Huis
clos,
Jean-Paul Sartre. 1re représentation, 27 mai 1944,
au
théâtre du Vieux-Colombier
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A propos de Sartre, ce site contient : 1. Une biographie de l'auteur - 2. Une présentation des Mouches (1943)- 3. Un commentaire d'un extrait de Huis clos. - 4. Le Diable et le Bon Dieu (1951) - |
La pièce |
Première
version, Les Autres,
publiée dans L'Arbalète,
N° 8, printemps 1944.
Quatre personnages. Le texte y était dédié à Mme Louise Morel (l'amie, épouse d'un médecin, qui les hébergea à plusieurs reprises, pendant la guerre, Simone de Beauvoir et lui, et chez qui il écrivit la pièce). Un acte
composé de cinq scènes.
Le texte, sous le titre Huis clos, sera publié par Gallimard en 1945. La dédicace est devenue énigmatique : "A cette Dame". Sartre respecte la dramaturgie classique, le découpage en scènes se fonde sur les entrées et sorties de personnages. On pourrait aussi affirmer qu'il réactive la règle des trois unités: un seul lieu (une fois entrés les personnages ne sortiront plus), un temps réduit (la représentation ne dure pas plus d'une heure vingt, et ce qu'elle met en scène s'inscrit dans cette durée), une seule action : l'affrontement des trois personnages qui les construit "sous les yeux du public". Par ailleurs, ce lieu clos (personne n'entre et personne ne peut sortir) donne à l'espace scénique sa signification exacte: un lieu où l'on ne peut que parler. Les quatre premières scènes jouent le rôle d'exposition : elles définissent le lieu (l'enfer c'est-à-dire un "espace mythique" que l'évocation récurrente du feu maintient présent au cours de la pièce) et présentent les personnages: Garcin, Inès, Estelle. L'entrée des personnages est fonction de leur rôle symbolique et de leur degré de conscience quant à eux-mêmes et à leur situation. A la fin de la scène 4, le garçon quitte la pièce. La scène 5, qui correspond au déroulement de l'intrigue, est celle des affrontements par lesquels se jouent la construction de l'être humain que Huis clos laisse en suspens à la conscience du spectateur. |
couverture de la collection folio (mise en scène de 1944 au Vieux-Colombier) / Michel Vitold, Tania Balachova et, sur le divan, Gaby Silvia. |
Ce
que dit Beauvoir dans La
Force de l'âge (Gallimard, Folio, p. 634), cela
se situe à la fin de l'été 1943 : "Sartre continuait Le Sursis. Il l'interrompit, quand nous rentrâmes à Paris, pour écrire une nouvelle pièce. Il l'entreprit, comme la première, afin de rendre service à des débutants. Wanda, la soeur d'Olga, voulait elle aussi faire du théâtre : elle suivait des cours chez Dullin qui lui confia en octobre un petit rôle dans Les Mouches. D'autre part, Olga la Brune venait d'épouser Marc Barbezat qui dirigeait aux environs de Lyon une usine de produits pharmaceutiques et qui éditait à ses frais, chaque semestre, une revue luxueuse : L'Arbalète ; il l'imprimait lui-même, sur une presse à bras. Il souhaitait que sa femme apprît solidement son métier d'actrice ; il suggéra à Sartre d'écrire pour elle et pour Wanda une pièce, facile à monter, qu'on pût promener à travers la France : il se chargeait de financer cette tournée. L'idée de construire un drame très bref, avec un seul décor et seulement deux ou trois personnages, tenta Sartre. Il pensa tout de suite à une situation à huis clos : des gens murés dans une cave pendant un long bombardement ; puis, l'inspiration lui vint de boucler ses héros en enfer pour l'éternité. Il composa avec facilité Huis clos, qu'il intitula d'abord Les Autres et qui fut imprimé sous ce nom dans L'Arbalète." Elle ajoute, p. 641, après avoir raconté leur rencontre avec Camus : "Camus était féru de théâtre. Sartre parla de sa nouvelle pièce et des conditions dans lesquelles il comptait la monter ; il lui proposa de jouer le rôle du héros et de la mettre en scène. Camus hésita un peu et, comme Sartre insistait, il accepta. Les premières répétitions eurent lieu dans ma chambre avec Wanda, Olga Barbezat et Chauffard en garçon d'étage : c'était un ancien élève de Sartre, qui écrivait, mais qui voulait par-dessus tout devenir acteur ; il travaillait chez Dullin." Enfin, p. 667 : "Dans la soirée du 10 juin, Huis clos affronta le public et la critique. Quand Olga Barbezat avait été arrêtée [elle resta emprisonnée à Fresnes jusqu'en juin], Sartre avait abandonné le projet — qui, d'ailleurs, se présentait mal — de produire la pièce en tournée. Le directeur du Vieux-Colombier, Badel, s'y intéressa ; Camus jugea qu'il n'était pas qualifié pour diriger des acteurs professionnels, ni pour se produire dans un théâtre parisien, et il envoya à Sartre une petite lettre charmante, qui les déliait de leur accord. Badel confia la mise en scène à Rouleau et engagea des acteurs connus : sa femme, Gaby Sylvia, Balachova, Vitold ; de l'ancienne équipe, seul Chauffard conserva son rôle. La générale fut un succès. La réplique : "Nous avons l'électricité à discrétion", déchaîna des rires que Sartre n'avait pas escomptés. " [L'édition Gallimard de Huis clos donne mai 1944 comme date de la première représentation, sans précision de jour ; Noudelmann, pour sa part, précise: 27 mai 1944] |
Théâtre de la Potinière, 1946. Tania Balachova (Inès), Michel Vitold (Garcin), Michèle Alfa (Estelle) |
Comédie Française, 1990 : Christine Fersen (Estelle), Muriel Mayette (Inès), Michel Aumont (Garcin). Mise en scène de Claude Régy. D'autres photographies de cette mise en scène, sur Gallica, BnF. Vous pouvez voir un extrait de la pièce avec Daniel GELIN, Nicole CALFAN et France DELAHALLE (mise en scène de Georges Wilson, 1981 ) sur le site de l'INA. |
Ce qu'en dit Sartre lui-même (en préambule à l'enregistrement phonographique de la pièce en 1965 : écouter Sartre)
"Quand
on écrit une pièce, il y a toujours des causes
occasionnelles et des soucis profonds.
La cause occasionnelle c'est que, au moment où j'ai écrit Huis clos, vers 1943 et début 44, j'avais trois amis et je voulais qu'ils jouent une pièce, une pièce de moi, sans avantager aucun d'eux. C'est-à-dire , je voulais qu'ils restent ensemble tout le temps sur la scène. Parce que je me disais : "S'il y en a un qui s'en va, il pensera que les autres ont un meilleur rôle au moment où il s'en va..." Je voulais donc les garder ensemble. Et je me suis dit : "Comment peut-on mettre ensemble trois personnes sans jamais faire sortir l'une d'elles et les garder sur la scène jusqu'au bout comme pour l'éternité?"
C'est
là que m'est venue l'idée de les mettre en enfer
et de
les faire chacun le bourreau des deux autres. Telle est la cause
occasionnelle.
Par la suite
d'ailleurs, je dois dire, ces trois amis n'ont pas joué la
pièce et, comme vous le savez c'est Vitold, Tania Balachova
et
Gaby Sylvia qui l'ont jouée.
Mais il y
avait à ce moment-là des soucis plus
généraux et j'ai voulu exprimer autre chose dans
la
pièce que simplement ce que l'occasion me donnait. J'ai
voulu
dire: l'enfer, c'est les autres. Mais "l'enfer, c'est les autres" a
toujours été mal compris. On a cru que je voulais
dire
par là que nos rapports avec les autres étaient
toujours
empoisonnés, que c'étaient toujours des rapports
infernaux. Or, c'est autre chose que je veux dire. Je veux dire que si
les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre
ne
peut-être que l'enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont
au
fond ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes pour notre
propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur
nous,
quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons ces
connaissances que les autres ont déjà sur nous.
Nous nous
jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné
de
nous juger. Quoique je dise sur moi, toujours le jugement d'autrui
entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me
mets dans la totale dépendance d'autrui. Et alors en effet
je
suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le
monde
qui sont en enfer parce qu'ils dépendent trop du jugement
d'autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu'on ne puisse avoir
d'autres rapports avec les autres. Ça marque simplement
l'importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.
Deuxième chose que je voudrais dire, c'est que ces gens ne
sont
pas semblables à nous. Les trois personnages que vous
entendrez
dans Huis clos
ne nous
ressemblent pas en ceci que nous sommes vivants et qu'ils sont morts.
Bien entendu, ici "morts" symbolise quelque chose. Ce que j'ai voulu
indiquer, c'est précisément que beaucoup de gens
sont
encroûtés dans une série d'habitudes,
de coutumes,
qu'ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu'ils ne
cherchent même pas à changer. Et que ces
gens-là
sont comme morts. En ce sens qu'ils ne peuvent briser le cadre de leurs
soucis, de leurs préoccupations et de leurs coutumes; et
qu'ils
restent ainsi victimes souvent des jugements qu'on a portés
sur
eux. A partir de là, il est bien évident qu'ils
sont
lâches ou méchants par exemple.
S'ils ont
commencé à être lâches , rien
ne vient
changer le fait qu'ils étaient lâches. C'est pour
cela
qu'ils sont morts, c'est pour cela, c'est une manière de
dire
que c'est une mort vivante que d'être entouré par
le souci
perpétuel de jugements et d'actions que l'on ne veut pas
changer. De sorte que, en vérité, comme nous
sommes
vivants, j'ai voulu montrer par l'absurde, l'importance chez nous de la
liberté, c'est-à-dire l'importance de changer les
actes
par d'autres actes. Quel que soit le cercle d'enfer dans lequel nous
vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne
le brisent pas, c'est encore librement qu'ils y restent, de sorte
qu'ils se mettent librement en enfer.
Vous voyez
donc que, rapports avec les autres, encroûtement et
liberté , liberté comme l'autre face à
peine
suggérée, ce sont les trois thèmes de
la
pièce. Je voudrais qu'on se le rappelle quand vous entendrez
dire : "l'enfer c'est les autres." |
Tania Balachova
(Inès),
Michel Vitold (Garcin), Gaby Silvia (Estelle) à
la
Comédie Caumartin, en 1952.
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Ce que dit Sartre du théâtre, en général : "S'il est vrai que l'homme est libre dans une situation donnée et qu'il se choisit libre, dans une situation donnée et qu'il se choisit lui-même DANS et PAR cette situation, alors il faut montrer au théâtre des situations simples et humaines et DES LIBERTES QUI SE CHOISISSENT DANS CES SITUATIONS... Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est UN CARACTERE EN TRAIN DE SE FAIRE, le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie. Et comme il n'y a de théâtre que si l'on réalise l'unité de tous les spectateurs, il faut trouver des situations si générales qu'elles soient communes à tous. Nous avons nos problémes : celui de la fin et des moyens, de la légitimité et de la violence, celui des conséquences de l'action, celui des rapports de la personne et de la collectivité, de l'entreprise individuelle avec les constantes historiques, cent autres choses encore. Il me semble que la tâche du dramaturge est de choisir parmi ces situations limites celle qui exprime le mieux ses soucis et de la présenter au public comme la question qui se pose à CERTAINES libertés." Cité par H. Jeanson, p. 12
Sartre par lui-même
(1955).
Texte extrait de Un théâtre de Situation (premier texte) |
Ronald David LAING (1927 - 1989) représentant le plus connu, sans doute, du courant dit "antipsychiatrique", pour lequel la maladie mentale était une réaction à une "situation", au sens sartrien du terme, c'est-à-dire ayant des dimensions socio-politiques, et pas seulement personnelles et familiales. collusion = le mot vient du latin collusio, de colludere : jouer ensemble. Il signifie "entente secrète, alliance formée au préjudice de quelqu'un". Dans le vocabulaire de Laing, il désigne un rapport entre les personnes fondé sur une "complicité" dans la mauvaise foi. |
Une interprétation de Ronald D. Laing (extrait de Soi et les autres, 1971) "Avec une
précision
géométrique qui fait songer à Spinoza,
le Huis
clos de Sartre décrit une ronde infernale de couples
collusoires
formant des triades impossibles. Huis clos révèle
le
supplice que subit celui qui n'arrive pas
à
maintenir son identité quand sa vie est conçue de
telle
manière que l'identité-du-soi pour
être
supportable exige la collusion. Trois morts, un homme et deux femmes,
sont réunis dans une pièce. L'homme est un
lâche ;
l'une des femmes est une garce hétérosexuelle,
l'autre
est intelligente et lesbienne. L'homme a peur d'être un
lâche et que les autres hommes ne le respectent pas.
L'hétérosexuelle craint de ne pas plaire aux
hommes. La
lesbienne redoute que les femmes ne soient pas attirées par
elle. L'homme a besoin d'un autre homme ou, à la rigueur,
d'une
femme intelligente qui le considère comme quelqu'un de
courageux, de manière à pouvoir se faire accroire
qu'il
l'est. Il est tout prêt à être, dans la
mesure du
possible, ce que chacune des deux femmes veut qu'il soit, pourvu
qu'elles acceptent la collusion en lui disant qu'il est courageux.
Cependant la première ne peut voir en lui qu'un objet
sexuel. Il
ne peut donner à la lesbienne rien de ce qu'elle
désire
si ce n'est sa propre qualité de lâche, car c'est
sous cet
aspect qu'il lui faut voir les hommes pour se justifier. Les deux
femmes ne peuvent établir de collusion stable avec personne,
la
lesbienne parce qu'elle se trouve avec un homme et une femme
hétérosexuelle,
l'hétérosexuelle parce
qu'elle ne peut pas être une femme
hétérosexuelle
sans "signifier" quelque chose pour un homme. Mais cela
n'intéresse pas cet homme-là. Aucun d'eux ne peut
maintenir sa "mauvaise foi" sans collusion avec un autre, chacun reste
tourmenté, assiégé par l'angoisse et
le
désespoir. Dans cette situation, "l'enfer, c'est les autres"
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