A Touch of sin, Jia Zhangke, 2013

coquillage




Le cinéma est le voile de Véronique posé sur la souffrance humaine.

André Bazin (1918-1958)





Il y a des films qui vous sautent aux yeux, au coeur, envahissent votre esprit, s'incrustent, exigent de vous une attention qui dépasse de loin la projection. Les images vous en suivent dans la rue, chez vous, dans votre lit. Vous n'avez qu'une envie, les revoir. L'expérience est rare, de plus en plus, dirait-on. Mais, ô miracle ! cela continue d'arriver. Et ce Touch of sin, signé Jia Zhangke, fait partie de ces films, dès la première image et jusqu'à la dernière, et sur le siège du cinéma qui s'est vidé, comme de coutume, dès les premiers mots du générique, dans le noir de la salle, dans la musique qui continue, les yeux sautant d'un nom à l'autre (heureusement en caractères latins), on se découvre "habité". On a retrouvé, d'un seul coup, toutes les raisons pour lesquelles on aime le cinéma, les mêmes que celles qui font aimer la littérature et, comme disait Diderot, on a "vécu une expérience".
Pour prolonger cette expérience, sans doute aussi pour la comprendre, j'ai eu envie d'écrire sur ce film.
Outre le bonheur du spectacle, c'est un film qui permet de poser deux questions : à quoi reconnaît-on un chef d'oeuvre? Comment regarde-t-on un film issu d'une culture différente ? On reconnaît sans doute un chef d'oeuvre à l'intensité et à la qualité de l'émotion éprouvée. Qualité, autrement dit, ce n'est pas une émotion née du pathos (la situation des personnages) mais des images, de la façon dont ces histoires deviennent des formes, des couleurs, des mouvements, des sons. On le reconnaît sans doute aussi dans la transparence de son étrangeté, cela se passe en Chine, autre culture, autres traditions, autres manières d'exprimer avec son corps, ses gestes, et pourtant ces hommes et ces femmes, leur malheur, leur angoisse, leur solitude, leur colère, tout nous parle, et en nous parlant d'eux, nous parle de nous. Et sans aucun doute, nous comprenons bien des choses "à côté", nous n'avons pas les mêmes références, ni la même littérature ni les mêmes films avec lesquels dialoguer, et pourtant... Dans une interview accordée à L'Humanité, en décembre 2013, Jia Zhangke avertit gentiment : "Voici pourquoi il ne faut pas être obnubilé par les détails dont j’ai conscience qu’ils vous échapperont obligatoirement." C'est indiscutable, mais il est sans doute vrai aussi, que nous pouvons en voir d'autres, relever ce qu'un spectateur chinois ne relèvera peut-être pas, faire vivre le film autrement, et s'il résiste, c'est sans doute aussi l'une des caractéristiques qui le marquent comme un chef d'oeuvre. En tous cas, une chose est sûre, nous n'y chercherons pas ce qu'il n'est pas, un documentaire. Et s'il nous dit quelque chose sur la Chine, c'est au fond, ce que peut nous dire un film français sur la France, ou un film brésilien sur le Brésil: un moment d'une réflexion intellectuelle et d'une création artistique. Depuis quand nous demandons-nous en voyant un film américain s'il est pour ou contre le gouvernement ?




portrait de Jia Zhangke, 2013
Jia Zhangke

L'auteur :

Jia Zhangke est né en 1970 à Fenyang, petite ville de la province du Shanxi. L'enfant, puis l'adolescent qu'il y a été, s'est d'abord senti attiré par la littérature. Il appartient à une société de poésie, il publie un roman en 1991. Et cet amour de la littérature ne l'a certes pas quitté. Il continue d'écrire, des chroniques dans les journaux, des récits, et surtout ses propres scénarios. Parce qu'il échoue à l'examen d'entrée à l'université, il se tourne vers la peinture et s'inscrit à l'Ecole des Beaux-arts, dans la capitale de la province, Taiyuan. Il affirme que c'est en assistant à la projection de Terre jaune, un film de Chen Kaige (1985), que le cinéma lui est apparu comme ce qu'il voulait. Une manière plus efficace, pour lui, que la littérature ou la peinture, pour montrer le réel et progresser dans sa compréhension, il lui a alors semblé qu'on pouvait, dans ces images "concentrer beaucoup de choses, montrer de façon directe le destin d'une personne."
En 1993, il entre à l'Académie du film de Beijing (Pékin) et en sort, nanti de son diplôme, en 1997. Ces quatre années d'études sont aussi des années d'expérimentation. Avec un groupe d'amis, ils fondent "The Young Experimental Film group" et produisent d'abord des courts métrages. Il tourne son premier long métrage l'année même de son diplôme, Xiao Wu artisan pickpocket. Il tourne dans sa ville natale, avec "sa" troupe et des acteurs qui ne sont pas des professionnels. L'équipe de Jia Zhangke est, pour l'essentiel, la même depuis le début.
Trois ans après, en 2000, il tourne Platform dont le scénario avait été écrit à la fin des années 1980, mais qu'il n'avait pu tourner faute d'argent. C'est aussi à partir de Platform qu'il choisit le numérique.
En 2002, Plaisirs inconnus, est présenté au festival de Cannes.
Jusque là, Jia Zhangke s'est débrouillé pour filmer, mais ses films ne sont pas distribués en Chine, quoiqu'ils circulent via le réseau des copies piratées. Avec The World (Shijie), 2004, le cinéaste se fait enfin entendre, le film est accepté par les autorités de tutelle du cinéma et distribué dans les salles. Sa carrière, ensuite, se poursuit entre les documentaires et la fiction, souvent très intimement liés, puisque, comme il l'explique lui-même, si le documentaire fournit les faits, apporte le réel, il ne suffit pas ; pour comprendre ce réel, en fouiller les implicites, la fiction se révèle plus efficace. Ce qu'il explore directement dans Dong (documentaire portant à la fois sur le travail d'un peintre, Liu Xiaodong, et le grand barrage des Trois Gorges alors en construction sur le Yangzi) et dans Still Life ("Sanxia haoren" : "L'homme de bien des Trois Gorges"). Les deux films sortent en 2006. Une des forces du cinéma de Jia Zhangke tient à cette étroite imbrication entre le monde réel en mutation rapide et les destinées d'individus qui, en tant que personnages, peuvent devenir des types (c'était déjà ce que faisait Balzac).


Vont suivre, en 2007, Useless (documentaire) ; en 2008, 24 City (dont le scénario va servir de point de départ à une série télévisée chinoise) ; en 2010, un documentaire commandé par Shanghaï pour l'Exposition universelle, I Wish I knew (Hai shang chuan qi), enfin en 2013, A Touch of sin (Tian zhu ding). Il est aussi l'auteur de nombreux courts métrages.
Jia Zhangke est aussi professeur à l'Ecole des Beaux-arts de Pékin et producteur. Il est marié à l'actrice Zhao Tao.




Equipe technique :


scénario : Jia Zhanke
Photographie : Lu Likwai
chef décorateur : Lu Weixing
musique : Lim Giong
montage : Lin Xudong, Matthieu Laclau

Dahai (Jiang Wu)

Dahai (Jiang Wu) en marche vers la "justice" [première histoire], son fusil enroulé dans un tapis représentant un tigre. Rappelons que le tigre symbolise la guerre, la vaillance, mais aussi une soif de justice, parfois aveugle.


Interprètes
:

Jiang Wu (Dahai)
Wang Baoqiang (Zhou San)
Zhao Tao (Xiao Yu, réceptionniste du sauna)
Luo Lanshan (Xiao Hui, l'adolescent)
Meng Li (Lianrong, la jeune prostituée)



Zhou San (Wang Baoqiang)

Zhou San (Wang Baoqiang), un personnage sans aucun repère, qui ne semble être à sa place nulle part, qui, visiblement se sent rejeté, même lorsque les autres tentent de l'approcher, sa femme, ses frères. [deuxième histoire]

Le film :

1. la construction
On pourrait résumer le film, de manière familière, en disant : "C'est l'histoire de quatre individus qui pètent les plombs". Pourquoi pas un? Pourquoi pas cinq ? Pourquoi quatre ? Peut-être y faut-il voir la prégnance d'une forme littéraire traditionnelle, le chengyu, formule constituée de quatre caractères. Ce sont souvent des dictions, des proverbes, mais tout un chacun en invente à sa guise ; la preuve en est qu'il est particulièrement utilisé sur le twitter chinois (Weibo).
Si c'est cela, le film s'apparenterait à la forme condensée d'une histoire infiniment plus longue et plus large. Chaque personnage y serait le caractère (avec ce que le français nous permet de jeu de mots sur l'idéogramme et la personnalité d'un individu) dont l'assemblage formerait une manière de leçon de vie.
Le film a obtenu, au Festival de Cannes de 2013, le prix du meilleur scénario, ce qui n'est pas pour étonner car, en dépit d'avoir été construit (selon Jia Zhangke lui-même) à partir de quatre faits divers, s'étant déroulés en des lieux et des temps différents, et relevés d'ailleurs sur le Weibo, l'unité du film est frappante et sa continuité étonnante.
Les récurrences
Passons sur les images qui marquent son début et sa fin : les murailles grises et massives de la ville, les deux tréteaux, dans la rue, où se déroulent des opéras, lesquels par ailleurs mettent en abyme, la première et la troisième histoire, celle d'un homme et celle d'une femme, et par là même l'ensemble ; ouvrir et fermer un film en faisant retour sur les mêmes images ou des images en écho n'est pas particulièrement original, même si Jia Zhangke les intègre si discrètement à son récit qu'elles passent presque inaperçues. La continuité est assurée, par le



Xia Yu (Zhao Tao)

Xiao Yu (Zhao Tao), transformée en héroïne de film d'arts martiaux (wuxiapian). L'image parvient à transmettre à la fois la réalité du meurtre et le fantasme dans lequel il s'inscrit. [Troisième histoire]

thème traité d'une part, mais surtout par le jeu des récurrences qui tissent, dans un ensemble qui les subsume, ces quatre mésaventures: "retour" des personnages (par exemple, Zhou San, au début croisant Dahai devant le camion renversé avec son chargement de kakis, ou l'épouse du propriétaire de la mine du début participant à un recrutement à la fin),  objets, gestes, paysages, scènes (par exemple, les ouvriers répétant, en choeur, les phrases de bienvenue destinées au patron [première histoire] et les employés du bordel de luxe [quatrième histoire] répétant les termes par lesquels ils doivent accueillir leurs visiteurs, ce qui est une manière de dire bien des choses sans les dire.
L'arrière-plan socio-économique
La continuité est aussi assurée par la progression du propos. La film commence par l'histoire de Dahai, le mineur, qui pose la question de la violence individuelle ouvertement dans un contexte socio-politique, ce qu'il estime être une spoliation de la collectivité au profit de quelques individus. Les autres histoires, sans perdre de vue cet arrière-plan ne le traitent plus, justement, qu'en tant que tel. La séparation des pauvres et des nantis, dans l'histoire de Zhou San, s'inscrit dans les deux bords de la rivière, celle des feux d'artifice de la fête du printemps et celle où Zhou San ne fait de feux d'artifice qu'en tirant en l'air. Celle de Xia Yu montrera aussi les abus de pouvoir, en passant, au sens strict, les petits fonctionnaires extorquant, sur une route, un péage aux chauffeurs de camion, et tabassant celui qui demande un reçu, comme celle de Xiao Hui montre les conditions de travail particulièrement dures dans une ville industrialisée comme celle de Dongguan, en contraste avec les plaisirs des nantis (masculins) dans le bordel de luxe où il a trouvé un travail de serveur. Dans les quatre histoires aussi, la présence de migrants témoigne de la transformation d'un monde où chacun doit « courir » après un travail, avec la solitude et les dangers que cela comporte.




Luo Lanshan (Xiao Hui)

Xiao Hui (Luo Lanshan) portant une statuette de Guan Yin, au second plan, Lianrong (Meng Li). La jeunesse, première victime de cette mutation qu'est la globalisation actuelle.

L'espace et le temps
Par ailleurs, le déplacement dans l'espace physique, du nord au sud du pays, des régions de la terre jaune (le Shanxi de Dahai, berceau de la Chine, terre des premières dynasties, antérieures mêmes à celles qui s'installent dans le Shaanxi, de l'autre côté du fleuve) jusqu'au rivage de la rivière des Perles, du village jusqu'à la ville verticale, ses longues barres de logements ouvriers, ses bordels, ses usines, permet aussi la surimpression d'un parcours dans le temps, de la Chine du passé à la Chine la plus contemporaine.  Progression que l'on retrouve dans la distribution des personnages, Dahai étant le plus âgé, un homme mûr, dont les références sont antérieures à la "lbéralisation" économique, et Xiao Hui, le plus jeune, un adolescent, qui n'a d'autres références que ce monde dans lequel il  a toujours vécu et par lequel il se sent vaincu (le plan juste avant son suicide montre le personnage de dos, regardant, comme nous, la barre d'habitation qui bouche tout l'horizon), tous ses rêves s'écroulant les uns après les autres, un accident suffisant à faire basculer sa vie, déjà bien précaire.
La violence
La violence elle-même suit une trajectoire, des meurtres assumés comme un acte de justice au suicide en passant par la folie, la folie durable, celle de Zhou San ou éphémère, celle de Xiao Yu qui finit par appeler la police. Dahai essaie de réintroduire du sens dans ce qui n'en a plus, alors que Zhou San n'en cherche aucun, il vole et tue, parcourt les routes sans qu'on puisse imaginer qu'il ait un but, en somme il tourne en rond. Xiao Yu est débordée par son acte, pour quelques instants, elle est passée ailleurs, quant à Xiao Hui, il abandonne. Mais le spectateur ne peut s'empêcher de penser au sens du suicide dans la Chine traditionnelle, acte d'accusation, exigence de justice.


La fin du film avec le recrutement (dans le sud), et Xia Yu (dans le nord, la ville du début) regardant la fin de l'opéra, L'Histoire de Su San (Yu Tang Chun), ouvre une perspective : la vie continue, avec ses séquelles, indubitablement, mais elle continue et les productions artistiques (l'opéra, le cinéma) peuvent nous aider à mieux comprendre ce qui nous arrive et à y résister, ou à le transformer pour l'adapter à la mesure des êtres humains.
2. des personnages solitaires
Soulignons d'abord le grand talent des quatre acteurs qui donnent un corps et un visage à ces quatre personnages.
Ces quatre personnages sont des êtres solitaires, les maillons les plus faibles d'une société en pleine mutation, dont les valeurs anciennes se sont effondrées. Et sans doute, cette histoire nous touche-t-elle dans la mesure où ce qui arrive à ces personnages n'est pas très différent de ce qui arrive à d'autres, en France ou ailleurs dans le monde dit "libre" (étant entendu que la Chine est en proie à une "horrible dictature communiste" et que, si les libres lois du marché s'y appliquaient, tout irait tellement mieux ! dixit nos bonnes âmes libérales, et oublions les suicides des travailleurs et oublions la violence quotidienne de nos propres sociétés).
Qui sait à quel moment quelqu'un va basculer ? Quel sera l'événement grave, ou minuscule, qui déclenchera la catastrophe ? Pour chacun de ces personnages, le passage à l'acte violent, à l'agression contre autrui, ou contre soi, est une explosion. Le spectateur ne sait pas si le crime sur la route de Zhou San est le premier, quoiqu'il ait l'impression qu'il s'agit d'un mode de vie, rien n'a plus de sens pour lui et il semble qu'appuyer sur la gachette le constitue en tant que personne. Dahai s'isole de sa communauté parce qu'incapable d'accepter le monde tel qu'il va ; Zhou San, voleur et assassin, met en jeu la solitude dans sa dimension la plus "folle". Il est enfermé dans un mutisme quasi total, en guerre contre tout et tous, incapable de trouver sa place dans un monde auquel visiblement il se sent étranger. Mais tous les personnages sont solitaires, d'une solitude quasi métaphysique, que l'utilisation des plans moyens laissant le plus souvent le décor flou rend encore plus sensible. Dahai ne trouve personne pour l'écouter vraiment et les meurtres qu'il commet, comme un personnage de western, y compris celui du charretier qui martyrise son cheval, ont un semblant de justification : ces individus sont, à ses yeux, des crapules, et tous ses recours contre eux ont échoué, y compris la lettre de dénonciation qu'il veut envoyer à Pékin et que la postière refuse sous prétexte que l'adresse n'est pas complète (Quel postier de Pékin ne saurait pas délivrer une lettre à Zhongnanhai  (siège du gouvernement chinois) ? c'est comme si un postier en France pouvait refuser une lettre adressée à l'Elysée ou à l'Assemblée nationale à Paris, en arguant de ce prétexte, au pire il lui incomberait de compléter cette adresse. Xiao Yu est tout aussi seule, entre une mère qui semble avoir trop à faire avec sa propre survie pour se pencher sur les souffrances de sa fille, et un amant indécis qui ne parvient pas à choisir entre sa femme et sa maîtresse, comme Xiao Hui, dont les amis ne sont guère autre chose que des copains, eux aussi cherchant à survivre ; une jeune femme à aimer mais qui ne peut abandonner son métier de prostituée parce qu'il lui faut faire vivre son enfant, comme lui, d'ailleurs, est soutien de famille (cf. le coup de téléphone à la mère). Son rapport au monde est aussi bloqué, quand la jeune prostituée lui fait part des nouvelles circulant sur Weibo, le seul commentaire qu'il propose, deux fois pour des événements différents est une des pires grossiéretés que connaît la langue chinoise (qui en connaît beaucoup) "tamade !" [équivalent à un "nique-ta-mère" qui n'aurait rien perdu de sa violence initiale]
Chacun de ces personnages se révolte contre ce qui est devenu insupportable, chacun s'efforce de retrouver la maîtrise de sa vie, quelque chose de sa dignité, de l'estime de soi laminée par le regard d'autrui. Chacun, par ailleurs, ce faisant, s'inscrit dans un fantasme « héroïque » dont Jia Zhangke nous donne les sources, un roman, Au bord de l'eau (Dahai et Zhou Xan), et les films d'arts martiaux (Xiao Yu). Si la dernière référence ne nous est pas tout à fait étrangère, nous reconnaissons dans les gestes meurtriers de Xiao Yu la chorégraphie qu'ont diffusé les films que nous disons de « Kung-fu », celles des voleurs de grands chemins d'Au bord de l'eau l'est davantage, mais nous reconnaissons aisément dans la geste de Dahai des aspects propres au western et dans la solitude de Zhou San, des caractéristiques du chevalier en quête d'aventure. Et bien sûr, il ne s'agit que d'images, que de fantasmes identificateurs.
Une des réussites de Jia Zhangke est de parvenir à connoter ses images de cette dimension fantasmatique sans jamais échapper au « réel ».
Pour Xiao Hui, cette quête de soi semble se faire au niveau de la religion via l'amour qu'il ressent pour Lianrong qui trouve, elle, dans le bouddhisme, une façon d'échapper à l'univers sordide et dérisoire dont elle est à la fois la victime et le rouage. En rejetant les poissons dans la rivière, en saluant Guanyin derrière des grilles (l'amour et la compassion sont inaccessibles) elle ouvre une porte, qui se referme aussitôt d'ailleurs, pour Xiao Hui, en tous cas. La statuette de bouddha que porte Xiao Hui finit sous la pluie sur un capot de voiture.
Comme les plans avec des animaux, cet ancrage des comportements dans un passé inopérant sont bien l'expression d'un trouble profond de l'être.
3. le fil de l'argent et la prostitution
Toutes les valeurs se sont effondrées, pour ces personnages, et même les liens de famille (qui dans la société chinoise comptaient tant) n'existent plus. Zhou San brutalise son fils en le retrouvant, le regard qu'il échange avec sa mère est glaçant tant s'y inscrit de distance et de rejet, la mère de Xiao Yu, d'ailleurs, est presque aussi peu accueillante et celle de Xiao Hui réclame de l'argent, sans paraître comprendre ce que son fils essaie de lui expliquer. C'est aussi un monde dont les pères sont absents.
La seule valeur est celle de l'argent, en avoir ou pas est bien la seule question. L'argent EST le pouvoir. Pour le prendre et pour le garder tout est possible, spolier, voler, brutaliser, humilier, tuer.
Pour un spectateur français, le film fait souvent penser dans son propos à La Curée de Zola, c'est le même univers régi par l'argent, les appétits des uns qui s'assouvissent de la pauvreté des autres, les êtres humains devenus marchandises au même titre que n'importe quel objet (d'où la même image prégnante de la prostitution), les mêmes manifestations de la puissance dans la violence physique (Dahai tabassé à coups de pelle, le chauffeur de camion tabassé sur le bord de la route par des hommes de main, Xia Yu flagellée à coups de liasse de billets de banque) et dans le marchandage sexuel (le sauna ou le bordel où les très jeunes prostituées défilent avec un numéro sur le bras). L'argent c'est aussi le profit, c'est, naturellement, un monde gouverné par des intérêts financiers, dans lequel la majorité des êtres humains ne sont plus que des ressources, comme des animaux, tués à la tâche ou menés à l'abattoir. Jia Zhangke filme la Chine, certes, mais il nous offre un film qui parle de nous tous, pris dans la "crise" de la globalisation, une transformation radicale du monde, dans laquelle chaque individu doit s'inscrire, trouver sa place, de gré ou de force. Toutes les mutations sont cruelles et coûteuses pour la majorité de ceux qui les vivent, même si, peut-être, l'avenir les fera oublier. Si la violence individuelle n'est pas une réponse (et le film est clair à cet égard), il est néanmoins possible de la comprendre et d'éprouver de la pitié pour ceux qui en sont à la fois les auteurs et les victimes.




A voir et écouter
: sa "master class" enregistrée au Forum des images (Paris) en novembre 2013
A regarder : la bande annonce du film



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