le surréalisme, en 1932, il
signe le texte intitulé "Paillasse!" et pour son propre compte rédige
"Certificat". S'il s'est inscrit au Parti communiste dans l'élan de
1927, il s'en écarte comme les autres, moins Aragon. Le suicide de René Crevel, en 1935, le bouleverse. Les événéments politiques aussi le bouleversent : l'arrivée au pouvoir d'Hitler, le déclenchement de la guerre d'Espagne et le bombardement de Guernica, le 26 avril 1937 ; Eluard se rapproche des communistes, s'engage dans des activités anti-fascistes, s'efforce de défendre la paix. Sa poésie commence déjà à se faire de "circonstance" (au sens qu'il donnait à ce mot, le déclenchement d'une émotion par un événement extérieur). En 1938, Breton, de retour d'un voyage au Mexique où il a rencontré Trotski, fonde la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant. Eluard n'approuve pas, Breton rompt avec lui. Il est vrai qu'Eluard suit maintenant d'autres voies et fait entendre d'autres voix. |
![]() Nusch : Maria Benz (1906-1946), fille de saltimbanques, elle est actrice et modèle (pour les peintres) ; ils se rencontrent en 1929, et se marient en 1934. Nusch meurt brutalement en 1946, à Paris, en l'absence d'Eluard. |
Dors, 1931
La Vie immédiate , 1932 (contient aussi Nuits partagées qui sera publié à part, en 1935) Comme deux gouttes d'eau, 1933 La Rose publique, 1934 Facile, 1935 (poèmes de Paul Eluard, Photographies de Man Ray. Le modèle est Nusch) Le Front couvert, 1936 Notes sur la poésie en collaboration avec André Breton, 1936 La Barre d'appui, 1936 (dédié "A Nusch") Les Yeux fertiles, 1936 L'Evidence poétique, 1937 (conférence prononcée à Londres, le 24 juin 1936, à l'Exposition surréaliste, organisée par Roland Penrose Les Mains libres, Man Ray Dessins illustrés par les poèmes de Paul Eluard, 1937 Quelques-uns des mots qui jusqu'ici m'étaient mystérieusement interdits, 1937 |
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L'expérience surréaliste a marqué tous les écrivains du XXe siècle, et Paul Eluard de manière extrêmement profonde, parce qu'elle allait dans le sens que ses premiers poèmes laissaient pressentir. La poésie est essentiellement, pour lui, expérience et connaissance de soi et du monde ; le langage, ce qui permet de faire surgir, de donner forme visible à l'inconnu intérieur, mais aussi à l'inconnu extérieur ; le rêve et ses images, un des moyens de forcer ces inconnus à apparaître ; l'amour, la valeur suprème ; le désir et le plaisir, des raisons de vivre. L'aventure surréaliste a aussi été celle d'un échange constant et fructueux entre tous les arts, et surtout entre les peintres et les poètes. Eluard n'est pas étranger à ces rencontres. Il noue, dès 1921, une amitié profonde avec Max Ernst qui, pour le peintre perdurera après la mort de son ami. En 1958, en effet, il peint un tableau qu'il intitule Après moi le sommeil (titre d'un des poèmes d'Eluard dans Cours naturel, 1938, qui lui était dédié). Mais bien d'autres peintres ont partagé la vie d'Eluard, Picasso, Chirico, Dali, Valentine Hugo, et bien d'autres, des photographes aussi, Man Ray, Lee Miller, Dora Maar... Ce dialogue avec les peintres s'est poursuivi tout au long de son oeuvre, la majorité d'entre elles sont illustrées depuis Les Animaux et leurs hommes... illustrés par Lhote en 1920, puis Valentine Hugo pour sa deuxième édition (1937), jusqu'à ses derniers recueils, en 1951, Pouvoir tout dire, publié avec des illustrations de Françoise Gilot et Le Phénix avec celles de Valentine Hugo. |
Dictionnaire abrégé du surréalisme en
collaboration avec André Breton, 1938
Cours naturel, 1938 (dédié "A Nusch"/ où 7 poèmes sont consacrés à la peinture sous le surtitre "Paroles peintes", le premier dédié à Ernst)) Facile proie, 1938 (plaquette composée d'un poème dédié àe Stanley William Hayter, 1901-1988, et de gravures du même) Chanson complète, 1939 Médieuses, 1939 (illustratiions de Valentine Hugo) Donner à voir, 1939 Jeux vagues la poupée, 1939 Le Livre ouvert I. 1938-1940, 1940 [cette liste ne prend en compte ni les diverses éditions
séparées de textes d'abord parus isolés, ou extraits de recueils pour
former d'autres plaquettes, ni les anthologies poétiques qu'Eluard a
élaborées à partir des poètes qu'il aimait]
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Parler pour tous, parler à tous
La fraternité, l'aspiration à la paix et à la compréhension, l'amour
comme maître mot sont des nécessités vitales pour Eluard, depuis ses
premiers pas en poésie, mais elles deviennent de plus en plus
essentielles par les temps orageux des années trente. Le poète éprouve
de plus en plus le besoin de faire circuler la parole, bien au-delà du
cercle des surréalistes. Depuis 1936, sa poésie s'infléchit en ce sens.
La rupture avec Breton n'est sans doute que l'enregistrement de cette
orientation. Elle va trouver sa mesure dans les années de guerre.
Eluard n'hésite pas une seconde, il est de l'autre camp. Il rejoint la
clandestinité (il se cache dans Paris, en province quand la situation
devient intenable), il adhère de nouveau, en 1942, au Parti communiste
lui-même clandestin. Il se lie avec les fondateurs des éditions de
Minuit (Pierre de Lescure et
Jean Bruller alias Vercors), et constitue le Comité National des
Ecrivains, pour la zone Nord, Aragon se chargeant de la zone sud. Il
s'agit maintenant d'utiliser la poésie comme une arme, mais cette arme
chez Eluard est toujours celle de l'expansion du domaine de l'amour. Il
écrit la souffrance et les raisons de se battre et d'espérer. Lorsque
la guerre se termine, son combat lui, ne s'achève pas, car c'est un
monde nouveau, plus juste, qu'il s'agit de construire. Mais le malheur
le rejoint et Nusch meurt, en 1946. Le monde s'éteint. Eluard aura bien
du mal à sortir de la nuit proche de la folie dans laquelle il
naufrage. Ses amis se ligueront pour lui faire franchir ces années de
détresse. En 1949, à Mexico, il rencontre la dernière compagne de sa
vie, Dominique, pour laquelle il écrira
Le Phénix, au titre symbolique,
l'amour et la vie renaissent toujours de leurs cendres. |
Les
oeuvres des
années de guerre sont signées de pseudonymes, publiées la plupart du
temps sous forme de poèmes isolés, parfois distribués en tracts, c'est
le cas de "Liberté" par exemple, ou publiés dans des journaux
clandestins. Elles seront reprises en recueil, soit pendant la guerre,
soit après.
Le Livre ouvert II, 1939-41, 1942 Poésie et vérité, 1942 Au rendez-vous allemand, 1944 Poésie ininterrompue , 1946 Le Dur désir de durer, 1946 Le Temps déborde, 1947 (sous le pseudonyme de Didier Desroches) Corps mémorable, 1947 (sous le pseudonyme de Brun) Le Phénix, 1951
Cette période connaît bien d'autres écrits, dont des poèmes politiques,
des conférences, des anthologies.
Tous les écrits (y compris les premiers recueils) sont rassemblés en deux volumes dans la Pléiade, dans une édiition procurée par Lucien Scheler et Marcelle Dumas (1968) |
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Fernand Léger (1881-1955). L'illustration du poème (écrit en 1941) a été commandée à Léger par Seghers, en 1952, en hommage à Eluard, et a fait l'objet d'une édition d'un livre-objet, comme disait l'éditeur: dépliant formé de 3 feuilles montées et pliées au format 31,8x16,4 cm. Le premier tirage a été de 12 ex. Hors Commerce, sur toile, illustrés à la main par le peintre ; 226 ex. sur Auvergne Richard de Bas, décorés au pochoir par Albert Jon d'après la composition originale de l'artiste, dont 200 numérotés et 26 marqués A-Z pour les divers artisans. La même année, Seghers réalisa un second tirage à 2000 ex. imprimé en sérigraphie dans un format plus petit. En 1953, Léger le peint à fresque sur quatre panneaux, dont trois originaux se trouvent à Ivry sur Seine. En 1963, la manufacture d'Aubusson en réalise une tapisserie, (Tissage Atelier Tabard, 1,44 x 5,41 m) offerte en 1978, au Conseil de l'Europe. C'est cette tapisserie qui est ici photographiée. |
A écouter : Paul Eluard lui-même, interrogé le 8 février 1952, par une journaliste RTS (Radio télévision suisse) et disant son poème "Courage". Gérard Philipe disant "Liberté".
D'autres poèmes sur Vive voix.
Une conférence (2011) d'un
professeur de lettres, Fabrice Pras, sur Eluard et la résistance : première partie, deuxième partie, troisième partie. A découvrir : la liste des oeuvres illustrées de Paul Eluard sur le site des Lettres volées A lire : le très bel article "Nous en aurons raison" que donne, après sa mort, le philosophe José Bergamin, à la revue Europe (juillet-août 1953) |