27 mars 1797 : Alfred de Vigny

coquillage




portrait de Vigny

portrait d'Alfred de Vigny, à 17 ans, lorsqu'il devient lieutenant de cavalerie dans le premier régiment des gendarmes du Roi, dits "Compagnies rouges". Musée Carnavalet, Paris.

Noblesse oblige

     Alfred de Vigny est le quatrième enfant du comte Léon Pierre de Vigny et de son épouse Marie Jeanne Amélie de Baraudin, les trois premiers étant morts en bas âge. Lorsqu'il naît, à Loches, fief des Baraudin (en Touraine), ses parents ne sont plus de première jeunesse, le comte a passé soixante ans et sa mère, de vingt ans plus jeune que son époux, en a quarante. Les deux familles appartiennent à la noblesse et les temps de la Révolution ne leur ont pas été cléments. Ils sont ruinés, pour l'essentiel, et le souvenir de ces années de peur pèse sur la vie quotidienne. La famille s'installe à Paris dès 1799. Le petit garçon va être élevé dans un monde de vieilles gens qui va lui inculquer l'orgueil de son nom et de son rang, le sens de l'honneur (qui est d'abord celui du Devoir, déterminé par des valeurs d'Ancien Régime, par exemple la fidélité au Roi).
La mère assure la première éducation de l'enfant avec, semble-t-il, rigueur et efficacité. Il est ensuite confié à une institution, celle d'un monsieur Hix où il est demi-pensionnaire avant d'entrer comme externe au lycée Bonaparte (Condorcet aujourd'hui) en 1811. Il n'y reste que deux ans, particulièrement malheureux, maltraité par les autres enfants qui, pas plus à l'époque qu'aujourd'hui, ne tolèrent la différence. En 1813, il rentre chez lui, où la suite de son instruction est assurée par un précepteur, l'abbé Gaillard. Sous sa férule, le jeune homme poursuit les études habituelles (dont celles des langues anciennes, latin et grec) mais aussi celle des langues vivantes  (anglais, italien, allemand, espagnol). Il envisage d'entrer à polytechnique mais, en 1814, le roi revient, c'est la première Restauration. Un jeune noble, selon les critères parentaux, n'a rien de mieux à faire qu'à se mettre au service du roi, c'est sa place naturelle. La famille sollicite donc un brevet de sous-lieutenant de cavalerie (moyennant finances, naturellement) dans le premier régiment des gendarmes du Roi. Brevet accordé, voilà Vigny militaire. Il a 17 ans. Il racontera dans le début de Servitude et Grandeur militaires (1835) à quel point le rêve familial était aussi le sien.
Sans doute y-a-t-il au départ le plaisir du bel uniforme, la satisfaction d'occuper son rang, mais ça ne va pas durer. Les Cent jours  (mars-juillet 1815) jettent la royauté sur les routes ; au retour du roi, les Compagnies rouges sont dissoutes et Vigny se retrouve sous-lieutenant au 5e Régiment de la Garde.
En janvier 1816, son père meurt et sa mère l'émancipe en juillet 1816. Vigny a 19 ans et le voilà condamné à la vie de garnison. Quand on rêve de gloire, la chute est sévère. Heureusement, il y a la poésie.



Un poète

     La vie de garnison, ennuyeuse et morne, permet toutefois des échappées vers Paris. Le jeune homme y fréquente le salon des Deschamps, amis de ses parents, dont les deux fils, eux-mêmes poètes, Emile (1791-1871) et Antoni (1800-1869) sont ses amis d'enfance. C'est dans ce salon qu'il fait la connaissance de Victor Hugo auquel le lie rapidement une amitié durable. Il participe avec eux à la création de La Muse Française (1823), et publie ses premiers textes (un poème, "le bal", et une étude sur Byron) dans la revue des frères Hugo, Le Conservateur littéraire (1820). En 1822, paraît son premier recueil de poèmes, sans nom d'auteur. Il fréquente aussi le salon des Ancelot, dont la fille Louise sera sa filleule et son héritière. Plus tard celui de Nodier.
Il n'a pourtant pas perdu l'espoir d'atteindre la gloire militaire et, en 1823, au moment de l'expédition française en Espagne, il obtient une nomination de capitaine au 55e régiment qui doit y partir, marche vers Bordeaux, fait un détour pour connaître la propriété familiale du Maine-Giraud où vit une vieille tante et la marche à la gloire s'arrête à Oloron où il est cantonné et Pau qui est alors une villégiature, fréquentée par de nombreux touristes étrangers, anglais en particulier, qui louent son climat et ses paysages, peut-être aussi son vin de Jurançon.
Le paysage ne semble pas lui avoir déplu et les traces s'en retrouvent plus tard dans ses poèmes, "Le Cor" ou "La mort du loup" ; les fréquentations non plus puisqu'il y fait la connaissance de Lydia Alice Bunbury, et malgré l'hostilité du père, et le peu d'enthousiasme de la mère du poète (sans doute tempérée par l'idée —erronée— qu'il s'agit d'une héritière), il épouse la jeune anglaise en février 1825.
Depuis 1822, il a continué de publier assez régulièrement ses poèmes dans les revues, mais c'est en 1826 qu'il s'impose doublement au public, avec un deuxième recueil de poèmes (signé celui-là), Poèmes antiques et modernes et un roman historique, Cinq Mars.



Pau, début du XIXe siècle
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Vue de Pau : le château (des rois des Navarre) et le pont sur le gave. Dessin de Florent Fidèle Constant Bourgeois, 1809. Musée national du château de Pau.


Dans la brève préface à la deuxième édition de ces poèmes (1829), Vigny affirme "Le seul mérite qu'on n'ait jamais disputé à ces compositions, c'est d'avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles presque toujours une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique."
De fait, dans la production romantique du temps où s'inscrit Vigny, sa poésie a cette particularité d'être bien moins l'expression de sentiments (désir, amour, chagrin, regret, etc.) qu'une méditation sur la condition humaine, sur sa solitude en particulier ; chez celui qui se dira catholique toute sa vie, Dieu est pourtant un silence, voire une absence, dès ses premiers poèmes.
Quant à Cinq Mars, Vigny avait conscience de son originalité en écrivant un roman historique dans lequel l'histoire occupait le premier plan puisque ses trois personnages essentiels, Cinq-Mars, de Thou et Richelieu étaient bien les acteurs de l'action, et non, comme Walter Scott en avait donné l'exemple, l'arrière-plan, fournissant le contexte des aventures de personnages de fiction : "Ce qui fait l'originalité de ce livre, c'est que tout y a l'air roman et que tout y est histoire." note-t-il dans un de ses carnets, le 9 décembre 1826 (Journal d'un poète, éd. de Gauthier-Ferrières, Larousse, 1913).
L'année suivante, Vigny demande à être réformé en arguant de problèmes de santé. Réforme accordée. Il peut dorénavant se consacrer à la littérature.



Poète et dramaturge

     A la fin de l'année 1827, la tante Baraudin meurt et la mère de Vigny hérite de la propriété du Maine-Giraud. Acquise par la famille maternelle en 1768, elle prend dans l'imaginaire du poète la place d'une sorte de berceau de la famille. Il lui sera toujours fort attaché.  Pour l'heure, toutefois, il est à Paris et traduit, avec son ami Emile Deschamps, Roméo et Juliette de Shakespeare que la Comédie française reçoit le 15 avril 1828.
Seul, il continue sur la lancée avec une adaptation d'Othello qu'il intitule Le More de Venise (première le 24 octobre 1829) puis avec le Marchand de Venise qui restera, lui, dans les cartons et ne sera monté qu'en 1905.
Par ailleurs, le poète continue de publier en revue, fournit une nouvelle édition revue, corrigée et augmentée des Poèmes antiques et modernes (1829). Il se situe assez en retrait de la Révolution de 1830, bien qu'il assume un poste de commandement dans la Garde nationale ; le grand événement de cette année, pour lui, c'est plutôt la lecture de La Maréchale d'Ancre (drame en cinq actes et en prose) chez Marie Dorval à qui il voudrait confier le rôle principal. Toutefois, l'Odéon qui met en scène la pièce, le 25 juin 1831, lui préfèrera Mademoiselle George. Pour compenser, Vigny offre son manuscrit à l'actrice et sans doute leur liaison date-t-elle de ce moment. Elle va connaître maintes tribulations, mais pour elle, il va écrire Quitte pour la peur (30 mai 1833 à l'Opéra), un proverbe destiné à prouver la versatilité de l'actrice, pouvant passer du drame à la comédie et surtout Chatterton, monté le 12 février 1835 au Théâtre français dont le succès va être énorme.
Entre 1830 et 1835, Vigny le poète n'est pas moins actif, pas moins que Vigny le romancier dont Stello (1832) est un succès et qui commence à publier aussi les récits qui seront ensuite rassemblés sous le titre de Servitude et Grandeur militaires (1835).
Mais c'est aussi une période de vie privée troublée. Lydia est de plus en plus malade. Après deux grossesses non menées à terme, la jeune femme glisse progressivement vers l'impotence. Tous deux sont atteints par le choléra de 1832, dont ils réchappent néanmoins non sans que Vigny ait détruit de nombreux écrits de jeunesse. En 1833, c'est sa mère qui est victime d'une attaque et doit, dès lors, être continuement surveillée. Elle meurt en 1837. L'année suivante Vigny met fin à sa liaison avec Marie Dorval. Année difficile, puisque son beau-père décède aussi et qu'il doit se rendre à Londres (novembre 1838- avril 1839) pour tenter de sauver une partie de l'héritage de sa femme. Il a fait un premier séjour au Maine-Giraud (septembre-novembre), qu'il vient d'hériter de sa mère, pour constater que la propriété tombe en ruines et se demander comment la remettre en état.  Les ressources de Vigny sont relativement limitées et tout y est à refaire, de la maison qui s'écroule au vignoble peu soigné.
De retour à Paris, il continue ses publications, s'engage dans la course à l'Académie (Granville le caricature déjà en 1839) où il n'entrera qu'en 1845. Il est reçu le 29 janvier 1846 et la réponse de Molé à son discours tient plus du camouflet que de la bienvenue. Peut-être se sentait-il tenu, par son nom et son rang, d'accéder à cette institution. Il y sera, il est vrai, assidu, et engagé dans nombre de ses activités. En 1841, il s'est lancé dans la bataille de la propriété littéraire, scandalisé par la situation misérable de la fille de Sedaine en publiant une lettre ouverte aux députés, dans La Revue des Deux Mondes "De Mademoiselle Sedaine et de la propriété littéraire" ; il suit avec Balzac les débats au Parlement.
Les poèmes qu'il écrit alors, certains paraissant en revue, ne connaîtront de publication en volumes que posthume.

Marie Dorval
Marie Dorval (1798-1849)

Vigny note dans un de ses carnets, le 12 novembre 1830, à propos de La Maréchale d'Ancre : "je l'ai fait pour madame Dorval ; je la crois la première tragédienne existante. C'est une femme de 29 ans passionnée et spirituelle. " (Journal d'un poète)




le Maine-Giraud

La propriété du Maine-Giraud aujourd'hui

Lorsqu'il y arrive en septembre 1838, il inscrit un sizain dans son Agenda :

Silence des rochers, des vieux bois et des plaines, Calme majestueux des murs noirs et des tours
Vaste immobilité des ormes et des chênes,
Lente uniformité de la nuit et des jours !
Solennelle épaisseur des horizons sauvages,
Roulis aérien des nuages de mer...

Une fin de vie douloureuse

     Lydia est de plus en plus malade, mais elle aime le séjour dans la propriété du Maine-Giraud (c'est ce que dit Vigny dans sa correspondance). En 1848, Vigny qui, cette fois, s'est rallié à la Révolution, se présente à la députation en Charente sans même se donner la peine de faire une campagne électorale. Il ne réunit que fort peu de voix, ce qui ne l'empêche pas de se représenter en avril 1849, avec aussi peu de succès.
Plus efficaces sont ses efforts pour remettre en état sa propriété. Il achète un alambic d'occasion, passe contrat avec la maison Henessy qu'il fournit en Cognac et en Pineau. Il fait restaurer la maison, affectionnant particulièrement, pour écrire, un réduit en haut de la tour. Sainte Beuve va inventer à son propos l'expression "tour d'ivoire". Rien n'est plus injuste. Si Vigny est solitaire, s'il ne se confie pas, il n'est pas pour autant coupé du monde, de ses préoccupations et de ses transformations.  Il le précisait lui-même dans ses notes, en 1832 : "Quand j'ai dit : « La Solitude est sainte», je n'ai pas entendu par solitude une séparation et un oubli entier des hommes et de la Société mais une retraite où l'âme se puisse recueillir en elle-même, puisse jouir de ses propres facultés et rassembler ses forces pour produire quelque chose de grand." (Journal d'un poète)
Il séjourne au Maine-Giraud d'août 1848 à octobre 1849. Il y est de retour en juin 1850 et y demeure jusqu'en novembre 1853.  Les maux de Lydia vont en s'aggravant et elle perd progressivement la vue.
De retour à Paris, rallié à l'Empire, il écrit peu. Il a une aventure avec Louise Collet (1854-1857) mais son dernier amour sera Augusta Bouvard, sa maîtresse de 1858 (elle a 22 ans) à sa mort.
Si Lydia est, selon le témoignage de leur ami Ratisbonne (rencontré en 1858, qui sera l'exécuteur testamentaire du poète) : "massive, hommasse, nouée, à demi aveugle, ayant autant de peine à se mouvoir qu'à parler. Elle avait oublié l'anglais sans avoir jamais réussi à comprendre le français: ce qui rendait, on le conçoit, les conversations assez difficiles." (cité par Gauthier-Ferrières dans son introduction à l'édition du Journal d'un poète, Larousse, 1913), le poète ne se porte pas beaucoup mieux. De violentes douleurs stomacales l'ont contraint, depuis le début de l'année 1860, à un régime qui n'arrange rien.


Ils vont mourir l'un et l'autre à un peu moins d'un an d'intervalle, Lydia en décembre 1862 ; Vigny en septembre 1863, après des années de souffrance.
Louis Ratisbonne va publier, en novembre 1863, le dernier recueil mis au point par Vigny rassemblant des poèmes écrits entre 1835 et 1849, sous le titre Les Destinées (celui du poème liminaire), ne conservant le titre de Vigny qu'en sous-titre "Poèmes philosophiques". D'autres poèmes non intégrés dans le recueil vont être publiés en revue, progressivement.
Surtout, Louis Ratisbonne puise dans les cahiers, calepins, agendas du poète et en tire un certain nombre de réflexions qu'il publie sous le titre Journal d'un poète en 1867. Occasion de découvrir un écrivain extrêmement attentif à l'écriture,  mais aussi à ce qui se passe autour de lui, dont les curiosités sont multiples et le coeur bien complexe.

Il reste de Vigny de grands poèmes où la beauté du rythme et de la langue (n'en déplaise à ses contemporains dont beaucoup — Hugo lui-même — y trouvaient nombre de "taches") s'allie à la profondeur de la réflexion inquiète, peu éloignée de celle de Pascal, moins la certitude religieuse, que résume cette terrible remarque écrite en 1834 : "Condamnés à mort, condamnés à la vie, voilà deux certitudes. Condamnés à perdre ceux que nous aimons et à les voir devenir cadavres, condamnés à ignorer le passé et l'avenir de l'humanité et à y penser toujours ! Mais pourquoi cette condamnation ? Vous ne le saurez jamais. Les pièces du Grand Procès sont brûlées : inutile de les chercher." (Journal d'un poète).




A lire
: Vigny par lui-même, Paul Viallaneix, éd. Seuil, collection "écrivains de toujours", 1964. On ne dira jamais assez les vertus de cette collection, aujourd'hui disparue, mais dont le Seuil, de temps à autre, réédite un volume. L'empathie des auteurs pour leur sujet y est toujours sensible (leur érudtion aussi) et le lecteur se prend d'amitié pour quelqu'un qui, parfois, lui semblait bien étranger. Dans cette approche de Vigny, Viallaneix privilégie les silences du poète et c'est magnifique.
Moins spectaculaire, mais intéressant aussi, le texte que lui consacre Anatole France en 1868.
A écouter : une émission de France culture, "Questions d'éthique", 21 janvier 2011. Entretien de Monique Canto-Sperber avec André Jarry, chercheur au CNRS, et Jean-Pierre Lassalle, professeur de Linguistique et Littérature françaises, sur l'oeuvre de Vigny.



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