Alcools, Guillaume Apollinaire,1913

coquillage



A propos d'Apollinaire ce site contient aussi
: 1. Une biographie du poète - 2. L'Enchanteur pourrissant (1909) -





Marcoussis, 1913    
 Louis Marcoussis (1883-1941)

aquarelle gouachée (Mercure de France, 1913)

 Dernière strophe de "Aubade chantée à Laetare un an passé":

 Viens ma tendresse est la régente
 De la floraison qui paraît
 La nature est belle et touchante
 Pan sifflote dans la forêt
 Les grenouilles humides chantent


George Duhamel (un écrivain de la génération d'Apollinaire qui avait publié, en 1910, des Notes sur la technique poétique et était proche du mouvement de l'Unanimisme) signe dans Le Mercure de France, le 15 juin 1913, un article féroce contre le recueil, dont il sauve les poèmes de "A la Santé" parce qu'il trouve l'ensemble "bref et émouvant".
Mais cet article a l'avantage de montrer à quel point, et sur quels points, l'oeuvre surprenait et donc apportait de nouveauté. Duhamel est un bon lecteur et ce qu'il souligne négativement est exactement ce pour quoi l'avenir admirera Apollinaire :
  — la fragmentation, le désordre apparent ("boutique de brocanteur")
  — les images déconcertantes (selon la théorie de Lautréamont que reprendront les surréalistes: "beau comme la rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection.")
  — l'absence de ponctuation qui favorise la surdétermination du poème en même temps qu'elle souligne l'importance du rythme propre au texte.
  —l'intertextualité (le dialogue constant entre le poème et la poésie passée et présente)


Le Titre

comme le souligne l'article de Duhamel, il est "simple et mystérieux". Il évoque à la fois le romantisme et Baudelaire, en sonnant comme un éloge de l'ivresse (physique et poétique), mais s'inscrit dans la modernité par l'usage du nom le plus banal, le plus général aussi.
Le pluriel invite  à comprendre qu'ils seront de plusieurs sortes, des plus physiques ("Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie") aux plus spirituels ("Ta vie que tu bois comme une eau de vie"), ainsi que l'annoncent ces deux vers du poème liminaire, "Zone".

L'Histoire du recueil

L'idée d'un recueil est ancienne, on en trouve mention dans Le Festin d'Esope, en 1904, qui annonce "une plaquette à paraître : Le Vent du Rhin."
D'autres annonces suivront, en même temps qu'Apollinaire publie, en revues, un certain nombre de poèmes qui s'intègreront au recueil, mais la plus importante est celle de 1910 qui donne comme titre: Eau-de-vie.
En octobre 1912, le recueil est prêt, il a pour sous-titre "poèmes  1898-1913" ce qui lui donne l'allure d'une autobiographie intellectuelle, à ceci près qu'il n'est pas organisé de manière chronologique, puisqu'il s'ouvre sur le poème le plus récent, celui qui vient d'être écrit, "Zone", et que la répartition des textes, dans l'ensemble du recueil, ne l'est pas davantage.

Trois changements esssentiels

C'est sur les épreuves du recueil, c'est-à-dire au dernier moment, qu'Apollinaire va changer le titre. Eau-de-vie devient Alcools ;  il introduit "Zone", poème qu'il vient d'écrire, peut-être après avoir entendu Pâques à New-York de Cendrars, ce qui va entraîner une réorganisation de l'ensemble. Enfin, Il supprime toute la ponctuation, ce qu'il avait déjà fait dans "Vendémiaire" (dernier poème du recueil), publié en novembre 1912 dans Les Soirées de Paris.

L'organisation du recueil

L'ensemble propose 71 poèmes où l'alternance semble avoir été une règle de composition (entre poèmes longs et poèmes courts, poèmes mélancoliques et poèmes fantaisistes, modernités techniques et légendes).
On remarquera les séries de recueils dans le recueil, comme une manière de "mise en abyme" : "La chanson du mal aimé" subdivisée en 6 poèmes (7 si l'on compte le poème-titre), "Le brasier", en 2 poèmes, 3 avec le poème titre, "Rhénanes" en 9 poèmes (mais tous les poèmes inspirés par l'Allemagne ne s'y trouvent pas), "Les fiançailles",  en 9 poèmes, "A la santé", 6 poèmes (datés, septembre 1911): ce qui permet de voir que le recueil obéit à une structuration, même si elle est discrète. Chacun de ces recueils dans le recueil, se rattachant à des moments de la vie du poète, nous rappellent que la poésie est aussi, quoique pas seulement, affaire d'expérience et de vécu. De même que "Zone" et "Vendémiaire" (le premier et le dernier poème) se répondent par leur longueur, mais aussi par leur thème: l'errance dans la ville, Paris,  et l'ivresse (celle de la fatigue, de la remémoration et de l'alcool dans le premier, celle de la poésie et du temps, qui est aussi mémoire, celle de la Révolution en particulier, dans le dernier).
Plus subtile encore est la structuration thématique qui entrelace amour, fuite du temps (souvent associée au déplacement dans l'espace, à la marche, au voyage) et mort. Ces thèmes, auxquels il faudrait ajouter le féminin, sont essentiellement traités sur le mode lyrique (et le "je" est aussi un élément de structuration).
Devant l'apparent désordre de l'ensemble, nombreux ont été ceux qui ont parlé de "cubisme", ce que le poète récusait fermement, considérant qu'on ne pouvait appliquer à l'écriture des techniques strictement picturales.



 



   "Rien ne fait mieux penser à une boutique de brocanteur que ce recueil de vers publié par M. Guillaume Apollinaire sous un titre à la fois simple et mystérieux : Alcools.
     Je dis : boutique de brocanteur parce qu'il est venu échouer dans ce taudis une foule d'ojets hétéroclites dont certains ont de la valeur, mais dont aucun n'est le produit de l'industrie du marchand même. C'est bien là une des caractéristiques de la brocante : elle revend ; elle ne fabrique pas. Elle revend parfois de curieuses choses ; il se peut qu'on trouve, dans ses étalages crasseux, une pierre de prix montée sur un clou. Tout cela vient de loin; mais la pierre est agréable à voir. Pour le reste, c'est un assemblage de faux tableaux, de vêtements exotiques et rapiécés, d'accessoires pour bicyclettes et d'instruments d'hygiène privée. Une truculente et étourdissante variété tient lieu d'art, dans l'assemblage des objets. [...]
     M. Guillaume Apollinaire apporte, certes, à la composition de ses poèmes, un mélange de candeur et d'astuce dont il est peut-être de bon ton de paraître étonné. Il me semble pourtant que l'on doit toujours distinguer à première vue ce mélange de jargon des grands ports de commerce et d'éloquence littéraire, d'avec le délire inspiré que nous ont fait connaître les plus grands d'entre les symbolistes.
     M. Apollinaire ne manque pas d'érudition ; on a constamment l'impression qu'il dit tout ce qu'il sait. Aussi, brave-t-il impudemment les règles les plus accomodantes de la mesure et du goût. Deux idées, si distantes soient-elles dans le monde des réalités, sont toujours, pour le poète, liées par un fil secret et ténu. Il appartient au plus grand art de tendre ce fil jusqu'à sa limite d'élasticité ; il appartient à l'ambition et à la maladresse de casser ce fil en voulant trop le tendre. Autrement dit, plus une image s'adresse à des objets naturellement distants dans le temps et l'espace, plus elle est surprenante et suggestive. Un effort superflu, et le "rapport" tendu à l'extrême, se brise. Rien n'apparaît alors plus inopportun qu'une image manquée.
     Si M. Apollinaire commet de nombreuses erreurs dans ce sens, cela tient sans doute à ce qu'il n'obéit pas assez: au lieu de se laisser conduire par les analogies, il se laisse séduire par les mots ; il tente après coup d'établir des analogies arbitraires et sans doute y trouve-t-il du plaisir. Est-ce notre faute si nous ne sommes pas dupes et si nous ne tolérons pas toujours cette incohérence concertée?
     Le soin et la patience que j'apporte à l'analyse du volume de M. Guillaume Apollinaire montrent que je ne trouve cette tentative ni négligeable ni dénuée d'intérêt : M. Apollinaire semble s'être donné la tâche de faire le trust de tous les défauts des défuntes écoles littéraires. Pour comble de singularité, il a enlevé, aux épreuves, toute la ponctuation de son ouvrage si bien que, dans ces deux cents pages, on chercherait en vain une virgule. M. Apollinaire a cependant perdu là une jolie occasion d'intriguer son prochain. Il aurait dû maintenir, en tout et pour tout, une paire de virgules et un seul point et virgule, les cacher dans l'épaisseur du texte et promettre, par préface, une prime aux lecteurs perspicaces qui auraient retrouvé ces signes et indiqué leur position. Mais passons ! M. Apollinaire, s'il n'est pas le premier dans cette voie, semble tout au moins apporter à écrire de la sorte une opiniâtreté encore inconnue. Il lui en sera tenu compte dans l'avenir.
     On ne lit pas sans agrément le livre de M. Guillaume Apollinaire. Une ou deux fois par page, un vers retient l'oeil et l'esprit, un vers qui fait que le lecteur s'arrête, comme s'arrête brusquement le promeneur lorsqu'il voit briller un étrange et précieux cristal dans la ferraille du bric-à-brac :
     "Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur."
     Mais pourquoi faut-il que la littérature infecte les meilleures intentions de M. Apollinaire ? On m'a dit que cet écrivain était savant et qu'il hantait assidûment les bibliothèques. Je le crois bien volontiers. Mais j'aimerais mieux que M. Apollinaire fût illettré et qu'il écrivît plus souvent selon son coeur. En fait, il n'écrit que selon les livres. En lisant son recueil, on reconnait une foule de poètes, auxquels M. Apollinaire a voué un louable mais excessif amour. C'est Verlaine parfois, c'est Moréas souvent, c'est Rimbaud, dont M. Guillaume Apollinaire ne semble pas devoir oublier jamais la voix profonde et terrible. Qui mieux est, je reconnais dans les accents du poète d'Alcools des inflexions de voix plus prochaines: celle par exemple de Max Jacob dont Apollinaire admire à coup sûr l'invention et la science psychologique, celles aussi d'André Salmon et d'Henri Hertz, dont la libre fantaisie n'est pas sans avoir influé sur les compositions poétiques que l'auteur de L'Hérésiarque et Cie nous donne aujourd'hui.
     Mais puisque nous avons cité ce curieux ouvrage, disons qu'une chose appartient en propre à l'auteur : c'est ce cosmopolitisme bariolé dont il est permis d'abhorrer, mais dont il faut reconnaître la saveur. Par là, le recueil de M. Apollinaire ne sent point uniquement la bibliothèque, mais encore le tabac rare, le palace hôtel, le train de luxe et les boissons étrangères. [...]







A lire : un éclairant article sur la lecture du recueil de Jacqueline Gojard, sur Persée : "De la lisibilité d'Alcools" (1995)
Pour en savoir plus
: sur le recueil, voir le site de Jean Michel Maulpoix, poète et professeur. Sur André Salmon, grand ami d'Apollinaire.
Pour écouter des poèmes d'Alcools, dont certains sont dits par Apollinaire lui-même, aller sur Vive voix. Ou sur France culture ("En français dans le texte", 24 octobre 2020) qui présente autour de la Loreley d'autres poèmes dits par Micha Lescot.




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