Vercoquin et le plancton, Boris Vian, 1947

coquillage


Edition et contexte

      Entre la fin de l'année 1942 et mai 1943, Boris Vian écrit une pochade, Trouble dans les Andains, destinée à la lecture intime puisqu'il ne cherche nullement à le faire publier. Ce petit roman raconte les aventures du "Major" et de son alter ego, Antioche Tambrétambre qui se lancent dans la folle poursuite du "barbarin fourchu", objet mystérieux qu'à peine récupéré, ils s'empressent de jeter à la mer.
Pendant l'année 1944, il écrit un deuxième roman dans lequel il reprend ses deux personnages, le Major et Antioche, dont il rappellera la première aventure au chapitre VIII de la deuxième partie.
Boris Vian travaille alors à l'AFNOR (Association Française de NORmalisation) à établir des réglementations. Difficile d'imaginer un travail (réglementer, organiser, unifier) plus en désaccord avec les aspirations du trompettiste fou du jazz de la Nouvelle Orléans.
La nouvelle aventure qu'il concocte pour ses deux personnages, sous le titre de Vercoquin et le plancton, est, en apparence, plus familière puisqu'il s'agit d'un mariage, celui du Major avec la séduisante Zizanie de Houspignole au nom prometteur de catastrophes. Son ami François Rostand le passe à son père, Jean (à qui le roman sera dédié), qui le transmet à Queneau. Queneau dirige chez Gallimard une nouvelle collection, "La plume au vent", et ce roman à la désinvolture farfelue lui paraît tout à fait convenir. Gallimard offre à Vian un contrat, signé en 1945, mais la publication attendra janvier 1947, après J'irai cracher sur vos tombes (Scorpion, novembre 1946) et L'Ecume des jours puisque 13 chapitres en sont publiés par Les Temps Modernes en octobre 1946.
Sur la page de titre du texte dactylographié, Vian a défini son oeuvre ainsi : "grand roman poliçon* en quatre parties réunies formant au total un seul roman, par Bison Ravi, chantre espécial du Major".
[* l'adjectif "poliçon", avec cette orthographe, est employé dans L'Emile de Jean-Jacques Rousseau pour qualifier un enfant espiègle et désobéissant. Il est de fait qu'espièglerie, désobéissance — violation des interdits moraux et sociaux du temps — et enfantillage sont bien les couleurs de ce roman.]






première de couverture

Première de couverture de l'édition originale, 1947

Quatrième de couverture rédigée par Queneau :

Parmi les jeunes écrivains, il y en a quelques-uns qui, continuant la vénérable tradition qui prit naissance avec la Batrachomyomachie d'Homère, ne dédaignent point de temps à autre de faire "Ha, ha" (comme disait Fontenelle, très illustre vieillard, qui atteignit un âge avancé sans s'être jamais permis de rire) ou même "A, a" (comme le non moins illustre Bosse-de-Nage, cynocéphale papion et compagnon fidèle du docteur Faustroll. [...])
Revêtus de leur livrée modeste de plumes, ils [les livres] se présentent ainsi au public, en toute franchise : pas très habillés et pas mal insolents.



Une désorganisation organisée

Le roman est dsitribué en quatre parties titrées, à l'intérieur desquelles le texte progresse par chapitres courts :
1. Swing chez le Major
2. Dans l'ombre des ronéos (ronéo : machine à reproduire des textes préalablement frappés sur un stencil)
3. Le Major dans l'hypoïd (hypoïde, adjectif qui détermine un type d'engrenage]
4. La passion des Jitterbugs (Jitterbug : danse et/ou danseur de "Swing" — Mot popularisé par une chanson de Cab Calloway, 1935)
Il est précédé d'une très brève préface intitulée "Prélude" qui joue bien son rôle d'ouverture musicale en donnant le ton, celui de la désinvolture et de la facétie, gaussant le "réalisme" tout autant que la tentation biographique : on n'écrit pas la misère pour l'avoir vécue, puisqu'il est sous-entendu que "réaliste" veut dire sinistre, misérabiliste, etc. L'expression "se nourrir de plancton" y vient remplacer "tirer le diable par la queue", voire "manger de la vache enragée".
Un roman de Vian ne se résume pas, tout au plus peut-on en proposer un synopsis. Le Major tombe amoureux de Zizanie au cours d'une surprise-party organisée pour ses 21 ans, âge de la majorité en 1944. Il décide de l'épouser mais, intimidé, demande à son ami Antioche de la demander en mariage pour lui à son tuteur, un oncle ingénieur qui travaille au CNU (Consortium National de l'Unification), lequel organisme a pour projet de "régler toutes les formes de l'activité humaine". Après nombre de visites au CNU sans parvenir à rencontrer l'oncle, finalement, le Major est poussé dans le bureau de ce dernier où, à la faveur d'un malentendu (bien entendu), il se voit embauché au CNU pour gérer une commission affectée à la régulation des surprises-parties (francisées, par la même occasion). Enfin, la demande faite et approuvée, des fiançailles sont organisées. Et tout finit dans une surprise-partie monstre et explosive.
Les deux parties centrales relatent les tribulations d'Antioche et du Major au CNU, et par la même occasion la vie quotidienne dans cet organisme où des jeunes gens s'ennuient sous la férule de Miqueut (l'oncle de Zizanie) à faire semblant de travailler. Satire s'il en est de la bureaucratie (on y noircit beaucoup de papier, on passe beaucoup de temps en réunions, improductives comme il se doit, ou au téléphone). Le genre est ancien, Courteline s'en était fait une spécialité. La différence est bien entendu dans la "méchanceté" de Vian, aucun lecteur ne peut éprouver d'empathie à l'égard de Miqueut, un odieux imbécile, représentatif de tous les empêcheurs de swinguer en joie.





Magazine littéraire, 1982

Magazine littéraire
, mars 1982, dessin de Raymond Moretti (1931-2005)



Ces deux parties beaucoup plus longues que la Première et la Quatrième, souvent répétitives, sont bien destinées à provoquer un certain ennui, conforme à leur contenu — l'univers convenu et ennuyeux des adultes et du travail — alors que le début et la fin du roman, vifs et allègres, sont consacrées à deux fêtes sous le signe du jazz, de l'alcool et de la sexualité. La "poliçonnerie" s'y donne libre cours, dans l'euphorie et l'hyperbole. A quoi donc pensent les garçons ? à culbuter les filles. Et les filles à quoi pensent-elles ? à la même chose. Quand ils ne dansent pas, ils boivent et quand ils ne boivent pas, ils... dans le "baisodrome", ou dans le parc sous les buissons, enfin, là où ça se trouve, comme dans la dernière partie :




A deux heures et demie du matin, la surprise-party battait son plein. Les zazous étaient divisés en deux groupes d'égale importance : ceux qui dansaient et les farfouilleurs. Ces derniers se répartissaient au petit bonheur dans les chambres, sur les lits, sur les divans, dans les armoires, sous les meubles, derrière les meubles, derrière les portes, sous le piano (il y en avait trois), sur les balcons (avec des couvertures), dans les recoins, sous les tapis, sur les armoires, sous les lits, dans les lits, dans les baignoires, dans les porte-parapluies, de-ci, de-là, de part et d'autre, en pile indienne, encore ailleurs, un peu partout. Ceux qui dansaient s'étaient rassemblés dans une seule pièce, autour de l'orchestre.



 
Comme le pense le Major "On s'amusait chez lui, ça lui faisait plaisir."
S'amuser est la maître mot et le lecteur aussi s'amuse.



Jeux de langue et langues du jeu/je

Car dans ce premier (deuxième) roman de Vian, le lecteur voit se mettre en place les constantes de son écriture, sa façon personnelle de jouer avec les mots, de construire un monde, autre et même, avec une férocité joyeuse.
Dès le premier chapitre, le verbe "éclore" dont le sujet est "des fleurs" a pour complément "tapis craquant", renouant avec le sens premier du verbe (sortir de l'oeuf). Cette manière de jouer du champ sémantique d'un mot se retrouve dans tous les textes de Vian, et produit le plus souvent des images inattendues et par-là même frappantes. Si Vian ne se considère nullement comme surréaliste, ses jeux avec le langage l'en rapprochent beaucoup.
Il en va de même pour les accumulations, par exemple celle des friandises mêlant réalité culinaire "pyramides de gâteaux" et divers objets de "plaisir" venus d'autres domaines "carrés magiques" (le jeu), "hautes sphères politiques" (la mondanité), avec naturellement l'équivalence qui s'introduit entre carrés et sphères (géométrie) et les adjectifs "magiques" et "politiques". Au lecteur d'en faire ce qu'il voudra.
Le calembour apparaît aussi dès l'incipit puisqu'Antioche installe "le banc d'arbouse de vache", piètre jeu de mots (mais ce sont ceux que l'on aime le plus) sur arbouse (fruit de l'arbousier) et "bouse" (excrément de bovin) ; assez proche du calembour est le détournement de mots existants pour créer des "choses" inattendues, par exemple des "peaux de narvik lustré" (Narvik étant un port norvégien), du "nansouk tunisien" (le tissu est devenu alcool, par la grâce du "souk" — marché), un "mackintosh" d'imperméable devient animal de compagnie. Vian ne se prive pas non plus (comme son ami Queneau, mais à un degré moindre) des altérations orthographiques, par exemple le vin de Tokay devenant "toqué" (fou), ou Gershwin devenant "Guère Souigne", autant dire bien peu capable de rythme.
S'y ajoute la description de réalités familières comme si elles ne l'étaient pas, "douze marches de pierre naturelle étroitement imbriquées les unes dans les autres et formant ainsi, par cet artifice ingénieux, un escalier", l'incise admirative redonnant un caractère inattendu à la banalité, tout autant que la banalisation de l'extraordinaire, voire de l'impossible, ainsi de Miqueut passant trois mois au téléphone : "Le 19 juin à seize heures, trois mois jour pour jour après cette visite d'Antioche, Miqueut reposa le récepteur./ Il était content, il avait fait du bon travail [...]"
Le monde ainsi créé est à la fois déconcertant et familier. Et le lecteur ne s'étonne pas de voir des locutions figées, comme "peigner la girafe" (ne rien faire), prendre littéralement vie : "Emmanuel avait tellement peigné la girafe, ce matin-là, que la pauvre bête en était morte. Des touffes de ses poils traînaient un peu partout, et son cadavre, dont on avait fait passer la tête par la fenêtre, pour pouvoir circuler, gisait sous le bureau..." ou une explosion naître d'un coup de poing engendrant une chandelle, 36 n'étant pas nécessaire (en voir 36 chandelles).



Swing time, 1936

Ginger Roger, Fred Astaire dans Swing time (Sur les ailes de la danse), George Stevens, 1936. Le film est distribué en France en 1937.


L'incipit du roman, par ailleurs, prévient d'emblée qu'il s'agit aussi de jouer avec la littérature : "Comme il voulait faire les choses correctement, le Major décida que ses aventures commenceraient cette fois à la minute précise où il rencontrerait Zizanie." Ainsi le narrateur (qui n'est pas le Major mais un narrateur extérieur) joue-t-il avec la numérotation des chapitres  (deux chapitres II, deux chapitres IV, V et VI, une longue digression sur l'art et la manière de "draguer" dans une surprise-party) ce qui produit un peu un effet dansant, en avant, en arrière, en tourbillon...
Une autre particularité notable réside dans l'utilisation de personnages empruntés à la propre vie de l'écrivain, ceux qu'il aime autant que ceux qu'il déteste (André Coeuroy, critique musical, par exemple), pour certains sans anagramme ou nom de substitution, comme c'est le cas pour Jean Sol Partre dans L'Ecume des jours, ou ici Corneille Leprince, le voisin, comme François Rostand. Ainsi la dernière surprise-party est-elle animée par l'orchestre de Claude Abadie, dont faisait partie Vian, ou le Major est-il appelé M. Loustalot, par Miqueut, faisant entrer son ami Jacques Loustalot, même et autre dans sa fiction. Il attribue aussi à ses divers personnages des caractéristiques que le lecteur peut lui attribuer, à lui, ainsi René Vidal qui travaille au CNU et joue de la trompinette dans l'orchestre d'Abadie ; ainsi des poèmes de Fromental et du Major issus des poèmes d' Un seul Major Un sol majeur (recueil en fait jamais achevé) ; si le Major hérite de la timidité de son auteur et de son sérieux (qu'il applique à la constitution de son dossier sur les surprises parties) tout autant que de son goût des fêtes, Antioche, lui, est un double dont la violence, à tous les niveaux, celle de la séduction comme celle du massacre (il tuait déjà son père à la fin de Trouble dans les Andains), relève peut-être du fantasme compensateur.
Vercoquin et le plancton est aussi un des rares textes de Vian qui fasse une place à la guerre, à la fois dans des détails de la réalité comme les lampes à acétylène ou les semelles de bois, mais aussi par sa présence puisqu'elle éclate et se termine pendant les trois mois que dure le coup de téléphone de Miqueut dans la deuxième partie. Occasion pour le narrateur de moquer, ce qui est aussi dénoncer, les matamores, toujours innombrables après guerre (Miqueut "s'estima dès lors digne de donner à tout moment son avis de patriote"), de pasticher joyeusement Les Trois mousquetaires, Le Major et Antioche défendant victorieusement la cave d'un bistrot en en vidant toutes les bouteilles, mais de rappeler aussi les difficultés de ces temps, en particulier celles de l'approvisionnement.
Ce premier roman publié est donc gros de la suite et se lit avec autant de plaisir que d'autres oeuvres plus achevées.




A lire
: une étude sur l'onomastique dans le roman, malgré quelques erreurs et diverses coquilles, l'analyse fournit d'intéressantes pistes de réflexion.



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