Smoke Bellew (Belliou La Fumée), Jack London, 1912

coquillage




première de couverture 1912

première de couverture de l'édition originale, New York : The Century Co, octobre 1912. L'édition était illustrée par P. J. Monahan

Editions

Avant d'être rassemblées dans le recueil, les nouvelles qui le composent (douze) ont été publiées dans Cosmopolitan Magazine, à raison d'une par mois, entre juin 1911 et juin 1912. Il s'agissait d'une commande. Alors que ces récits ont été écrits après la croisière dans les mers du sud qui est, à ce moment-là, avec la réflexion politique, la source essentielle où puise l'écriture de Jack London, ces récits reviennent sur l'aventure du Klondike, c'est-à-dire les années 1897-98 de la vie de l'écrivain. On peut y voir une facilité, et certaines des aventures relatées sont des réécritures de nouvelles déjà publiées en 1901, mais le recueil n'en a pas moins sa force et son charme particulier. Peut-être pour cette raison même de facilité. Le lecteur y ressent un plaisir d'écriture certain, celui de raconter des histoires, de s'en rappeler d'autres, celle de Paolo et Francesca (Dante), celle de Tristan et Iseut, celles d'autres écrivains,  une certaine manière de dire qu'entre vivre, lire, écrire, il y a une unité, les histoires alimentent la vie autant que la vie alimente les histoires. C'est peut-être aussi à cette facilité qu'est due la tonalité humoristique nettement plus prononcée que dans les recueils précédents d'histoires du Klondike, comme Le Fils du loup, 1900, ou Le Dieu de ses pères, 1901.
La première édition en français est celle de Crès en 1929, dans une traduction de Louis Positif, mais qui ne contient que les six premières nouvelles du recueil original. De nombreuses rééditions suivront. Hachette, en 1940, proposera, en deux volumes, les 12 nouvelles, d'abord dans la "Bibliothèque de la jeunesse", puis dans la "Bibliothèque verte" ; le premier intitulé, Belliou la Fumée, le second La Fièvre de l'or.
Phébus-Libretto, en 2006, reprend les douze nouvelles, dans l'ordre de l'édition originale, toujours dans la traduction de Louis Positif (revue par Frédéric Klein).

Le recueil

Même s'il est possible de considérer chaque nouvelle séparément, London a construit l'ensemble comme un roman, celui du personnage éponyme dont le nom et le surnom sont expliqués dans la premier chapitre, Christophe Bellew, devenu Chris dès l'école, puis "Kit" au début de sa vie d'adulte, et enfin "Smoke" lorsqu'il débarque de manière spectaculaire (et involontaire) dans le campement en bas de la passe du Chilkoot après une glissade monumentale dans le nuage de neige poudreuse qu'il soulève, la fameuse "fumée" qui va s'attacher à lui, dans l'éclat de rire de Joy Gastell.


A travers les aventures, drôles ou sinistres, que vit le personnage, les rencontres qu'il fait, il se transforme, mûrit, pour finir, dans la dernière nouvelle par se découvrir prêt pour le mariage. Sur ce plan-là, il s'agit d'un roman d'apprentissage. Le jeune homme du début s'est transformé en homme. Mais le premier chapitre annonçait déjà ce projet sur le mode ironique : "[...] puis son regard et sa voix devinrent féroces. Vous savez ce que je vais faire ? demanda-t-il. Rentrer aux Etats-Unis. Je vais me marier. Elever une grande famille avec plein de gamins. Puis, quand les ombres du soir tomberont, je rassemblerai ces enfants autour de moi et je leur raconterai les épreuves et les souffrances que j'ai endurées sur la piste du Chilkoot. Et s'ils n'en pleurent pas — je répète, s'ils n'en pleurent pas —, je leur casse la figure." Ce qui est à la fois annoncer le parcours biographique du personnage (la plaisanterie du début devient réalité finale), et la justification des aventures, se transformer en histoires, en contes.
Par ailleurs l'écrivain reprend une des vieilles techniques du feuilleton qui consiste à inscrire dans un épisode, le rappel d'épisodes passés ou l'anticipation d'épisodes à venir assurant ainsi la cohérence de l'ensemble et il déplace une nouvelle qui, dans la publication en magazine, était l'avant-dernière, pour en faire la dernière, le mariage apparaissant comme l'accès au monde des adultes, celui dans lequel le fils se sent prêt à devenir père, à son tour.
Le chiffre de douze nouvelles peut lui-même apparaître comme symbolique dans ce cadre, faisant penser aux douze mois d'une année, autrement dit à un parcours temporel complet.



Les douze épisodes :

1
. "Le goût de la viande" ("The Taste of the meat", Cosmopolitan Magazine, juin 1911, illustré par Anton Otto Fischer)
Journaliste dans une petite revue, Kit Bellew, 27 ans, saute sur la proposition de son oncle : accompagner avec lui ses deux cousins partant pour le Klondike. Le héros va suivre la piste traditionnelle, celle-là même qu'avait emprunté London en août 1897 : arrivée à Dyea, puis traversée de la passe du Chilkoot, puis piste et traversée des divers lacs menant au lac Linderman.
Le titre des deux premières nouvelles évoque le goût du danger, le plaisir de l'effort, le retour aussi à un mode de vie primitif où les interrogations sur le sens de la vie se dissolvent dans les efforts quotidiens pour survivre.
2. "La viande" ("The Meat", Cosmopolitan Magazine, Juillet 1911, illustré par Anton Otto Fischer)
Smoke y gagne un ami et un partenaire : Shorty. Tous deux ont été engagés, comme domestiques, par des "Fils à papa" dont le comportement va bien compliquer l'expédition.
Shorty et lui décident de s'associer et reprennent leur liberté. Ils n'ont pas grand chose et vont chasser pour pouvoir survivre.
3. "La ruée vers Squaw Creek" ("The Stampede to Squaw Creek", Cosmopolitan, août 1911). Le phénomène de la "ruée" décrit par le menu depuis l'information chuchotée jusqu'à la course finale en passant par la diffusion de la rumeur. L'objectif de la course étant de délimiter un terrain à exploiter, un "placer" ("Claim").
4 "Shorty rêve" ("Shorty dreams", Cosmopolitan, septembre 1911) relatif aux divertissements, ici en l'occurrence le jeu. Mais Bellew, qui fait croire avoir une martingale, a simplement un grand sens de l'observation. Et se fait payer cher pour ne plus jouer avant de raconter comment il a réussi à gagner sans coup férir, sauf les coups joués pour tromper les autres.
5. "L'homme sur l'autre rive" ("The Man on the other Bank", Cosmopolitan, octobre 1911). Les dangers de la piste et sa justice expéditive. C'est aussi l'épisode dans lequel, Smoke, seul, se réjouit de vivre ce qu'il vit : "Il aimait ce genre de vie, ce désert silencieux dans le profond hiver boréal, cette surface infinie de neige où l'on ne rencontrait aucune trace de vie humaine. Autour de lui dominaient des pics glacés qui ne portaient pas de nom et n'étaient repérés sur aucune carte. Jamais, dans l'air tranquille des vallées, il ne voyait s'élever la fumée d'un campement de chasseur. Lui seul mettait de l'animation dans le calme qui planait sur ces étendues inexplorées ; et il ne se sentait nullement accablé par cette solitude. Tout l'intéressait, le labeur quotidien, les querelles des chiens-loups, l'établissement du camp dans le long crépuscule et, là-haut, le scintillement des étoiles ou le déploiement flamboyant de l'aurore boréale.”
6. "La course pour le numéro trois "("The Race for Number One", Cosmopolitan, novembre 1911). L'épisode est une réécriture d' Une fille de l'aurore (A Daughter of the Aurora, San Francisco Wawes, Noël 1899, reprise dans Le Dieu de ses pères, 1901) L'aide de la jeune fille n'est plus ici une véritable tricherie, elle ne consiste plus à faire perdre l'adversaire, mais est simplement une aide loyale apportée à son ami. C'est aussi une autre forme de ruée, celle consistant à aller faire enregistrer un titre de propriété.








Hachette, 1940

Jaquette de l'édition Hachette, 1940, dessinée par André Pécoud (les six premières nouvelles)


7. "Le petit homme"  ("The Little Man", Cosmopolitan, 1911, illustré par Anton Otto Fischer) : relate encore une expédition en solitaire de Smoke qui, heureusement pour lui, va rencontrer le "petit homme".
A propos du paysage, le narrateur parle d' “un cauchemar à la Gustave Doré” (ce qui est en anglais bien plus bref, comme d'habitude : “All was topsyturvy and unsystematic —a Doré nightmare. So fantastic and impossible was it that it affected Smoke as more like a cosmic landscape joke than a rational portion of earth's surface. " "Tout était sens dessus-dessous et incohérent — un cauchemar de Doré. C'était si fantastique et impossible que Smoke le ressentait davantage comme la fantaisie d'un paysage cosmique que comme une rationnelle portion de la surface terrestre.")
8. "La pendaison de Cultus George" ("The Hanging of Cultus George", Cosmopolitan, janvier 1912). Le thème en est la famine, angoisse récurrente et réalité de ces hivers du Klondike, mais le sauvetage d'une tribu d'indiens affamés est ici tirée aussi dans le sens du burlesque en raison de l'entêtement de Cultus George et de la bonne humeur constante de Shorty.
9. "Le rebut de la création" ("The Mistake of Creation", Cosmopolitan, février 1912). Seul récit où l'humour n'a aucune place. Les ravages du scorbut et l'égoïsme de certains. Là encore, c'est une des réalités du Klondike, dont London connaît bien la souffrance puisqu'il a lui-même été atteint de cette déficience terrible en 1897-98.
10. "La rafle des oeufs" ( "A Flutter in eggs", Cosmopolitan, mars 1912). Après le tragique, le comique. L'épisode raconte une plaisanterie imaginée par une femme pour se moquer de son amant mais, naturellement selon le principe de l'arroseur / arrosé, “tel est pris qui croyait prendre”, la plaisanterie se retourne contre ceux qui l'avaient montée.
11. "Le lotissement de Tra-Lee" ("The Town-site of Tra-Lee", Cosmopolitan, mai-juin 1912). Autre mystification, la monnaie de la pièce pour l'histoire des oeufs.
12. "Merveille de femme" ("Wonder of Woman", Cosmopolitan, mars 1912) Shorty et Smoke sont faits prisonniers par une tribu d'indiens dont le chef est un vieil Ecossais. Sa fille tombe amoureuse de Smoke, Shorty s'enfuit et elle va aider Smoke à fuir.
C'est aussi, d'une certaine manière, la réécriture de L'Abnégation des femmes (Grit of Women, McClure's Magazine, août 1900 ; publié en volume dans Le Dieu de ses pères, 1901.) Smoke découvre ce que peuvent être les femmes à travers le personnage de Labiskwee. Merveilleux personnage comme beaucoup de personnages féminins de London. Les femmes du Klondike sont les égales des hommes, et souvent leur sont supérieures par la générosité et l'altruisme.




jaquette de Hachette, 1945

jaquette de l'édition Hachette, 1945, dessinée par Henri Faivre (les six dernières nouvelles). L'illustration de couverture évoquant la dernière d'entre elles.



Smoke Bellew
est un livre extrêmement plaisant à lire. Il peut apparaître, en somme, comme le bilan de l'année passée par London lui-même dans le Klondike, ce qu'il y a appris des hommes, de la nécessaire solidarité, de la générosité. La recherche de l'or y est bien secondaire. Tout le monde est là pour cela, bien sûr, mais hormis quelques individus que leur sottise et leur avidité aveuglent et condamnent, sans qu'il soit vraiment besoin aux autres de s'en mêler, ce que chacun découvre c'est que trouver de l'or et mourir n'est pas vraiment un objectif, il faut survivre, et pour survivre chacun a besoin de tous. L'aventure du Klondike est un révélateur de ce que les hommes ont de meilleur en eux, tout aussi bien d'ailleurs de ce qu'ils ont de pire, mais il semble bien que, au moins dans Smoke Bellew, London a préféré souligner les qualités plutôt que les défauts. Et il laisse ses lecteurs sur la leçon d'amour et de vie que donne Labiskwee à son personnage, qui lui fait dire à peine sauvé, qu'il va rejoindre la jeune Joy, au nom programmatique: "Shorty, je vais chercher la plus grande chose du Klondike, je peux pas attendre. C'est tout. Commence à faire nos sacs. C'est la merveille du monde, plus grande que les lacs ou des montagnes d'or, plus grande que l'aventure, que l'ambition d'être un mangeur de viande et un tueur d'ours."
C'est à la même conclusion que parvient le "Little Fellow" de Chaplin dans La Ruée vers l'or.




A regarder : La Ruée vers l'or, Charlie Chaplin, 1925. Ce film muet dont la première séquence met en scène le franchissement du col de Chilkoot rappelle, par bien des aspects, les récits de London.



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