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Servitude et Grandeur militaires, Alfred de Vigny, 1835

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Géricault, 1817

Théodore Géricault (1791-1824), Portrait d'un officier des Carabiniers, 1817 (Musée de Rouen)

Contextes

     En 1835, lorsque paraît Servitude et Grandeur militaires, Vigny est à la veille de son plus grand succès, Chatterton, que monte le Théâtre français avec Marie Dorval (sa maîtresse) dans le rôle de Kitty Bell. Ses poèmes ont connu assez de rééditions pour que l'on puisse les dire appréciés, ses pièces sont applaudies et Stello (1832) a été bien accueilli. Cette méditation sur la condition du poète l'a beaucoup occupé et l'occupe encore comme en témoignent nombre de notations dans ce qu'on appelle le "Journal". Pourtant, après 1835, ses publications se feront bien plus rares.
En 1832, à la veille de publier la première des nouvelles qu'inclut Servitude et Grandeur militaires, il note :
"6 décembre 1832.
Laurette ou le cachet rouge, faite en trois jours, destinée au dénouement d'un grand roman : c'est un sacrifice fait à la Revue des Deux Mondes."
Le projet n'est donc pas encore vraiment défini, sinon dans le terme vague de "grand roman".
En 1834, toujours dans le "Journal", il note "J'intitulerai mon recueil d'histoires de guerre La Croix de Saint-Louis."
Des raisons personnelles de s'intéresser à la vie militaire, Vigny en a beaucoup. Il y a l'histoire familiale (et ses légendes sans doute), du côté paternel, noblesse d'épée depuis le XVIIe siècle, son père lui-même a été capitaine, blessé pendant la guerre de Sept ans (en 1758) ; du côté maternel, une ascendance de marins, son grand-père était commandant de vaisseau. Il y a sa propre histoire.
Lors de la Restauration, sa famille le pourvoit d'un brevet de sous-lieutenant et il entre, en 1814, dans les Compagnies rouges (Ier régiment des gendarmes du roi). En mars 1815, il est blessé au genou au cours d'une manoeuvre mais accompagne l'exil du roi. En 1816, les compagnies sont dissoutes ; il est alors affecté (février 1816) au 5e régiment de la garde royale.  En 1819, en garnison à Vincennes, il est  témoin de l'explosion de la poudrière au pied de la tour de la reine, le 17 août. A la vie de garnison succède la vie de garnison et il est promu lieutenant, en 1822. En 1823, désireux de participer à la campagne d'Espagne, il se fait muter au 55e  de ligne supposé s'y rendre ; devenu capitaine, il rejoint son régiment à Strasbourg et marche vers les Pyrénées. Pas d'Espagne, mais garnison à Oloron.
Commence alors pour lui, le temps des congés, entrecoupés de retours brefs dans son régiment, à Pau en août 1824, par exemple.
De congés en congés, il finit par déposer une demande de réforme pour "hémoptysie" (symptôme d'une maladie pulmonaire qu'il n'a, bien sûr, pas) en mars 1827.  En mai 1827, il est rayé des contrôles d'activité. Il percevra à partir de septembre (et pour 6 ans) un traitement de réforme.


En Août 1830, il est chef de bataillon dans la Garde nationale, poste dont il démissionne en juin 1832.
Le vie militaire est terminée pour lui, mais quitter l'uniforme ne suffit pas à se déprendre de ce qui a été ambition et tradition familiales, fascination tout autant que rejet. Il est temps pour lui de regarder de plus près cette autre part de sa vie. Dans Servitude..., le narrateur, dans la première comme dans la deuxième partie, confie cette dualité de son existence, la nuit à la poésie, le jour à l'armée. Par là, l'oeuvre peut apparaître comme un règlement de comptes, avec toute l'ambiguïté de l'expression, s'efforcer de clarifier une expérience de dix ans, et dire enfin ce que le militaire ne pouvait se permettre d'exprimer ouvertement.

Une oeuvre insolite

      Mais ce qui semblait s'annoncer comme un roman, ou des "histoires de guerre" (dans les notes citées du "Journal") s'offre au lecteur de 1835 comme une oeuvre devant laquelle il hésite, a-t-il affaire à un essai comme le titre semble l'annoncer ? Servitude et Grandeur militaires, en effet, fait écho à un célébre texte de Montesquieu dont le titre est souvent résumé par Grandeur et décadence des Romains (1734). Un terme négatif "servitude" qui regrouperait toutes les obligations et les contraintes des militaires et un terme positif laissant imaginer que la grandeur dépasserait et transcenderait ces servitudes. Par la même occasion, le titre, en raison de l'adjectif "militaires", semble plutôt se rapporter à un ensemble de valeurs (servitudes : discipline, obéissance, etc.  ; grandeur, honneur, sacrifice, etc.) qu'à un regard sociologique, à une analyse des activités et des situations de la vie militaire. Les premiers chapitres, réflexifs, corroborent cette impression, puisqu'ils abordent l'armée en général, et le soldat comme entité et non comme individu.
Toutefois, la méfiance du lecteur a été éveillée par le titre de la première partie, que reprendront les autres, "souvenirs". Va-t-il lire une oeuvre relevant de la biographie ? Il peut le croire. Non seulement le narrateur parle à la première personne, mais il raconte des événements liés à la vie familiale de l'auteur, le rôle de son père, les récits faits par ce dernier de sa propre expérience militaire, la dévotion à la croix de Saint-Louis, comme dans les trois récits, il reconnaît des circonstances appartenant en propre à l'auteur, la chevauchée vers Béthune à la suite de Louis XVIII en 1815, l'accident de la poudrière en 1819, les journées révolutionnaires de juillet 1830. Alors "souvenirs" ? Mais si le souvenir renvoie à une expérience vécue, à des événements dont le narrateur a été témoin, alors les récits viennent miner cette impression. Leurs héros, en effet, relèvent bien davantage du mélodrame, tel que Nodier l'aimait si fort (et Vigny fréquente alors assidûment l'Arsenal et le salon de Nodier) que du témoignage. Tous ces personnages ont, de fait, les mêmes caractéristiques : ce sont des hommes âgés (comme le père du narrateur) qui ont vraiment fait la guerre sur le champ de bataille dans le risque constant d'être tués ou blessés, celles de la République comme celles de l'Empire ; ils racontent des événements appartenant au passé (1797 pour le premier, les derniers jours de la royauté pour le deuxième — c'est la reine Marie-Antoinette et son amie, madame de Lamballe, qui président à son mariage —, la période napoléonienne pour le troisième, de 1804, date à laquelle il est page de Bonaparte en passe de devenir Empereur, jusqu'en 1815, à la fin des Cent jours) ; ces événements touchent à la guerre, mais par la marge. Les seuls combats rapidement évoqués sont le sabordage d'un bateau tentant de forcer le blocus anglais et la prise d'une grange tenue par des Russes, devant Reims, en 1815, dans la troisième partie.
Tous trois possèdent les mêmes qualités de droiture, d'abnégation, de générosité qui sonnent comme un hommage à des vertus disparues, puisque tous trois meurent de leur service. Le premier à Waterloo, le deuxième dans l'explosion de Vincennes, le dernier dans les combats de rue de Juillet 1830. Ils incarnent les servitudes et la grandeur de ceux que personne ne distingue, perdus dans la masse, et qui ne seront pas même remémorés.
Ces anecdotes sont-elles tirées de la mémoire du narrateur ? Ecoutons le poète qui note, dans un de ses carnets, en janvier 1835 :



Goethe fut ennuyé des questions de tout le monde sur la vérité de Werther. On ne cessait de s'informer à lui de ce qu'il renfermait de vrai.
« Il aurait fallu, dit-il, pour satisfaire cette curiosité, disséquer un ouvrage qui m'avait coûté tant de réflexions et d'efforts incalculables dans la vue de ramener tous les divers éléments à l'unité poétique. »
[...] Pour Servitude et Grandeur militaires, mêmes questions sur l'authenticité des trois romans que renferme ce volume.
[...] et la meilleure preuve du succès est la chaleur que met le public à s'informer de la réalité de l'exemple qu'on lui donne.
Pour les poètes et la postérité, il suffit de savoir que le fait soit beau et probable. — Aussi je réponds sur Laurette et les autres : Cela pourrait avoir été vrai.



Il est de fait que ces histoires pour démonstratives qu'elles soient sont trop jolies pour être vraies. Pour faire saisir au lecteur les dimensions de ces vies de l'ombre, le poète l'emporte sur le militaire.



Militaire et poète

     L'association qui, à première vue, paraît incongrue, n'est pourtant pas neuve. Cervantès s'interrogeait aussi dans son Don Quichotte sur les mérites respectifs de l'homme de plume et de l'homme de glaive, ayant été les deux, et ayant choisi la plume alors que son frère continuait sa vie de soldat.
Dans le récit de Vigny, la réflexion sur l'état des armées, sur les rapports entre la société et l'armée, que développe le poète (le narrateur), de même que les histoires d'hommes dont le dévouement à une "idée" force l'admiration, ne sont recevables que si l'ethos construit, grâce à la mémoire, les valide. Le narrateur ne peut interroger l'existence d'une armée de métier en temps de paix, ses fonctions qui deviennent vite celle d'une force de répression chargée de soumettre "l'ennemi intérieur" ("L'Armée moderne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre, devient une sorte de gendarmerie.") et déclenche en retour le mépris et la haine, comme la troisième partie le met en évidence pendant les nuits de juillet, que dans la mesure où lui-même, par tradition familiale ("Je vis dans la noblesse une grande famille de soldats héréditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la taille d'un soldat"), mais aussi par son expérience d'officier, a vécu de l'intérieur les servitudes comme la grandeur intrinsèques à ce groupe.
Le premier "vice" de cette armée moderne consiste à retirer au soldat tous les droits du citoyen puisqu'il est mis en demeure d'obéir, et d'obéir aveuglément (obéissance passive). Les trois nouvelles illustrent, à des degrés divers, cette situation ; la première étant la plus pathétique, mais les deux autres, tragiques, conduisent à la mort pour cette même raison. Il faut obéir, même si l'ordre est inique ; il faut obéir et prendre des risques sans doute inutiles pour remplir exactement son devoir ; il faut se faire assassin à l'occasion.
Une autre de ces servitudes, bien moins visible mais pesante, c'est la solitude qui est le lot des soldats. Ils n'ont pas de famille, ou quand ils en ont une, le service les en éloigne, comme le capitaine Renaud qui n'a pas connu son père, ou l'amiral Collingwood, son "geôlier" qui n'a pas vu grandir ses filles, lesquelles "diront un jour [...] Nous ne connaissons pas notre père !"
Lorsque l'Adjudant de la deuxième partie s'engage dans le Royal-Auvergne pour épouser sa Pierrette, le premier résultat est de l'éloigner d'elle : "Le lendemain, j'avais donc l'honneur d'être soldat du Royal-Auvergne. C'était un assez beau corps, il est vrai ; mais je ne voyais plus ni Pierrette, ni monsieur de curé."
Les images qui rendent compte de ces situations empruntent à la vie religieuse et tel que le narrateur trace le portrait de ce soldat idéal, il est bien proche du moine selon les hagiographies. "Abnégation" est le mot qui gouverne la vie du commandant de la première partie. Mais il s'applique aussi bien à tous les autres.



David

Jacques-Louis David ( (1748-1825), Bonaparte, 1798 (à l'âge où le capitaine Renaud, encore enfant, se laisse subjuguer par la prestance de celui dont il se déprendra avec difficulté)


Cette solitude, liée certes à la vie quotidienne, les affectations, les champs de bataille pour ceux qui ont vraiment fait la guerre (c'est-à-dire la génération des pères), découle aussi de "l'obéissance passive", exécuter ce qui révulse, découvrir qu'au lieu d'être un héros, on est un assassin, dépouille progressivement d'une sensibilité visible. Le soldat est froid et guindé, par nécessité : il ne peut et ne doit manifester ses sentiments personnels. Le narrateur lui-même en témoigne qui devant le cadavre de l'Adjudant dépecé par l'explosion, le dessine : "C'est un des côtés mauvais du métier des armes que cet excès de force où l'on prétend toujours guinder son caractère. On s'exerce à durcir son coeur, on se cache de la pitié, de peur qu'elle ne ressemble à la faiblesse."
Quoique masquée, cette sensibilité existe dont témoignent les trois récits puisque dans le premier un homme qui se sent responsable de la folie d'une jeune femme la prend en charge pendant 18 ans, l'Adjudant est fou de musique et ami de Sedaine, son histoire ressemble à une jolie comédie, épilogue en moins bien sûr, quant au capitaine Renaud, aimé de tous, il fait rejaillir sa bonté sur son entourage.
C'est donc bel et bien des contraintes pesant sur la vie du militaire que jaillit sa grandeur : le sens du devoir et de l'honneur le conduit à dépasser les bornes de l'humanité ordinaire.
Mais cette grandeur n'est pas à confondre avec la gloire tumultueuse des grands noms qu'illustrent les peintres d'histoire, Frédéric II (dans les récits du père du narrateur), Napoléon Bonparte (dans les récits du capitaine Renaud). Quel que soit leur éclat (et leurs mérites véritables) ils ne sont que des hommes. La scène surprise par l'enfant derrière un rideau entre Napoléon, la veille de se couronner, et le pape, en donne la mesure. Elle est aussi un exemple remarquable de l'utilisation de la métaphore essentielle de la vie comme théâtre. Toutes les agitations du guerrier au profit des spectateurs relèvent de l'art du comédien, comique ou tragique, selon les nécessités. La vraie grandeur est obscure et seul le poète peut la rendre visible.
"L'esprit pur", son dernier poème (1863) chante la gloire du poète qui peut vaincre le temps ; vieille idée romantique, elle-même puisée chez Voltaire et les penseurs des Lumières, pour lesquels l'homme de plume faisait la véritable gloire d'une époque.
Il y a toujours à dire, il y a toujours un reste dans la lecture d'une grande oeuvre, et celle-ci, pour oubliée qu'elle soit, en est une (et Camus l'admirait), la splendeur des évocations d'un cadre, la route des Flandres sous la pluie, aussi bien que les charmes d'une nuit d'août quand la musique la magnifie encore ou celle, inquiétante, de la nuit de Juillet, où la mort est en embuscade. L'émotion complexe du lecteur devant ce qui est à la fois le constat d'une grandeur, celle des pères, et sa perte, d'une certaine manière. Et si le livre est une apologie du soldat (et un hommage rendu aux récits paternels, en particulier dans la deuxième partie), il est une condamnation farouche de la guerre, incluse déjà dans la citation en exergue à l'orée du récit "Ave Caesar, morituri te salutant" et réitérée, plusieurs fois, au cours du texte, par exemple : " La guerre esst maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et qui ont d'elle une secrète horreur..."


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