Le Diable et le Bon Dieu, Jean-Paul Sartre, première représentation au théâtre Antoine, 7 juin 1951

coquillage



A propos de Sartre, ce site contient
: 1. Une biographie de l'auteur - 2. Une présentation des Mouches (1943) - 3. Présentation de Huis-clos (1944) - 4. Un commentaire d'un extrait de Huis clos.




Du grand spectacle

     Il s'agit de la sixième pièce de Jean-Paul Sartre. Elle vient juste après Les Mains sales et en rejoue, d'une certaine manière, la problématique, mais on pourrait aussi bien dire qu'elle revient sur la problématique qui est celle de tout le théâtre de Sartre, la question de la liberté. Dans le prière d'insérer de la première édition, Sartre précisait : "Cette pièce peut passer pour un complément, une suite aux Mains sales, bien que l'action se situe quatre cents auparavant. J'essaie de montrer un personnage aussi étranger aux masses de son époque qu'Hugo, jeune bourgeois, héros des Mains sales, l'était et aussi déchiré." (Cité par Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Gallimard, 1985)
Si Les Mouches s'enracinait dans la tragédie grecque revisitée, Le Diable et le Bon Dieu s'inscrit, elle, dans la mémoire des mystères médiévaux, à tout le moins au départ avec un plateau divisé en trois espaces, celui du palais de l'archevêque où va se décider l'avenir de Worms, celui de la ville de Worms, assiégée, elle-même subdivisée en deux / trois espaces : la maison de l'évêque, les remparts et le plateau où se masse la foule. L'éclairage matérialisant chacun de ces lieux.
La pièce est longue (elle dure 4 heures), constituée de trois actes, 11 tableaux et 41 scènes. Elle déploie un grand nombre de personnages : 32, sans compter les figurants quii vont incarner les bourgeois et les paysans ou les soldats nécessaires, puisque le contexte est celui de la guerre des paysans, en Allemagne, au début du XVIe siècle.
La pièce est une énorme machinerie, ce que disait avec insistance le programme lors de la création: "101 techniciens qui ont totalisé 19.400 heures de travail", onze décors, 83 costumes réalisés par Schiaparelli sur les projets de Francine Galliard-Risler. La mise en scène a été confiée à Louis Jouvet dont ce sera le dernier spectacle puiqu'il meurt à peine deux mois après la première et les décors l'ont été à Félix Labisse. Et si l'on en croit la critique d'Elsa Triolet, peu tendre par ailleurs pour la pièce, le public fut sensible à ce caractère : "Ce qui peut intéresser dans cette grande machine, c'est la "machinerie", le "spectacle", avec son côté Ghelderode et Châtelet, les changements de décors, le mouvement des foules, la couleur des costumes." (Les lettres françaises, 14 juin 1951)
Le choix du titre lui-même, utilisant une expression populaire "le Bon Dieu", signalait déjà la volonté d'un théâtre s'adressant à tous les publics, populaire au meilleur sens du terme, celui que justement Jean Vilar popularisait alors. Un "théâtre élitaire pour tous" comme disait Vitez. Le choix des acteurs allait aussi dans ce sens.
Peu souvent montée, malgré son intérêt, elle ne sera reprise qu'en 1968, au TNP, par Georges Wilson, puis en 2001, au théâtre de l'Athénée par Daniel Mesguish.







Sartre

Sartre et Jouvet durant une répétition de la pièce, 1951. (Photo Robert Doisneau)


L'argument :

Se situe dans la première moitié du XVIe siècle. Goetz von Berlichingen, mercenaire, est au service de l'archevêque de Worms contre lequel s'est soulevée sa ville. Mais nul ne sait exactement ce qu'il va faire. Dans la ville, Nasty, boulanger, et chef de file des révoltés s'interroge, il voudrait bien s'assurer les services de Goetz ; ses partisans massacrent l'évêque qui donne à un prêtre, Heinrich, la clé qui ouvre la porte d'un souterrain donnant accès à la ville, pour faire intervenir Goetz et empêcher le meurtre des autres gens d'Eglise.
Goetz est décidé à prendre la ville, parce que trop de monde veut l'en empêcher, mais Heinrich lui assurant que rien n'est plus ordinaire, banal, que le mal, Goetz parie de faire le bien.
Il se lance dans l'aventure de la sainteté, au grand dam de tous ceux qui l'entourent, invente une sorte de communauté vouée à la paix dans un pays en guerre. Mais cela ne peut que mal se terminer, et se voulant ermite, il découvre enfin sa vérité, accepter plus simplement de se faire homme, c'est-à-dire, d'être ce qu'il est, "le meilleur capitaine de toute l'Allemagne", et puisqu'il ne peut être solidaire qu'en étant solitaire de prendre le commandement de l'armée paysanne.
La durée, énoncée à la fin du premier acte, s'étend sur un an (temps que Goetz doit au moins consacrer au Bien, et que viendra juger Heinrich). Les tableaux (moments d'arrêt dans une durée) permettant la mise en scène de cette chronique.
La construction de la pièce est dialectique : premier acte dévolu au mal (non en action mais dans le bilan fait du passé de Goetz), deuxième acte au bien (le présent), le troisième opérant une synthèse où bien et mal sont l'avers et le revers d'une même médaille, l'être humain (avenir).
Beauvoir, dans La Force des choses (Folio, tome 1, p. 325), en fait remonter l'idée à un récit de Jean-Louis Barrault qui "avait un jour raconté à Sartre El Rufián dichoso [Le rufian heureux] de Cervantès où un forban décide, sur un coup de dés, de se convertir au bien.[...] Sartre entreprit une pièce inspirée de cet épisode, mais qu'il modifia : le héros trichait pour perdre."
"Ecrit vers 1597, El Rufián dichoso met en scène l'aventure de Cristobal de Lugo, fils d'un aubergiste sévillan et mauvais sujet notoire ; dans un moment de superbe, il joue son avenir au jeu et délaisse le monde des truands pour celui des saints en devenant Fra Cristobal de la Cruz." précise Robert Lorris dans Sartre dramaturge (Nizet, 1975)





Lors de la création les principaux rôles sont joués par :

 Pierre Brasseur : Goetz
 Jean Vilar : Heinrich
 Henri Nassiet : Nasty
 Jean Toulout : Tetzel (nom d'un véritable moine vendeur d'indulgences)
 R J. Chauffard : Karl

 Maria Casarès : Hilda
Marie-Olivier (Wanda Kosakiewicz ) : Catherine



Lebon

Caricature des acteurs de la pièce, 1951, André Lebon (1918-1996), encre de Chine et crayon bleu sur calque
Maria Casarès, Pierre Brasseur, Jean Toulout, Henri Nassiet et Jean Vilar



Annie Cohen-Solal dans Sartre 1905-1980 (Gallimard, 1985) rapporte le climat électrique de la préparation du spectacle qui mettait en présence des personnalités fortes :

"[...] Sartre était pressé par le temps, Jouvet pressé par le mort, Berriau  pressée par les contraintes horaires, on perçoit un peu des tensions, des pulsions qui traversèrent, dans un travail insensé, tous les protagonistes d'un tel projet."





Goetz von Berlichingen

Vitrail représentant Goetz, 1547
(source Wikipédia)

Le personnage principal, Goetz

     Goetz von Berlichingen apparaît très tôt dans la vie de Sartre. Vers l'âge de treize-quatorze ans, à la Rochelle, au sortir de la Guerre, le jeune Sartre écrit un roman de cape et d'épée dont il est le héros : "Ce héros, sorti du Moyen-Age allemand, faisait régner la terreur en battant les gens autour de lui, tout en ne cessant de vouloir leur bien, ce qui lui vaudra une mort terriblement cruelle : la tête dans l'horloge du clocher à la place du chiffre XII, il sera décapité par l'aiguille à midi." (Annie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980, 1985, p. 84). L'imagination du jeune Sartre s'en donnait déjà à coeur joie, plus près de Fantomas que de Goethe.
Sartre adulte a d'autres références. Son héros est emprunté à l'histoire via Goethe qui écrit, en 1773, Goetz von Berlichingen mit der eisernen Hand (drame). Il s'agit d'une pièce en cinq actes qui débute aussi par un conflit opposant Goetz à un évêque, celui de Bramberg. Le drame est celui d'un seigneur, d'un chevalier, dans une société qui change et pour laquelle les valeurs féodales n'ont plus cours. C'est un chemin de dépossession que suit Goetz, il avait déjà perdu sa main, il va perdre sa liberté, puis ses biens et finalement sa réputation. Ce n'est qu'à l'acte IV qu'entrent en scène les paysans qui voudraient Goetz comme chef de leur révolte. Il accepte mais à l'acte V y renonce parce que les paysans sont des brutes sanguinaires. Il meurt seul ou presque.
Chez Goethe il s'agit bien d'un héros romantique, seul contre tous, et seul à porter haut l'honneur de ce qu'il est.

Le personnage historique : Goetz von Berlichingen dit "Main de fer" (1480-1562) n'était guère autre chose qu'un homme de guerre prompt à toute alliance intéressante pour lui. Il a, effectivement, participé à la guerre, mais a rejoint très rapidement le camp des Princes ; "obéissant à des affinités de classe, il passe à l'ennemi" dit Ernst Bloch dans Thomas Münzer (Thomas Müntzer als Theologe der Revolution, Munich, 1921.)
Guerre des paysans (Bauernkrieg) 1524-1526 (embrase la Souabe, la Franconie, la Thuringe, l'Alsace, les Alpes autrichiennes) misère + religion + nobles révoltés: 100.000 morts. L'événement a été étudié, entre autres, par Engels, dans La Guerre des paysans en Allemagne, 1850.


Le personnage de la pièce :

Témoignage de Pierre Brasseur (Ma vie en Vrac, 1972), son premier interprète : "Que dire de lui [...]? Qu'il [Sartre] n'était pas capable de me dire si Goetz était vraiment bon dans la deuxième partie. Ma petite cervelle d'acteur m'avait soufflé que Goetz jouait la bonté puisqu'il avait triché pour la faire.
Alors je l'ai joué avec un léger clin d'oeil pour prouver qu'il n'était pas dupe de sa décision. Il en devenait malheureux. Ça, c'était vrai, puisqu'il redevenait ce qu'il était vraiment : un vainqueur, reître et puissant. C'était sa ligne, je crois."
A quoi s'opposent le témoignage et l'interprétation de Beauvoir (La Force des choses, t. 1, 1963) : "Au premier acte, Brasseur campait un Goetz étourdissant ; malheureusement, il jouait la deuxième partie en faux-jeton alors que, dans sa folie d'orgueil, Goetz s'aliène sincèrement à un Bien mensonger ; je regrettai aussi qu'il refusât d'apprendre le monologue où Sartre s'était inspiré de saint Jean de la Croix. Il se retrouvait dans les derniers tableaux." (Le monologue est en III, 8, 2)
Qu'en dit Sartre lui-même ? le prière d'insérer de 1951 dit ceci : "Goetz, mon héros, incarné par Pierre Brasseur, est déchiré, parce que bâtard de noble et de paysan, il est également repoussé des deux côtés. Le problème est de savoir comment il lâchera l'anarchisme de droite pour aller prendre part à la guerre des paysans... J'ai voulu montrer que mon héros, Goetz, qui est un genre de franc-tireur et d'anarchiste du mal, ne détruit rien quand il croit beaucoup détruire... Quand, dans la deuxième partie, il essaie de faire un bien absolument pur, cela ne signifie rien non plus." (cité par Lorris, Sartre dramaturge, Nizet, 1975, p. 187)
     Au contraire des autres héros sartriens, Goetz n'entre pas en scène au lever du rideau, le premier tableau se déroule sans lui, mais il y est éminemment présent. Sa présentation se fait par personnages interposés qui s'accordent sur l'essentiel : sa bâtardise (avec le double sens contemporain que la fréquentation du cinéma étasunien à répandu : celui de la naissance illégiitme, mais surtout celui de crapule), sa méchanceté, ses talents de soldat (dialogue croisé du palais de l'archevêque et des remparts de la ville.)
Goetz est défini par les autres, c'est le regard d'autrui qui le constitue.  Cette présentation permet d'imposer une image (Goetz, le génie du mal) et en même temps de dénoncer une attitude; "Goetz en faisant le mal ne trompe pas la société, il se trompe lui-même en ratifiant le jugement de la société." (Lorris, p. 188)
Les ensembles paradigmatiques dans lesquels le personnage est pris :
— bâtard (vs légitime) : situation sociale, historiquement déterminée ("bâtard par la mère", fils d'une noble et d'un paysan) donc non fiable, traître réalisé (il a trahi son frêre) et traître potentiel (il peut trahir, et il va le faire, l'archevêque, son nouveau commanditaire), il est donc apte à trahir quiconque.
— le meilleur capitaine de l'Allemagne : fonction guerrière justifiant l'obstination de Nasty à le faire basculer dans le camp des paysans révoltés. Idéologiquement, un mercenaire (vs engagé volontaire), un soudard, un reître (cavalier : "Reiter", à connotation péjorative). Connotation de pouvoir (vs non-pouvoir) assis sur la force (vs faiblesse —l'archevêque, vs justice —Nasty, les paysans) dont l'élément fondamental est la guerre, la mort. A l'époque de la représentation, 1951, où un personnage de soldat allemand ne pouvait qu'évoquer un certain nombre d'images proches et terribles.
— Goetz, le nom est chargé d'histoire. renvoie aux guerres allemandes du XVIe siècle, à une réalité historique, en même temps à un savoir littéraire, héros d'un drame de Goethe, figure romantique de l'individu en conflit avec la société, porteur de valeurs différentes. (XVIe, XVIIIe, XXe).
D'où se dégagent les traits distinctifs du personnage : volonté de puissance, individualisme, absence de fidélité, aux autres ou à soi-même, intelligence ("Ceux qui me voient se fient rarement à ma parole : je dois avoir l'air trop intelligent pour la tenir"), orgueil, démesure.
Goetz est un personnage "entier", une "nature", il ne se construit pas, ne se révèle pas progressivement à partir de données de base (il n'y a pas de déterminisme). Goetz doit se choisir, choisir ce qu'il veut être d'où les fréquentes scènes de débat où le personnage fait le point de sa position : I,3,5 / I,3,6 = "trahir le mal" comme il dit au profit du bien ; II,6,4 = le bien est un échec ; III,8,2 = choix de la solitude et de l'ascèse ;  III,10,2 / III,10,3 = le retour aux hommes, "Il y a cette guerre à faire et je la ferai."(III, 11, 2).





guerre des paysans

Lithographie allemande colorée, 1832, représentant Thomas Münzer (1489–1525) à la tête des paysans révoltés, plus proche du Goetz de Sartre en capitaine de guerre que du Münzer historique.


Les autres personnages

La présence de Goetz, son éclat, son ironie font un peu d'ombre aux autres personnages pourtant nécessaires (y compris la foule) pour dessiner le contexte historique, la situation, dans laquelle —et avec laquelle— Goetz doit se choisir.
Heinrich : prêtre des pauvres, "bâtard" lui-même, de culture, sinon de nature, comme l'affirme Goetz ("salut, petit frère ! salut en bâtardise ! Car toi aussi tu es bâtard !" et il dira aussi : "tu penses en deux langues : la souffrance des pauvres tu l'appelles épreuve en latin d'église et en allemand iniquité", I, 2, 4) puisque pris entre deux loyautés, celle qu'il doit à l'Eglise, celle qu'il doit aux pauvres. Heinrich, ayant trahi les pauvres pour sauver les prêtres, même s'il n'est rien arrivé puisque Goetz a négocié avec Nasty, tombe en hallucination et se croit accompagné par le diable. Mais cette folie a sa part de lucidité, comme chez les "fous" de Shakespeare, puisqu'elle met à jour la "comédie" que se joue Goetz à lui-même avant de la jouer aux autres.
Nasty : un boulanger de Worms, choisi par le peuple comme son chef  : "vous n'avez d'ordres à recevoir de personne sauf des chefs que vous vous êtes choisis. — Et qui donc t'a choisi barbouillé ? — les pauvres." (I, 1) Il s'exprime toujours de manière concise, dans un langage que le spectateur peut juger double dans la mesure où ses références à Dieu apparaissent comme le masque d'un discours politique et concret que ses troupes ne pourraient comprendre directement. Il parle, en en ayant conscience (il sait que son discours "officiel" est un mensonge au niveau des mots, non du sens), l'idéologie de son temps mise au service d'un projet plus vaste " "je ne connais qu'une Eglise: c'est la société des hommes." (I, 1)
Karl : comme Heinrich est une sorte de double de Goetz, Karl est un double de Nasty. Ancien valet de Goetz, il lui voue une haine violente. Peu enclin à l'analyse, il est la figure du révolté, ne tenant compte ni des circonstances, ni des possibilité concrètes, il pousse les paysans à une révolte pour laquelle ils sont si peu préparés qu'elle conduit à un massacre.
Catherine / Hilda : dont Sartre dit : elles "précisent la figure de Goetz, d'abord dans le mal, puis dans le Bien. Hilda, la seconde, tente d'avoir avec lui des rapports humains ; mais elle échoue parce qu'il tue l'homme en lui, n'étant en rapport qu'avec Dieu. Il parle à la femme comme Claudel : «si tu m'aimes, torture-moi.» " (Un théâtre de situation). Catherine appartient au temps du mal et elle meurt lorsque Goetz choisit le bien et l'abandonne à son sort, elle qu'il traite de "putain" pour l'avoir suivi, et pour l'aimer, en fait. Hilda qui a choisi la vie des pauvres (une sorte d'émule de sainte Claire, compagne de saint François d'Assise) voit dans Goetz, un homme, dénonce à chaque instant ses comédies, alors que Catherine acceptait de les jouer, mais l'accompagne tout au long de son parcours, dans son utopique cité du Soleil, comme dans son ascèse et dans son retour chez les hommes.
Hilda, comme les autres personnages féminins épisodiques de la pièce, pose les questions essentielles de la solidarité, de la nécessité d'autrui.
La foule, dont Sartre disait "Ma pièce est avant tout une pièce de foules. Les personnages principaux ne sont justifiables et compréhensibles que grâce aux foules qu'ils aiment." (Le Monde, 31 mai 1951) Lorris l'analyse ainsi "C'est la foule shakespearienne qui parle, proteste, se gausse, menace, ondoyante dans sa diversité. Par son hostilité elle accentue l'isolement dans lequel se trouve le protagoniste ; par sa présence elle maintient le contact entre l'action historique et l'action idéologique."



Théâtre et philosophie

     "Ce que nous voulons récupérer quand nous allons au théâtre, c'est naturellement nous-mêmes... en tant que nous agissons et que nous travaillons et que nous rencontrons des difficultés et que nous sommes des hommes qui avons des règles, c'est-à-dire des règles pour des actions." écrit Sartre dans Un théâtre de situations.
     Est-ce à dire que le théâtre remplit toujours cette fonction ? Non, dit Sartre, lorsqu'il se bâtit sur une philosophie particulière et, ici, le mot philosophie fonctionne comme "idéologie" dans la phraséologie marxiste. Si le théâtre n'offre pas au spectateur une image-objet de sa liberté, alors il le mystifie, ce que fait depuis presque deux siècles le théâtre "bourgeois", pour la raison qu'il ne montre jamais de changement. "Les pièces sont un tumulte entre deux calmes, l'ordre régne avant, il est rétabli aprés. Fondamentalement rien n'a changé, or nous savons que le monde change, qu'il change l'homme et que l'homme change le monde. Et si ce n'est pas cela qui doit être le sujet profond de toute pièce de théâtre alors c'est que le théâtre n'a plus de sujet."
     Le théâtre de Sartre, en général, et Le Diable et le Bon Dieu, en particulier, sont écrits dans cette optique.
Le théâtre est "drama", action. Qu'est-ce que l'action ? c'est la mise en scène d'actes par lesquels des hommes se déterminent, se choisissent. Avant, ils ne sont rien. Ils se font en agissant. Mais ce sont des images, les actes seront des gestes, c'est-à-dire des actions qui n'ont pas de fin en elles-mêmes, des mouvements destinés à montrer autre chose. "Et une action, ça veut dire que des gens se trouvent amenés à vouloir quelque chose et qu'ils essaient de le réaliser. Peu importe qu'ils réussissent ou qu'ils ratent..."
L'action, au sens dramaturgique et non plus philosophique naîtra de l'affrontement des droits qui justifient des actes différents (la passion aussi entre dans ce cadre).
L'action.
Les héros sartriens se répartissent entre ceux qui agissent pour se libérer et ceux dont les actions les rejettent dans une servitude plus ou moins acceptée.
Nasty : "Ceux qui se résignent meurent de faim, ceux qui ne se résignent pas sont pendus. A douze ans, tu sais déjà si tu te résignes ou non " (I, 1, 5)
Goetz : "Voilà le règne de l'homme qui commence. Beau début. Allons Nasty, je serai bourreau et boucher" (III, 11, 2)
Alors qu'à l'inverse, Catherine et Heinrich ne choisissent que des voies sans issues où leur dépendance se réaffirme. Leur mort charnelle n'est que la réalisation de leur mort "humaine" et leur amour un piège où ils se sont englués, puisque une contradiction en soi. L'esclave dans les deux cas s'est mis à aimer son maître, Catherine Goetz, Heinrich l'Eglise.





couverture livre de poche

Couverture du livre de poche, 1961




Cette liberté doit s'incarner dans des actes, et Le Diable et le Bon Dieu, en ce sens, présente bien des actes : Goetz se choisira homme après avoir tenté d'être Dieu, c'est-à-dire de se rencontrer dans l'absolu : le mal puis le bien. Dans les deux cas, signe de falsification, le résultat s'est avéré être le même, des hommes sont morts.
Heinrich n'agit pas véritablement, au sens où ses actes n'ont jamais le poids de l'irréversible et lorsqu'ils pourraient l'avoir, il fuit : la clé le mettait devant un choix, il a transféré sa responsabilité sur Goetz. Lorsqu'il empêche la révolte des paysans, son action a pour conséquence de les mettre à genoux, au lieu d'oeuvrer à les libérer, il participe de leur soumission. Lorsqu'enfin Goetz dit ce qu'il n'ose dire : "Dieu n'existe pas", il préfére mourir que d'affronter sa liberté (III, 2,4).
Catherine aurait pu choisir de tuer Goetz, ou du moins de le laisser tuer. Elle aussi préfère mourir.
Nasty est celui qui a déjà agi, son choix est fait, mais il doit en assumer les conséquences, celle de sa solitude qu'il découvre porgressivement. Au départ, sûr de lui et de ses liens avec le peuple, il est devenu un chef solitaire, doutant de son bon droit mais allant jusqu'au bout de l'engagement qu'il a choisi. Hilda aussi a choisi, comme Nasty, comme Goetz finalement, la terre et les hommes.
Le conflit métaphysique
Le Diable et le Bon Dieu, pas plus que les autres pièces de Sartre ne fonctionne selon les moteurs du théâtre traditionnel que Sartre appelle "bourgeois". Pas de psychologie des personnages, au sens où aucun ne relève d'un caractère. Ils se définiront par le regard des autres, ce qu'ils acceptent d'en assumer ou ce qu'ils en refusent et par leurs actes. Le regard des autres étant porteur des conditions historiques et sociales dans lesquelles tous sont "pris", "engagés".
La scène est un tribunal devant lequel comparaît le protagoniste. Les personnages plaident constamment : tirades d'Heinrich et de Goetz, le tribunal en l'occurence étant la société, le peuple incarné en Nasty, mais naturellement aussi (double énonciation) le public. C'est pourquoi aussi le discours est si important. Le théâtre de Sartre est moins émotionnel que raisonneur. Le rire ou l'inquiétude peuvent naître, mais ils ne dominent jamais.
Pas d'intrigue, non plus. L'intrigue relève de l'anecdote, donc du particulier et nous sommes dans un théâtre d'universel. Il faudra parler plutôt de sujet, c'est-à-dire d'un ensemble qui se développe "temporellement". L'anecdote troue la continuité mais ne change fondamentalement rien. Le sujet doit ouvrir sur une transformation. Goetz a trouvé son identité d'homme, en fin de parcours, mais homme il ne l'était pas au sens plein du terme au début de la pièce, il n'était qu'une possibilité.
Aucun réalisme, parce qu'au niveau de l'aventure humaine "à ce niveau là, les termes de l'aventure humaine ne sont plus réalistes, parce que nous ne pouvons plus les saisir réellement " (Un théâtre de situation)
Le théâtre de Sartre obéit donc à une philosophie qui en fait le sens. Mais c'est ausi un théâtre philosophique, en ce sens qu'il met en scène des problèmes philosophiques, au sens d'universels.
Le théâtre de Sartre ne fonctionne pas sur le mode didactique : "vulgariser" une philosophie, il est le recours d'un philosophe pour contourner un embarras, il est le recours à d'autres moyens d'expression, voire de suggestion pour dire quelque chose qui ne parvient pas à s'expliquer en termes rigoureusement philsophiques.
Le théâtre de Sartre est un théâtre problématique : il met en scène un problème, au sens fort du terme. Dans Le Diable et le Bon Dieu, la liberté, la responsabilité, le rapport d'un homme aux autres hommes, de l'individu à la société.
Mais il ne fournit aucune réponse. En ce sens, la philosophie comme le théâtre de Sartre sont durs, aucun confort, ni réconfort n'est donné à l'homme ou au spectateur qui a à se réinventer constamment, à se choisir constamment. Rien n'est jamais gagné. "Il y a cette guerre à faire et je la ferai". L'optimisme fondamental est là : l'homme est libre, nul ne lui dicte ni ses choix, ni ses actes. Il peut choisir le pire (Heinrich) ou le meilleur (Goetz), le pire étant le refus de l'homme, dans les autres et par voie de conséquence en soi-même. Le meilleur, l'homme dans les autres et dans soi.  





A écouter
: François Périer sur France Culture. Il a interprété Goetz dans la mise en scène de Georges Wilson au TNP en 1968, rôle qu'il reprendra, en 1970, au  festival d'Avignon, toujours dans la mise en scène de Wilson.
Documents iconographiques à consulter : BnF, expositions virtuelles, Sartre.
Inattendu : les projets de costumes d'Yves Saint-Laurent pour la pièce.



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