Fêtes galantes, Paul Verlaine, 1869

coquillage




portrait de Verlaine, Bazille

Portrait de Verlaine, 1867, Jean-Frédéric Bazille (1841-1870), donné peut-être au poète, puisqu'il est dans la liste de ses biens personnels  qu'il transmet à Lepelletier lors du procès en séparation.


     Ce deuxième recueil de Paul Verlaine est publié en mars 1869 par Lemerre. Il connaîtra deux rééditions du vivant du poète, une en 1886, une autre en 1891.
     Le poète y travaillait depuis 1867 et un grand nombre de ses poèmes avaient déjà paru en revue. Deux deuils ont assombri cette préparation. Son père est décédé en 1865, et sa cousine Elisa, huit ans de plus que lui, qu'avaient élevée ses parents, est morte en 1867.
Depuis 1866, Verlaine est de toutes les réunions du Parnasse, ce groupe de jeunes écrivains qui se rencontrent dans la librairie de Lemerre  et publie une revue, Le Parnasse contemporain (d'où leur nom d'abord donné par dérision mais qu'ils reprennent comme un drapeau).

Fêtes galantes ?

     Le titre du recueil renvoie directement à la peinture puisque l'expression désigne un certain type de sujet, une fête dans un décor champêtre (déjeuner sur l'herbe, bals, musique, promenade) dont les participants, hommes et femmes, sont toujours vêtus avec une grande élégance, souvent déguisés en personnages de la commedia dell'arte (Arlequin, Colombine, Pierrot, etc.) Watteau s'est particulièrement distingué dans le genre, et la notion aurait même été créée pour ses oeuvres. Mais il n'est pas le seul, et parmi les plus connus, il faut compter Nicolas Lancret (1690-1745) ou encore Jean-Honoré Fragonard.
     Si le terme "fête" connote le plaisir, le divertissement, la gaieté, la fantaisie, le mot "galant" connote, lui, à la fois l'élégance et le raffinement, l'amour, à tout le moins le badinage, voire le marivaudage.
Intituler ainsi le recueil c'était le mettre sous le signe de la grâce et de la légèreté. C'était aussi s'inscrire dans une veine poétique qui était loin d'être étrangère à l'époque. Un certain nombre de poèmes de Hugo peuvent s'y rattacher, par exemple, "La Fête chez Thérèse" (Les Contemplations, I, 22) dont Lepelletier, dans le livre consacré à son ami (Paul Verlaine, sa vie, ses oeuvres, 1907), affirme qu'il était le seul poème qu'il sut par coeur. Mais Hugo n'était pas le seul. Gautier ("Watteau", par exemple), Théodore de Banville et d'autres en avaient aussi suivi l'inspiration.
Par ailleurs, le XVIIIe siècle redevenait à la mode et les Goncourt avaient publié, en 1857, leurs Portraits intimes  du XVIIIe siècle et en 1862, La Femme au XVIIIe siècle.
En 1860, avait aussi eu lieu une exposition des oeuvres collectionnées par Louis La Caze (qui les lèguera au Louvre en 1869), particulièrement riche en peintures du XVIIIe siècle, Chardin, Watteau, Fragonard...


Sans négliger l'étude qu'Arsène Houssaye avait consacrée à Watteau, en 1841, dont il disait qu'il "fut par excellence le peintre de l'esprit et de l'amour, le peintre des fêtes galantes". Et Verlaine connaissait Houssaye puisqu'il a publié dans la revue qu'il dirigeait, L'Artiste, 14 des Fêtes galantes.
Ni oublier ce quatrain de Baudelaire dans "Les Phares" (Les Fleurs du mal, 1857) où déjà affleure l'ambiguïté de la fête et du danger, de la vie et de la mort (errer / flamboyer / folie) :
Watteau, — ce carnaval, où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Comme, Parnasse oblige, il n'est plus question d'épancher des sentiments dans la poésie, Verlaine a puisé dans les masques de la peinture, du théâtre, dans l'évocation d'un passé lointain, un moyen approprié de dire sans dire tout en disant, dans cet entre-deux virtuose dont il se révèle ici le maître.



Composition du recueil

      Il comprend 22 poèmes, tous titrés et non numérotés,  assez brefs, en règle générale, puisque trois poèmes seulement dépassent 20 vers. La forme strophique est ici préférée, un poème seul y échappe, le 4, encore que le fait qu'il se déploie sur 14 vers permet d'y lire peut-être un sonnet masqué, renversé par le fait, les tercets précédant les quatrains, ou par le jeu des rimes deux quintils et un quatrain, le dernier vers du premier quintil rimant avec le premier vers du second, jeu formel qu'on trouvait déjà dans la Chanson des Albigeois, ou encore en suivant la construction des trois phrases qui le composent : un sizain et deux quatrains.
     Les quatrains dominent l'ensemble (12 sur 22), viennent ensuite les tercets (6 poèmes), le poète a choisi une fois le distique (strophe de deux vers), une fois le sizain.
Quoique Verlaine ait ensuite affirmé sa préférence pour l'impair (Art poétique), les rythmes pairs dominent le recueil et près de la moitié des poèmes (10/22) sont construits en octosyllabes, trois en décasyllabes (dont le premier et le dernier), quatre en alexandrins. Il n'y a que trois poèmes à utiliser l'impair (les 15, 19 et 21). Toutefois, la souplesse et la musicalité sont assurées (Ô combien !) par les coupes irrégulières des vers, les rejets et les contre-rejets, les allitérations et les assonances bien davantage que par la rime, encore qu'elle puisse accentuer la fluidité tout autant que se faire cocasse, par exemple dans "Colombine". Claudel disait des alexandrins verlainiens  qu'ils "ne sont pas formés par des syllabes, ils sont animés par une mesure. Ce n'est plus un membre logique durement découpé, c'est une haleine, la respiration de l'esprit ; il n'y a plus de césures, il n'y a plus qu'une ondulation, une série de gonflements et de détentes."
Les dates de première publication permettent de voir que le recueil est construit, qu'il ne s'agit pas d'un simple florilège. Le pivot en est le poème 11, "Fantoches", dont le titre renvoie aux marionnettes ; c'est sur la scène, dans le jeu des personnages, comme chez Shakespeare, que se dévoile la vérité des être et du monde. C'est une assez terrible vérité qui veut que tout ne soit que jeu, mise en scène des sentiments, en particulier du sentiment amoureux. Si les 10 premiers poèmes, malgré un fond de mélancolie, s'offrent comme de plaisants tableaux, les 11 suivants défont cette illusion et tout se termine "dans le vieux parc solitaire et glacé" de "Colloque sentimental". De l'amour, du plaisir, de la jeunesse, il ne reste rien, pas même le souvenir.






watteau
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Antoine Watteau (1684-1721), Les Charmes de la vie, 1718/19



Clair de lune [1]: 3 quatrains de décasyllabes (12 vers) - publié d'abord dans La Gazette rimée, 20 février 1867 et dans L'Artiste, le 1er janvier 1868, sous le titre, qui deviendra celui du recueil, "Fêtes galantes"
Pantomime [2]: 4 tercets d'octosyllabes (12 vers) - L'Artiste, 1er janvier 1868
Sur l'herbe [3]: 3 quatrains d'octosyllabes (12 vers) - L'Artiste, 1er janvier 1868
L'Allée [4]: 14 vers d'alexandrins
A la promenade [5]: 5 quatrains  de décasyllabes (20 vers) - L'Artiste, 1er juillet 1868, pourrait s'inspirer de "La promenade" de Watteau reproduit dans un livre publié en 1850.
Dans la grotte [6]: 3 quatrains de 2 octosyllabes + 1 alexandrin+  1 octosyllabe (12 vers) - L'Artiste, 1er juillet 1868.
Les ingénus [7]: 3 quatrains d'alexandrins (12 vers) - L'Artiste, 1 juillet 1868
Cortège [8]: 5 quatrains d'octosyllabes (20 vers) - L'Artiste, 1er mars 1869
Les coquillages [9]: 4  tercets + 1 vers , octosyllabes (13 vers)
En patinant [10]: 16 quatrains d'octosyllabes (64 vers)
Fantoches [11]: 4 tercets d'octosyllabes (12 vers)

Cythère [12]:  4 tercets d'octosyllabes (12 vers)
En bateau [13]: 5 tercets d'octosyllabes à rime unique (15 vers)
Le faune [14]: 2 quatrains d'octosyllabes (8 vers) - L'Artiste, 1er janvier 1868
Mandoline [15]: 4 quatrains d'heptasyllabes (16 vers) - La Gazette rimée, 20 février 1867 sous le titre "Trumeau", terme qui nomme un panneau décoré entre deux portes, deux fenêtres ou un dessus de cheminée. L'Artiste, 1er janvier 1868.
A  Clymène [16]: 5 quatrains de 3 hexasyllabes + 1 pentasyllabe (20 vers) - L'Artiste, 1er juillet 1868
Lettre [17]: 32 vers d'alexandrins distribués en 12 + 1 + 6 + 10 + 3 - Le poème joue avec celui de Théophile de Viau, "Désespoirs amoureux".
Les indolents [18]: 6 tercets d'octosyllabes (18 vers)
Colombine [19]: 6 sizains  de 2 fois 2 pentasyllabes  + 1 vers de deux syllabes (36 vers)
L'amour par terre [20]: 4 quatrains d'alexandrins (16 vers) - L'Artiste, 1er mars 1869
En sourdine [21]:  5 quatrains d'heptasyllabes (20 vers) - L'Artiste, 1er juillet 1868
Colloque sentimental [22]: 8 distiques de décasyllabes (16 vers) - L'Artiste, 1er juillet 1868





Fragonard

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Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), La Lettre d'amour, 1771.

Jeux de scène

décor
     Tous les poèmes évoquent un même décor, celui d'un parc, proche de celui de Versailles, avec ses allées, ses arbres, ses grottes artificielles incrustées de coquillages, ses pièces d'eau, étangs ou fontaines, ses statues (les dieux, le faune, l'Amour), le plus souvent à l'heure crépusculaire qui autorise les demi-teintes.  C'est un décor bien éloigné de la nature sauvage chère aux romantiques, mais assez proche du "locus amoenus" cher aux poètes médiévaux.
Ce décor est celui des peintures de Watteau, ce que disait explicitement un vers de "Clair de lune" en 1867: "Au calme clair de lune de Watteau" corrigé ensuite en "Au calme clair de lune triste et beau". Mais plus qu'un paysage réel, il s'agit plutôt du souvenir d'un lieu toujours et déjà perdu, un décor au sens propre du terme, une toile peinte au fond d'une scène sur laquelle se jouent les comédies du désir. Nous sommes si bien sur un théâtre que le 2e poème s'intitule "Pantomime" et que le 3e, "Sur l'herbe", est un dialogue.
personnages
     Les personnages qui le hantent viennent de trois univers, celui des bergeries, chères à la préciosité du XVIIe siècle : Chloris,Tricis, Clymène, celui du théâtre français (Corneille, dans ses comédies, Molière), Aminte, Clitandre, Damis, et celui du théâtre italien, Colombine, Pierrot, Arlequin. En somme, il s'agit d'un univers extrêmement littéraire. De temps à autre se glisse un personnage directement hérité des fantasmes relatifs au XVIIIe siècle libertin, celui de l'abbé galant.
Les personnages féminins s'incarnent dans des marquises, Colombine, plus vaguement des "belles", et de manière encore plus générique dans le seul pronom "elle". "Elle" est toujours gracieuse, souriante,  pâle, blonde, un brin coquette, voire "perfide".
Les personnages masculins s'incarnent dans Arlequin, voire un Pierrot bien gaillard et matérialiste (rien à voir avec le "rêveur" qu'il représente aujourd'hui), quelques marquis, quelques abbés. Tous se caractérisent par leur sensualité. Ces "fêtes galantes" sont des occasions de manger et de boire (il ne s'agit pas d'un univers où l'on vit d'amour et d'eau fraîche, cf. "Cythère" [12]), mais aussi, bien sûr, de courtiser les dames, voire plus, "si affinités".
"Trompeurs exquis et coquettes charmantes" résume "A la promenade" [5] Mais qui sont-ils ? nos rêves ? nos désirs ? nos sentiments ? nos idées ? nos souvenirs?
dramaturgie
     Par les jeux (à tous les sens du terme, celui du théâtre, celui du divertissement) de leurs personnages, chacune de ces vignettes témoigne à la fois des illusions et des vanités (pour employer un vocabulaire religieux ou moral) où se complaît l'être humain, l'aspiration à l'illusion (croire aimer, croire être aimé) aussi en même temps que leur goût légèrement amer et l'impossiblité de s'y abandonner. C'est ce que met en place le poème liminaire "Clair de lune" où "votre âme" peut aussi bien être celle du poète que du lecteur.


Baudelaire, dans "Le Voyage" définissait l'âme humaine comme un vaisseau, "Notre âme est un trois-mats cherchant son Icarie", Verlaine lui préfère le paysage "choisi", autrement dit le meilleur en son genre, où vont se mouvoir des projections, parfois masculines, le plus souvent féminines. Le jeu est, la plupart du temps, comme chez Marivaux, celui de la séduction, où tout se dit sans se dire, par exemple dans "Les coquillages" où la suggestion pour être transparente n'en reste pas moins suggestion.
La pièce se joue en deux actes, dont le pivot, signalé plus haut est celui de "Fantoches" rappelant qu'il s'agit moins de personnages que de marionnettes. Le premier acte (les dix premiers poèmes) célèbre les jeux de la sensualité et la séduction, dans leurs délicatesses et leurs sous-entendus. Malgré un discret fond de mélancolie, le plaisir domine, tous les plaisirs, le goût, le toucher, la vue, l'ouïe et même l'odorat; la coquetterie féminine peut paraître ne donner que plus de piquant à la conquête masculine ; et les personnages masculins ne négligent aucune déclaration hyperbolique. L'ironie est discrète.  Mais dans le second acte, les masques tombent en quelque sorte, la coquetterie n'est pas simulée, elle est le fond de la féminité, tenter mais ne rien accorder. Quant aux déclarations masculines, elles s'oublient presque aussi vite que proférées. Hommes et femmes sont dupes de leurs élans sensuels sans qu'aucun sentiment réel ne soit vraiment éveillé en eux, comme le rappelle "En patinant" ("patiner", vieilli aujourd'hui, est l'équivalent du contemporain familier "peloter") : "Nous fûmes dupes, vous et moi" manipulés à la fois par la nature extérieure (les saisons) et intérieure (les sens et leurs appétits) et qui s'achève dans la dérision d'une cacophonie finale "quoiqu'on caquette". Il est aisé, particulièrement pour des jeunes gens (et toutes les figures évoquées sont celle de la jeunesse) de confondre désir sexuel et amour, Eros et Agape ou Philia. Et si le faune présage "une suite / Mauvaise à ces instants sereins" à l'orée de la seconde partie [14], c'est qu'il appartient au monde de la sexualité "sauvage" (mi-animal/mi-humain), comme la jeune femme qui devant "L'amour par terre" [20] "S'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole / Au-dessus des débris dont l'allée est jonchée." "Anima", l'âme, est tout aussi volage que le papillon, et sans doute tout aussi transitoire dans ses désirs. On rêvait d'amour, on ne trouve que le désir, peut-être puissant mais certainement éphémère.
L'Amour (le sentiment), comme la jeune femme de "L'allée" "fardée et peinte comme au temps des bergeries", n'est donc qu'un masque : le temps de l'innocence n'existe que dans les contes, dans les rêves, dans les peintures. L'illusion dissipée, il ne reste qu' "un parc solitaire et glacé", et des spectres qui le hantent.
Verlaine admirait Calderon, et la dissipation des illusions ("desengaño", en espagnol) est un des éléments essentiels de son théâtre.
Il reste aussi, il est vrai, les poèmes qui transforment illusions et vanités en beauté.




A lire
: le recueil dans une édition de 1928, éd. Piazza, Paris, illustrée par George Barbier disponible sur Gallica. Lire les poèmes dans une édition soucieuse de son graphisme, c'est toujours les entendre mieux.



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