HUIS CLOS, Sartre, 1944

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A propos de Sartre, ce site contient
: 1. biographie de l'auteur - 2. présentation des Mouches - 3. présentation de Huis clos. 4. Le Diable et le bon dieu -





Vous ferez un commentaire de Huis clos, scène V, depuis « GARCIN. — Adressez-vous à elle... » jusqu'à «...désigne Inès à Estelle — Adressez-vous à elle. »

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Introduction


    Dans Huis clos, représenté pour la première fois le 27 mai 1944, Sartre enferme trois personnages, deux femmes (Inès et Estelle) et un homme (Garcin), dans un espace qui est à la fois une sorte de salle d'attente, voire de salon, et l'enfer. Cette pièce en un acte se divise en cinq scènes dont les quatre premières fonctionnent comme une exposition. La scène 5 est celle des affrontements, où chacun est, tour à tour, bourreau et victime des deux autres. Porgressivement aussi leur contact avec le monde des vivants se distend puis disparaît. Après un premier aveu de Garcin (qui assure être en enfer pour avoir maltraité sa femme) et d'Estelle (qui avoue avoir tué son bébé ce qui a poussé son amant au suicide), Inès (lesbienne qui s'affirme sadique)  propose un pacte à Garcin : il lui laisse Estelle et elle le laisse en paix. Une fois accepté, ce pacte met Estelle aux prises avec Inès. Les dix-huit répliques qu'échangent alors les personnages dévoilent la vérité de leur rapport aux autres, plus particulièrement pour Estelle dont la présence est ici dominante ; elles permettront donc au spectateur de s'interroger sur le rapport entre "je" et autrui. Mais d'abord, elles soulignent la tension et même la violence des relations entre les trois personnages.

première partie

    En effet, la disposition même de ceux-ci sur le plateau manifeste les tensions qui régissent leur mutuelle présence. Estelle est debout, au centre du dispositif.  Inès  s'est mise "derrière elle et lui parlera presque à l'oreille", manifestant ainsi une volonté de rapprochement et de complicité. Mais Estelle est "tournée vers Garcin, qui la regarde sans parler" précise une didascalie, et ne parle, en fait, que pour lui.  Ce dispositif rend visible la ronde dans laquelle sont prisonniers les personnages : Inès désireuse de séduire Estelle, Estelle désireuse de séduire Garcin et Garcin hésitant entre l'attraction physique que représente Estelle et l'attraction intellectuelle que représente la force morale d'Inès. A la fin de la tirade d'Estelle, après ses divers pas de danse, lorsqu'elle ordonne :  "Garcin, regarde-moi, prends-moi dans tes bras", en utilisant pour la première fois le tutoiement de l'intimité, qui est aussi la marque d'une angoisse qui confine à la panique, Garcin sera prêt à le faire ; mais une injonction gestuelle ("Inès fait signe à Garcin de s'écarter") et verbale, un "Garcin" prononcé "impérieusement" par Inès, le font reculer et renoncer à son initiative, renvoyant Estelle à Inès  : "Adressez-vous à elle." L'utilisation de la 2e personne de politesse en réponse au "tu" de l'intimité rétablit alors la distance, qu'Estelle a voulu supprimer, entre les deux personnages
    Les deux seules répliques de Garcin sont des fins de non recevoir aux demandes d'aide d'Estelle, laquelle non seulement l'implore au début de cet échange en utilisant la formule  "Je vous en prie" que la répétition de "vous avez promis", encadrant le nom du personnage, "Garcin" renforce, mais construira toute sa tirade à son adresse : "Garcin, vous vous amuseriez...",  "Elle lui a tout dit, Garcin...", avant de l'inviter directement à la prendre dans ses bras.
    Les sept répliques, la plupart brèves, qu'adresse Inès à Estelle sont savamment dosées pour la torturer  en la ramenant à la réalité infernale, allant de questions anodines semblant partager ses inquiétudes relatives à la terre : "Qui est Pierre?", "Tu l'aimes ?"  jusqu'à l'affirmation de la séparation définitive entre la vie et le présent, réduit à l'enfer. La redondance autour de l'idée du "plus rien" soulignée par la répétition du mot "rien",  "Rien n'est plus à toi sur la terre.", "Plus rien. Il n'y a plus rien de toi sur la terre", est renforcée par l'utilisation du passé "était" dont l'impression en italiques traduit la volonté de l'auteur de faire souligner le mot par l'acteur. Les phrases brèves d'Inès, son insistance pour contraindre Estelle à prendre conscience de sa réalité : le monde des vivants n'est plus le sien; l'obligation où elle la met d'acquiescer par ses deux "N'est-ce pas?" visent à  laisser Estelle totalement démunie pour qu'elle s'en remette à elle : "Tout ce qui t'appartient est ici. [...] Et moi, mon petit, moi,  je suis à toi pour toujours." Mais l'espoir d'Inès est évidemment déçu puisque, d'une part Estelle ne s'adresse jamais à elle, que par ailleurs, la résistance d'Estelle, qui veut rester dans son rêve d'elle-même, se poursuit malgré elle, et qu'enfin, la perte de la terre la précipite vers Garcin, même si elle entretient avec les deux personnages une relation de défiance haineuse comme l'exprime le début de sa tirade: "On ne vous trompe pas, vous autres, vous savez que je suis une ordure."

transition

    Ces tensions entre les personnages, cet état de guerre où il s'agit de savoir qui va dominer sont révélateurs d'un rapport à autrui faussé dont Estelle, à travers sa tirade, va révéler une des possibilités: celle de l'imaginaire dans lequel autrui est à peine un support de fantasmes.

Deuxième partie.

    Les trois personnages entretiennent des rapports fondés sur la manipulation de l'autre qui le met dans une position d'objet. Ainsi, Inès énumérant les possessions d'Estelle se met elle-même sur le même plan que les objets de la pièce,  le coupe-papier, le bronze de Barbedienne, le canapé, en affirmant "le canapé bleu est à toi. Et moi, petite, je suis à toi...". mais cette réification d'autrui est particulièrement sensible dans les répliques et la tirade d'Estelle qui joue le rôle de "mise en abyme". Estelle, en effet, y raconte un spectacle qu'elle représente, en partie, en dansant elle-même, au rythme du couple qu'elle décrit.
    Les deux personnages qu'elle observe, Olga et Pierre, sa meilleure amie, avait-elle dit en racontant son enterrement, et son jeune amoureux,  "Il m'aimait" dit-elle, sont regardés comme des "choses" jugées sans indulgence. Pierre est un "petit niais", Olga, un personnage grotesque avec une "énorme poitrine", qui ne sait pas danser et "marche sur les pieds" de son cavalier, lui "souffle dans la figure", qui a une "coiffure défaite" et un "visage chaviré" : les signes du désir se sont figés en caricature. En  les renvoyant à l'univers des contes,  transformant  Pierre en "petit Poucet" et Olga en "ogresse" attirée par la chair fraîche : "il a dix-huit ans", elle dévoile son rapport au monde et aux autres : celui du "conte merveilleux" dans lequel elle est la "princesse" ou la "fée".
    L'univers d'Estelle est un spectacle, une salle de bal où les personnes deviennent des personnages comme le souligne le champ lexical du regard. Deux occurences du mot  "regard"  et six occurences du verbe "voir"  ôtent à ce qui est vu  toute profondeur et transforment ceux qui sont vus en marionnettes : les impératifs "Eh bien, dansez, dansez." , "Allons, en mesure.", les injonctions : "Plus vite!  plus vite!", les remarques dépréciatives : "Il la tire, il la pousse, c'est indécent." le soulignent à loisir.
    Les autres sont des objets pour Estelle, en même temps qu'elle est dans un rapport de rivalité avec eux pour leur être supérieure ou du moins le paraître : elle argue de son agileté qu'elle exhibe en dansant sur la scène,  rappelant  : "Il me disait : vous êtes si légère.", en opposant cette légèreté à la lourdeur d'Olga qu'elle constitue dans son récit.
    Pareillement, elle se perçoit elle-même comme une "chose". Les images auxquelles elle s'identifie, d'une part "l'eau vive" (répétée 6 fois) et le "cristal" uniquement pour le constater "en miettes" appartiennent à l'univers des inanimés. L'image est aussi identificatrice dans la mesure où elle connote l'insaisissable comme la transparence, la perfection, la pureté. Estelle veut être regardée mais non connue, veut être adorée, placée sur un piédestal comme une idole. Son exhibition de danseuse est aussi le pendant visible de l'invisble spectacle qu'elle rapporte. De même qu'à ses yeux, les autres sont pur spectacle, elle-même se donne en spectacle. C'est moins l'amour de Pierre qu'elle attend que son admiration et sa persistance par-delà la mort : un seul regard admiratif la perpétuerait dans l'être qu'elle voulait s'accorder. Mais les vivants sont indifférents aux morts et à leurs prières : Olga révèle la vérité d'Estelle et pis encore, Pierre n'en est nullement affecté: "Il branle la tête d'un air triste, mais on ne peut pas dire que la nouvelle l'ait bouleversé." constate-t-elle avant de le rejeter avec mépris : "Ce ne sont pas ses longs cils et ses airs de fille que je te disputerai." en lui niant toute masculinité, confirmant ainsi que Pierre, en tant que personne, n'a jamais eu d'importance pour elle, réduit qu'il était à n'être qu'un désir masculin de plus la constituant  en objet de désir. 
    La panique réelle qui s'empare d'elle devant la révélation d'Olga qu'elle ne peut empêcher ne la conduit qu'à se réfugier de nouveau dans le vertige de la danse "dansez, dansez, voyons, en mesure." Il faut annuler la vérité dans la poursuite du spectacle. Et lorsque tout s'éteint, elle ne peut que se réfugier dans le regard d'un autre homme pour qu'il la reconstitue en  princesse de conte de fées, sûre de son apparence et de ses qualités féminines : "regarde moi, prends-moi dans tes bras." Estelle a besoin du mensonge à tout prix.

Transition

    Ainsi, les répliques et la tirade d'Estelle confirment-elles en l'illustrant un rapport perverti à autrui qui affecte peu ou prou tous les personnages. La situation d'enfermement et d'accompli qu'autorise l'enfer, le dévoilement d'autrui comme objet, permettent au spectateur de s'interroger sur la relation entre "je" et "l'autre".

Troisième partie.

    Estelle, dans son apparente naïveté, met en évidence le lien étroit qui s'établit entre la manière dont "je" perçoit l'autre et la manière dont il se perçoit lui-même. En traitant les autres comme des objets et malgré l'omniprésence de la première personne dans ses répliques (46 marques de la première personne), elle n'est jamais vraiment un sujet. Les marques de la première personne du pluriel  dans leur ambivalence le signalent : "nous" désignant une fois Pierre et elle, "notre" dans "notre Estelle" renvoyant à Pierre et Olga. Le "je" dont dispose Estelle n'est qu'une marque grammaticale, il ne renvoie à aucune identité personnelle, particulière, qui la ferait irremplaçable. Comme elle transforme les autres en "images" (Petit Poucet / ogresse), elle n'est elle-même qu'une "image" , "eau vive" ou "cristal", danseuse, simple corps en mouvement : là où elle était, Olga peut maintenant être, sans que Pierre note la différence. Et lorsqu'elle s'avise de faire appel à l'autre, à la liberté de l'autre, ce n'est que pour protéger son image,  ce qui rend doublement vain cet appel : d'abord parce que c'est une demande qui, en soi, annule la liberté d'autrui et que,  de plus,  il est trop tard, elle ne peut plus attteindre les vivants. Pis encore, elle ne peut adresser sa prière qu'en faisant de Pierre un objet à négocier avec Olga : "emporte-le, garde-le, fais-en ce que tu voudras..." C'est dire qu'elle mesure tous les rapports humains à l'aune des seuls qu'elle est capable d'avoir, ne dit-elle pas deux fois de Pierre "Il était à moi" ? Et ce n'est pas par hasard si son crime est un infanticide, situation limite dans laquelle est représentée la destruction physique de "l'autre" pour des raisons de confort personnel, sa négation puisqu'elle a "englouti" l'enfant dans un lac, comme une pierre que l'on jette à l'eau, pour la faire disparaître de la vue. Hors le regard, les autres ne sont rien pour Estelle, parce qu'elle-même n'est rien hors du regard des autres, et d'un regard qui doit être conforme à son désir, c'est-à-dire à son narcissisme : qu'il fasse d'elle le centre du monde. Ainsi ne dit-elle pas qu'elle a quitté la terre (laquelle continue à exister sans elle) mais que "la terre [l']a quittée".
    Ayant perdu le regard de Pierre, elle se tourne vers le regard de Garcin pour s'y abolir comme elle le crie, avant même de raconter la scène à laquelle elle va assister, "Vite, vite, je ne veux pas rester seule", comme ses impératifs finaux le répèteront : "Garcin, regarde-moi, prends-moi dans tes bras."  L'opposition d'Inès et le retrait de Garcin rendant visible le leurre que représente cet appel. Faire de l'autre un objet, c'est s'interdire de devenir sujet.
    Mais ce que démontre Estelle est vrai aussi des autres personnages. La cruauté d'Inès qui parie sur la souffrance de la jeune femme en l'aggravant, pour se l'inféoder, est nécessairement condamnée à l'échec, elle non plus ne peut pas devenir sujet, ce qu'elle accepte implicitement en se mettant sur le même plan que les objets du salon. Quant à Garcin, son espoir de s'en tirer en restant à l'écart, en refusant de s'impliquer, n'a pas plus de chance de réussir dans la mesure où son refus d'intervenir, son apparente indifférence est trahie par ses gestes : il est prêt à entrer dans le jeu d'Estelle et il faut une intervention d'Inès pour l'empêcher d'accomplir le geste demandé. Son attitude ne peut donc que le confirmer, et confirmer les deux autres, dans le diagnostic de lâcheté contre lequel il se débat : porté par les événements et mû par les réactions d'autrui, il ne se choisit jamais.

Conclusion

    Ainsi les dix huit répliques qui constituent ce passage de la 5e scène de Huis clos permettent-ils de montrer une des manières de fausser le rapport à l'autre en l'intégrant comme un "pion" dans un jeu dont les tenants et les aboutissants pourraient se nommer narcissisme. Estelle ne voit, ne perçoit qu'elle, ne s'intéresse qu'à elle et "invente" le monde et les autres à la mesure de son rêve (ou de ses divagations) en déniant le réel. "Roger, le voyage en Suisse, l'enfant" ne sont que de mauvaises images que d'autres images peuvent effacer.
    Il permet de saisir un des aspects de la pièce qui est  tout entière  une interrogation philosophique sur les rapports à autrui et l'interrogation sur soi. Elle ne présente aucune thèse, elle se contente de mettre en scène des rapports pervertis qui interdisent en même temps que la compréhension d'autrui comme sujet (ce que montre le passage que nous venons d'examiner où l'autre n'est qu'un objet dont  "je" se sert pour masquer le vide qui le constitue en l'érigeant en miroir garant d'une image ne correspondant pas à une réalité mais à un fantasme, celui de la pureté pour Estelle ou celui de la cruauté pour Inès ou de l'indifférence pour Garcin)  la constitution de "je" comme sujet plein c'est-à-dire libre et responsable. Pas davantage dans ce passage que dans la suite de la pièce, les personnages ne parviennent à interrompre la ronde, proprement infernale, qui les fait basculer du statut de victime au statut de bourreau. Ni Estelle engluée dans les apparences, ni Inès, souvent plus lucide que les autres, ni même Garcin qui poursuit obstinément la recherche de sa vérité, ne peuvent "inventer" une issue, puisqu'ils ne cessent pas de percevoir l'autre comme un objet, se réifiant du même coup. Au spectateur est laissé le soin de trouver une issue, valide pour lui-même, en prenant conscience de l'impasse où sont entrés les trois personnages qui lui sont présentés. Ces derniers, comme le dit Garcin au dénouement de la pièce, continueront : ils ont construit eux-mêmes leur enfer dans l'incapacité où ils sont de se dégager du regard d'autrui puisqu'ils ne parviennent à se construire que dans ce reflet; autant dire qu'ils se construisent non comme une réalité mais comme le reflet d'un reflet.


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