La Curée, Emile Zola, 1871

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A propos de Zola, ce site contient
: 1. Une présentation des Rougon Macquart - 2. Une biographie de l'auteur - 3. Une présentation de L'Oeuvre, 1866. - 4. Une présentation de Germinal, 1885.- 5. Le Ventre de Paris, 1873 -





"Décidément, c'est une nouvelle Phèdre que je vais faire" (Zola, notes de travail)




Deuxième roman de la série des Rougon-Macquart, il met en scène les personnnages de la famille montés à Paris depuis Plassans, après le coup d'Etat du 2 décembre 1851, dans l'objectif déclaré de faire fortune.
Zola le rédige entre mai et juillet 1870, pour l'essentiel, et le termine à la fin de l'année. Ses premiers chapitres (les trois premiers et le début du quatrième) paraissent en feuilleton dans La Cloche, dont Zola était un des rédacteurs, du 29 octobre au 5 novembre 1871, mais cette publication fait scandale et s'interrompt. Le volume paraît une première fois, chez Lacroix, à la fin de l'année, puis chez Charpentier en 1872, sans susciter beaucoup de réactions. Zola fait précéder son roman d'une courte préface qui disparaît ensuite.




     Dans l'histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire, La Curée est la note de l'or et de la chair. L'artiste en moi se refusait à faire de l'ombre sur cet éclat de la vie à outrance qui a éclairé tout le règne d'un jour suspect de mauvais lieu. Un point de l'histoire que j'ai entreprise en serait resté obscur.
     J'ai voulu montrer l'épuisement prématuré d'une race qui a vécu trop vite et qui aboutit à l'homme-femme des sociétés pourries ; la spéculation furieuse d'une époque s'incarnant dans un tempérament sans scrupule, enclin aux aventures ; le détraquement nerveux d'une femme dont un milieu de luxe et de honte décuple les appétits natifs. Et avec ces trois monstruosités sociales, j'ai essayé d'écrire une oeuvre d'art et de science qui fût en même temps une des pages les plus étranges de nos moeurs.
     Si je crois devoir expliquer La Curée, cette peinture vraie de la débacle d'une société, c'est que le côté littéraire et scientifique a paru en être si peu compris dans le journal où j'ai tenté de donner ce roman, qu'il m'a fallu en interrompre la publication et rester au milieu de l'expérience.

Paris, 15 novembre 1871.
Émile Zola



Aujourd'hui, le caractère "scientifique" de l'étude des personnages (jeu des hérédités et "dégénérescence") ferait plutôt sourire, mais la peinture sociale, celle d'un capitalisme financier sans frein, garde de son acuité.
La trame est ainsi constituée :
Eugène Rougon s'est lancé dans la politique et devient ministre, il apparaît à l'arrière-plan alors que le premier plan est occupé par son frère cadet, Aristide "un tempérament sans scrupule, enclin aux aventures", dixit la préface, prié de changer de nom, d'où Aristide Saccard, pour ne pas géner Eugène dans sa position politique officielle. Aristide et sa soeur Sidonie, dans des domaines quelques peu différents, mais similaires, se lancent dans les affaires.
Devenu veuf, Aristide épouse, grâce à l'intermédiaire de sa soeur Sidonie, une très jeune femme (elle a 19 ans au moment du mariage), Renée Béraud du Chatel, de bonne famille (magistrature) qui a eu une aventure sexuelle la dévalorisant sur le marché du mariage mais nantie d'une belle dot. Elle est par ailleurs d'une grande beauté : "Quand Renée entra, il y eut un murmure d'admiration. Elle était vraiment divine." (chapitre 1).
Pendant que son mari fait des affaires, la jeune femme s'ennuie et finit par s'éprendre du fils d'Aristide, Maxime ("l'homme-femme des sociétés pourries" dixit la préface), de dix ans son cadet. Quand le roman commence, elle a trente ans et lui vingt.
Cette aventure dont la trame est très volontairement empruntée au mythe de Phèdre et Hippolyte se déroule sur fond de Second empire et de la fièvre spéculatrice que les grands travaux d'Haussman font vivre à Paris.



Les travaux d'Haussmann :

"Prévus en partie sous Louis-Philippe, ils ont commencé avant même la nomination d'Haussmann à la préfecture de la Seine (juin 1853). Financés tantôt par l'Etat, tantôt par la Ville, tantôt par l'Etat et la Ville associés, à l'aide d'emprunts, ils se sont succédés en trois phases, ou trois "réseaux" qui ont transformé la physionomie de Paris, conformément aux objectifs du règne : adapter Paris à son rôle de grande capitale européenne, étonner le monde par des réalisations modernes et fastueuses, et — par la même occasion — détruire les quartiers traditionnellement propices aux insurrections (comme on l'avait vu en 1830, 1832, 1848). On a démoli des milliers de vieilles maisons, supprimé des dizaines de rues anciennes, au tracé tortueux et étroit, percé à leur place des voies nouvelles, droites et larges, bordées d'immeubles cossus, et débouchant sur de vastes places en croix ou en étoiles. Dès 1854, le boulevard de Strasbourg était inauguré, et la rue de Rivoli ouverte. Entre 1855 et 1858, on a installé le bois de Boulogne, construit l'hippodrome de Longchamp, commencé le boulevard Haussmann, ouvert l'avenue de l'Impératrice (aujourd'hui avenue Foch), l'avenue Victoria, les boulevards du Temple et de Sébastopol, les rues Turbigo, Réaumur, Etienne Marcel. En 1859, les communes limitrophes de Paris ont été annexées à la capitale : Auteuil, Passy, Batignolles, Montmartre, La Chapelle, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard, Grenelle. De 1859 à 1867, on a rasé la butte de Chaillot, aménagé la place du Château-d'eau (aujourd'hui place de la République) et la place de l'Alma, percé le boulevard Malesherbes, le boulevard du Prince-Eugène (aujourd'hui boulevard Voltaire) et le boulevard Saint-Michel, construit la gare du Nord, les deux théâtres de la place du Châtelet, le nouvel Hôtel-Dieu et le tribunal de Commerce, commencé la construction du nouvel Opéra, créé le parc des Buttes-Chaumont."

Henri Mitterand, dossier de La Curée, Folio-classique, 1981
A Voir : Les transformations de Paris, article et exposition.



Le titre

Alors qu'il arrive souvent à Zola d'hésiter entre plusieurs titres avant de se décider, celui-ci s'impose, de lui-même, semble-t-il, comme la caractéristique même du Second Empire. Il est emprunté au vocabulaire de la chasse à courre. Le mot a d'abord été "cuirée", dérivé de cuir, parce que la peau de l'animal abattu était donnée aux chiens. On distinguait "curée chaude", sur le lieu même de la chasse et "curée froide" après le retour au bercail.
Dès le chapitre II dont la première phrase est : "Aristide Rougon s'abattit sur Paris, au lendemain du 2 décembre, avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille.", la métaphore de la chasse se met en place, développée un peu plus loin : "Les fumets légers qui lui arrivaient lui disaient qu'il était sur la bonne piste, que le gibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, la chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre."
La connotation de brutalité, voire de sauvagerie (puisque le narrateur précise : "curée chaude" celle qui se déroule sur la bête à peine abattue), portée par le terme annonce à la fois le thème du roman (la spéculation immobilière, le "dépecage" de Paris) et le jugement de valeur. Le Second Empire tel que le roman le dépeint est très proche de la vision vengeresse des Châtiments de Hugo, quoique Zola en ait dit. Certaines formules des discours impériaux que Hugo avait reprises, de manière antiphrastique, pour titrer les livres de son recueil, sont à leur tour reprises par Zola, dans la même veine antiphrastique, par exemple "[...] la société sauvée encore une fois..." (chap. 2), de même que la fusion entre banditisme des grands chemins et classe dominante.



Une étude de moeurs.

A travers ses personnages, Zola fait vivre le monde du Second empire : fièvre spéculatrice qui agite le régime, rêve de pluie d'or (les verbes "flamber", "flamboyer" se retrouvent à tout propos) que le roman transmet à travers une coloration jaune dont il rythme toutes les nuances, de la chevelure de Renée aux robes créées par Worms (le couturier du roman dont le modèle est Worth, l'inventeur, d'origine anglaise, de la haute couture parisienne) jusqu'au spectacle imaginé par un préfet, M. Hupel de La Noue, pour le bal de la mi-carême chez Aristide Saccard ; des décors de l'hôtel particulier de Saccard au jaune de la lumière solaire inondant Paris, du jaune éteint de la boue et des feuilles mortes, à celui des cabinets particuliers des restaurants à la mode.
Zola peint à grands traits un univers dominé par des appétits de prédateurs dont le seul souci est de satisfaire des ambitions personnelles : devenir député, devenir riche, brasser de l'argent et le dépenser de manière ostentatoire, se montrer et être vu semblant être l'essentiel des projets des uns et des autres. La description des robes de Renée, étalage de richesse chiffrée tout au long du récit et qui fournit aussi l'explicit du roman : "La note de Worms se montait à deux cent cinquante-sept mille francs.",  souligne ce besoin de visibilité ; comme le soulignent aussi les grands dîners, les bals (ceux des Tuileries, de la préfecture de Paris, aussi bien que ceux qu'organise Saccard en son hôtel du Parc Monceau) qui ponctuent régulièrement la progression du récit.
La convoitise généralisée fait fi de toute morale et de tout respect d'autrui : les êtres humains s'y trafiquent au même titre que les terrains, ainsi de la décision du nouveau mariage de Saccard, combiné entre sa soeur et lui, au chevet du lit où agonise sa première femme, Angèle. La deuxième, Renée, ne représente pour son mari qu'une ressource financière (il s'approprie la totalité de sa dot) et une manière d'enseigne garantissant son crédit sur la place: tant qu'elle exhibe ses toilettes onéreuses et ses bijoux, Saccard peut emprunter, dépenser, investir, perdre ou gagner à volonté. De la même manière, Saccard marie son fils Maxime à une jeune-fille phtisique dans l'espoir de s'en approprier la dot qu'il finit par négocier avec Maxime devenu veuf, comme prévu. Mais le père de la jeune fille d'une certaine manière la "vend" contre son élection de député. On comprend que la prostitution illustre le régime. La confusion sociale se manifeste dans des détails comme les bijoux portés par Renée lors de la première soirée (chapitre 1) acquis dans la vente des biens d'une demi-mondaine, ou la curiosité qu'elle a d'un bijou porté par une prostituée que fréquente Maxime et qu'elle fera reproduire.

Une nouvelle Phèdre

La trame de Phèdre vient prêter son dessin mythique à la vision d'une société pourrissante où ne reste qu'un seul dieu et une seule "valeur": l'argent.  La découverte que fait Renée de son désir pour Maxime, le fils de son mari, l'éphèbe mal défini, tel que le décrit le narrateur, ni mâle, ni femelle, se passe dans la grande serre de l'hôtel particulier du parc Monceau qui reproduit une sorte de jungle à l'échelle parisienne. Cette "jungle" de poche où trône un sphinx porte un double symbolisme, elle est en même temps la "nature" avec ses pulsions, et la nature "dénaturée" qui illustre le déchaînement d'appétits venus d'on ne sait où (le sphinx) qui permet à Zola d'évoquer toutes les formes du désir sexuel (de l'inceste au lesbianisme en passant par les amours palefrenières de Baptiste, le majordome "qui n'aime pas les femmes.") L'inceste de Renée-Phèdre n'y a nulle grandeur, mais est un glissement sur la pente de la facilité aussi bien pour elle que pour Maxime-Hippolyte. Quant à Saccard-Thésée, la révélation de cet adultère se trouve, pour lui, si largement compensée par l'abandon que lui fait sa femme de ses biens, qu'il ferme complaisamment les yeux.
Aricie, devenue Louise, loin d'être interdite est un calcul de plus de Saccard, et la jalousie féroce de Renée s'enlise dans ces calculs sans qu'elle trouve l'énergie pour y échapper ; si l'idée du suicide l'effleure, elle ne parvient pas à passer à l'acte, comme elle-même le soupçonnait en face du personnage de Racine.
Sexe et argent se trouvent intimement mêlés, en particulier dans le personnage de Mme Michelin qui, au fil de l'oeuvre, assure la réussite de son mari, simple chef de bureau au premier chapitre, décoré de la légion d'honneur à l'avant-dernier chapitre, et la fortune du couple. Ainsi sera-t-elle vue au Bois, dans le dernier chapitre : "Mme Michelin passa même, au fond d'un coupé ; la jolie brune était allée visiter le chef-lieu de M. Hupel de la Noue ; et, à son retour, on l'avait vue au Bois dans ce coupé, auquel elle espérait bientôt ajouter une voiture découverte."





robe de Worth, vers 1870

Création de Charles Frederick Worth (1825–1895), vers  1870. Soie, métal et sequins. The Brooklyn Museum Costume Collection au Metropolitan Museum of Art.
C'est ce couturier qui sert de modèle à celui qui habille Renée dans le roman, Worms.


Mise en abyme

Dans le roman, les deux protagonistes (Renée et Maxime) assistent à une représentation de Phèdre. La motivation en est non pas l'identité de leurs histoires, mais la mode, qui est un impératif ("commandait de s'intéresser"). L'actrice, Adélaïde Ristori, "faisait courir tout Paris".
Il s'agit d'une traduction de la Phèdre de Racine en italien. L'étrangeté en devient double : celle de la langue autant que celle de la fable. Pour Maxime, la tragédie ne soulève que des remarques superficielles dévoilant sa propre superficialité. L'acteur jouant Hippolyte n'est pas très bon, mais sa remarque : "Quel godiche!" est ambiguë, car si au premier chef elle semble juger un acteur, elle renvoie aussi au personnage qui refuse la bonne aubaine que lui, Maxime, s'est empressé de saisir. En sortant du théâtre, il s'offre le luxe d'un bon mot :" C'est moi qui avait raison de ne pas m'approcher de la mer, à Trouville." Les connaissances de Maxime ne lui servent qu'à se gausser de ce que, visiblement, il ne comprend pas : "Tu vas entendre le récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux !"
Renée, au contraire, se trouve bouleversée, doublement. D'une part, elle s'identifie au personnage "la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque frisson de son désir et de ses remords.", et d'autre part, elle mesure par comparaison le caractère navrant de sa propre histoire "Comme son drame était mesquin et honteux, à côté de l'épopée antique !"
Théophile Gautier qui comparait le jeu de Rachel et celui d'Adélaïde Ristori, écrit de cette dernière :"Chez elle, la femme amoureuse perce davantage à travers le délire inspiré par la colère de Vénus: elle ne subit pas autant cette flamme vengeresse que Melle Rachel le faisait ; elle la partage, elle en est complice." Et d'ajouter qu'elle a été sublime "dans la tirade de la déclaration. (Moniteur Universel, 17 mai 1858. La première, à laquelle il assistait, a eu lieu le 11 mai 1858)
Dérision, incompréhension du "héros", malaise de l'héroïne, la réaction des personnages met à nu, en redoublant le statut de spectacle en langue étrangère (la langue du désir est, de fait, devenue "étrangère"), la dégradation des sentiments individuels tout autant que celle d'une société qui ne connaît du désir que des appétits matériels aisément satisfaits, où aucune transgression n'est possible puisqu'elles tournent toujours, à l'instar des opérettes d'Offenbach, en bouffonneries, comme le rappelle le dernier paragraphe racontant cette représentation. Seule Renée-Phèdre est encore habitée par une aspiration à l'absolu qui la détruit sans aucune grandeur dans le contexte social de son temps.




Jean Borie
, dans sa préface à l'édition folio-classique de La Curée, 1981, livre cette réflexion sur le personnage de Renée :
"Renée existe, son histoire est vraie, émouvante, tragique même, quoique d'une autre manière. Il ne s'agit pas d'une tragédie du sang, ni d'une tragédie chrétienne, mais d'une tragédie du vide. Ce qui arrive de proprement tragique à Renée, c'est la prise de conscience de plus en plus aveuglante de son irréalité pour les autres, de l'irréalité des autres pour elle, de sa propre irréalité à ses propres yeux : un théâtre d'ombres et de faux-semblants où seuls existent l'or et la chair, lumineux fantasme."








Pour écouter le roman, c'est sur Littérature-audio.
A écouter : Concordance des temps (France culture, 29 octobre 2016) "Au regard de Zola : le capitalisme débridé", Alain Pagès s'entretient avec Jean-Noël Jeanneney.
A voir : Adélaïde Ristori à la BnF, Offenbach sur le site qui lui est dédié.
A consulter : une étude sur Zola et l'urbanisme de Marie-Eve Sévigny, Université Laval, Canada, 1998.
A regarder et à écouter : quelques extraits de La Vie parisienne, 1866 , d'Offenbach, le Finale, l'air du brésilien (chanté par Dario Moreno).




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