Citizen Kane, Orson  Welles, 1941

coquillage


     Citizen Kane est le premier film d'Orson Welles, le seul aussi pour lequel il n'y a pas eu de difficultés financières, malgré l'irritation que la RKO a pu manifester face aux délais, aux exigences de son jeune prodige, l'auteur n'a que 24 ans et aucune expérience cinématographique. Arrivé en 1940 à Hollywood avec un contrat "en or" qui lui garantit la liberté de faire ce qu'il veut, il passe un an à s'attaquer à des scénarios qui ne verront jamais le jour, mais surtout à apprendre que faire de ce média, nouveau pour lui. Quand il passe à la pratique,  il invente son cinéma au fur et à mesure qu'il tourne. Il bénéficie de l'aide de toute sa troupe, celle du Mercury Theater, et d'une créativité bien peu commune alors dans les studios d'Hollywood.
Pourtant ce coup d'essai, qui est aussi un coup de maître, va connaître force déboires avant d'être reconnu pour un chef-d'oeuvre. Cela commence d'abord par une polémique, avant même que le film ne soit sorti, autour du "modèle" du personnage qui aurait été William Randolph Hearst, le grand patron de presse américain, ce qui est en partie vrai, mais comme toujours s'agissant d'une oeuvre d'art, en partie seulement ; Hearst n'a pas assisté à la projection du studio qu'il avait obtenue de la RKO, mais ses réprésentants l'ont identifié et ce qu'ils lui en ont rapporté n'a, visiblement, pas eu l'heur de lui plaire. Il fait pression sur la RKO pour que le film ne sorte pas, utilise ses organes de presse pour boycotter le studio, déploie une campagne ad-hominen qui finit par attirer l'attention du FBI qui fiche Welles comme "communiste". On connaît l'avenir d'une telle accusation dans les USA d'après-guerre. Lorsque le film est présenté, il obtient un succès critique impressionnant, mais le public ne suit pas, et d'ailleurs le seul Oscar qui lui soit accordé, en 1942, est celui du scénario, alors qu'il était proposé dans neuf catégories. La RKO, à laquelle le film a coûté plus de 800.000 dollars (énormément d'argent en 1940), ne rentrera pas dans ses frais.
La construction du film a déconcerté les spectateurs, mais sans doute aussi le personnage "introuvable" que cette construction faisait apparaître, comme l'a dit, Welles, plus tard :



Kane était à la fois égoïste et désintéressé, c'était à la fois un idéaliste et un escroc, un très grand homme et un individu médiocre. Tout dépend de celui qui en parle. Il n'est jamais vu à travers l'oeil objectif d'un auteur. Le but du film réside d'ailleurs plus dans la présentation du problème que dans sa solution.



Progressivement tout a changé, et aucun amoureux du cinéma, aujourd'hui, ne peut ignorer Citizen Kane qui reste, à l'égal des films d'Eisenstein, aussi neuf et aussi surprenant qu'au moment de sa sortie en 1941, parce que les interrogations qu'il suscite sur la condition humaine n'ont pas changé. Le dessinateur Charles M. Schulz (1922-2008), créateur des Peanuts, en témoignait à sa manière en 1973.
Et les années passant, les spectateurs perçoivent de plus en plus nettement ce que le personnage doit à son créateur, Hearst n'ayant fourni que le squelette.







photogramme Citizen Kane

Photogramme du film : Orson Welles (Kane) et, de dos, George Coulouris (Thatcher) — le personnage provoque son ex-tuteur, qui lui reproche une campagne de presse contre une société dont il est le principal actionnaire, en affirmant sa dualité, il est bien le capitaliste furieux contre le journaliste mais surtout le journaliste qui ira jusqu'au bout de sa dénonciation.







affiche française de Citizen Kane

Affiche française du film qui reprend un photogramme de la séquence de la campagne électorale

FICHE TECHNIQUE

Mise en scène : Orson Welles
Scénario et dialogues : Herman J. Mankiewicz, Orson Welles
Directeur de la photographie : Gregg Toland
Décor : Van Nest Polglase
Montage : Orson Welles (non crédité) et Robert Wise
Musique : Bernard Hermann
durée : 119 mn
noir et blanc

Interprètes
Orson Welles : Charles Foster Kane
Joseph Cotten : Leland
Everett Sloane : Bernstein
George Coulouris : Thatcher
Ray Collins : Jim W. Gettys
William Alland : Thompson, le journaliste
Dorothy Comingore : Susan Kane (doublure pour le chant : Jean Forward)
Ruth Warrick : Emily Kane
Paul Steward : le majordome.



Synopsis :

à la mort de Charles Foster Kane, magnat de la presse, les actualités cinématographiques retracent sa carrière. Aux yeux du réalisateur, ce film manque d'accroche, aussi envoie-t-il son équipe tenter de comprendre qui était cet homme, en prenant pour fil d'Ariane les derniers mots qu'il a prononcés : "Rosebud" (bouton de rose).

Construction :

Le film se construit en sept mouvements : 1. Le film d'actualité qui présente la biographie de Kane. 2. La visite du journaliste à sa deuxième épouse, Suzanne, qui est un échec. 3. La lecture des Mémoires de Thatcher (tuteur de Kane et administrateur de sa fortune). 4. La visite du journaliste à Bernstein (comptable et proche de Kane dans la gestion de son premier journal, l'Inquirer). 5. La visite à Jedediah Leland (collègue de classe et associé dans l'aventure de l'Inquirer). 6. Nouvelle visite à Suzanne. 7. L'équipe de journalistes dans le château de Kane, Xanadu.


C'est une construction complexe qui associe la linéarité du film (le film mis en abyme au début aussi bien que l'enquête de Thompson, le journaliste) à l'utilisation du flash-back pour chacune des rencontres du journaliste en commençant par la lecture des Mémoires de Thatcher.
C'est aussi un montage circulaire qui fait passer d'un premier plan sur le château entraperçu dans une sorte de brouillard obscur (un vrai château de contes de fée qui rappelle les dessins de Gustave Doré) derrière un grillage sur lequel une pancarte avertit "No trespassing", interdit que viole aussitôt la caméra dans un travelling-avant, au dernier plan qui dans un travelling-arrière quittera le château pour retrouver la pancarte du début. Malgré tous leurs efforts, les journalistes n'ont pu percer le mystère de Kane, et il n'est pas sûr que le spectateur qui, lui, occupe la position des dieux (comme dans la tragédie antique) et reçoit donc une réponse pour l'énigme de "Rosebud" puisse s'en satisfaire.




Welles n'innove pas seulement dans cette construction où les flash-backs ont un rôle essentiel qui lui permet aussi de jouer avec les focalisations internes : la séparation de Suzanne et Kane est "vue" sous l'angle de Suzanne, puis sous celui du majordome, mais aussi en "inventant" des procédés cinématographiques (ou en utilisant systématiquement des procédés déjà existants) lui permettant de faire ressentir au spectateur les émotions qu'il veut produire et les interrogations qu'il veut susciter.
Dès 1950, en France, André Bazin a été particulièrement attentif à ces procédés dont les deux suivants , qu'il expose alors dans un texte intitulé Orson Welles, lui semblent fondamentaux pour comprendre le film:



Le filmage en contreplongée :

"La persistance de la contreplongée dans Citizen Kane fait [...] que nous cessons vite d'en avoir une conscience claire, alors même que nous continuons d'en subir l'emprise. Il est donc beaucoup plus vraisemblable que le procédé corresponde à une intention esthétique précise : nous imposer une certaine vision du drame. Vision que l'on pourrait qualifier d'infernale, puisque le regard de bas en haut semble venir de la terre. Cependant que les plafonds, en interdisant toute échappée dans le décor, complètent la fatalité de cette malédiction. La volonté de puissance de Kane nous écrase, mais elle est elle-même écrasée par le décor. Par le truchement de la caméra, nous sommes en quelque sorte capable de percevoir l'échec de Kane du même regard qui nous fait subir sa puissance."



Le plan séquence :

     "Etudions [...] une séquence typique de Welles : celle de l'empoisonnement de Suzan [...]. L'écran s'ouvre sur la chambre de Susan vue de derrière la table de nuit. En premier plan, collé contre la caméra, un verre énorme, tenant presque le quart de l'image, avec une petite cuillière et un tube de médicaments débouché. Le verre nous cache presque entièrement le lit de Susan, plongé dans une zone d'ombre d'où s'échappent seulement quelques râles indistincts, comme d'un dormeur drogué. La chambre est vide ; tout au fond de ce désert privé : la porte, rendue plus lointaine encore par la fausse perspective de l'objectif et, derrière cette porte, des coups. Sans avoir vu autre chose qu'un verre et entendu deux bruits, nous avons compris d'un coup la situation: Susan s'est enfermée dans sa chambre pour s'empoisonner ; Kane essaye de rentrer. La structure dramatique de la scène est essentiellement fondée sur la distinction des deux plans sonores : le râle, proche, de Susan, les coups de son mari derrière la porte. Une tension s'établit entre ces deux pôles, maintenus à distance par la profondeur de champ. Maintenant les coups se sont faits plus lourds : Kane essaie d'enfoncer la porte à coups d'épaule, il y parvient. Nous le voyons apparaître minuscule dans l'encadrement de la porte et se précipiter vers nous. L'étincelle a éclaté entre les deux pôles dramatiques de l'image. La scène est finie.
[...] la séquence classique constituée par une série de plans analysant l'action selon la conscience que le metteur en scène veut nous en faire prendre se résout ici en un seul et unique plan. Aussi bien, à la limite, le découpage en profondeur de champ de Welles tend-il à la disparition de la notion de champ dans une unité de découpage qu'on pourrait appeler le plan-séquence."





Et ce cri d'admiration d'un poète :





Citizen Kane est la seule image valable de l'homme riche, la chose la plus indescriptible du monde qui soit, parce qu'elle est toute faite, toute faussée d'avance de nos passions. La seule image de ce vertige de la possession sans limite, sa compréhension et sa condamnation d'un autre point de vue, après coup, et non a priori. Le chemin par lequel les illusions passent, le monde plus fort que l'homme le plus fort, et cette scène bouleversante de l'ami de l'homme riche, son compagnon de jeunesse, à l'hôpital, vieilli, perdu, qui veut qu'on lui apporte un cigare en cachette... L'homme qui sait mieux que nous ce qu'était au vrai le citoyen Kane, entre les versions qu'on peut choisir de sa vie, l'histoire de l'égoïste, le vertige de l'homme sur lui-même, celui qui veut donner aux autres ce qui est leur droit, mais pour qu'ils disent merci, qu'ils votent pour lui... non pour le droit sans plus, comme une exigence humaine.
Je n'ai pas l'intention de parler de Citizen Kane, d'en commenter l'histoire. je crie, parce que j'en suis plein, voilà tout. Et j'ai demandé à d'autres de mettre leur pudeur de côté, de saluer ce génie.
Parce que rien n'est misérable comme de passer devant le génie, le chapeau sur la tête.

Aragon, Les Lettres françaises, 26 novembre 1959






A lire : pour tout savoir sur le film, Citizen Kane de Jean-Pierre Berthomé et François Thomas, éd. Flammarion, 1992.



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