L'Amour au temps du choléra, Gabriel Garcia Marquez, 1985

coquillage


L'écrivain

       Gabriel Garcia Marquez est né en Colombie, dans la petite ville de Aracataca, non loin du littoral de la mer des Caraïbes, le 6 mars 1927. Son père, qui est télégraphiste, décide de devenir pharmacien et d'émigrer dans une ville plus importante, Baranquilla, en 1929. L'enfant est confié à ses grands parents maternels. Son enfance se déroule donc à Aracataca : "J'ai grandi dans un village perdu au fond des marécages et de la forêt vierge, sur la côte nord de la Colombie." confiait-t-il à un journaliste, en 1991, pour Le Courrier de l'UNESCO et il ajoutait "J'ai eu une enfance extraordinaire, entourée de gens très imaginatifs et bourrés de superstitions, qui vivaient dans un monde comme embrumé et peuplé de fantasmes." Après la mort de son grand-père, en 1937, il rejoint sa famille à Baranquilla, et une grande famille puisqu'il est l'aîné de onze enfants. Il va y poursuivre sa scolarité primaire et secondaire. En 1943, après avoir obtenu une bourse, il intègre un lycée de Bogota, puis, une fois le baccalauréat en poche, s'inscrit en faculté de droit ; ce qui semble davantage obéir à un désir parental qu'à une vocation personnelle.
     De fait, ce qui l'intéresse, c'est la littérature. Comme nombre de jeunes gens, il écrit des poèmes, il a publié dans le journal de son lycée. En 1947, sa première nouvelle est publiée dans El Espectador, quotidien de Bogota, la capitale, fondé en 1915. Quand l'université ferme en 1948, il part pour Cartagena où commence sa carrière de journaliste car il est engagé comme chroniqueur par El Universal, quotidien, tout récemment lancé. En 1949, il retourne à Baranquilla. Il y devient chroniqueur pour El Heraldo de Baranquilla. Sa chronique quotidienne, intitulée "La girafe", est signée "Septimus".
Il lit, et il écrit. Lectures multiples, diverses (Kafka, Woolf, Faulkner beaucoup, Joyce, etc.), rédaction d'articles, et dans sa carrière, Garcia Marquez explorera tous les domaines journalistiques, du grand reportage à la critique cinématographique. Littérature, journalisme, cinéma, toutes expériences qui irriguent son oeuvre. En 1955, son journal l'envoie en Europe. Un de ses reportages (publié en 1970 sous forme de livre, Récit d'un naufragé, traduit en français, en 1998, par Claude Couffon) dénonçant des mensonges gouvernementaux avaient déplu. Le journal ayant par la suite été interdit, les deux années européennes vont être difficiles sur le plan matériel, mais il voyage beaucoup, découvre les pays que l'on appelle alors "de l'est". Il écrit toujours, articles mais aussi oeuvres de plus longue haleine, découvre Rabelais à Paris et finalement revient en Amérique latine pour entrer dans un journal vénézuélien, O Momento, à Caracas. En 1958, il revient en Colombie pour épouser Mercedes Barcha. Le couple aura deux enfants.





Garcia Marquez

Gabriel Garcia Marquez, en 1982, année de son prix Nobel.


Il rentre en Colombie, à Bogota, en 1959, et prend la direction de la toute jeune agence de presse, Prensa latina, créée par les Cubains pour contrecarrer la propagande anti-cubaine.
Garcia Marquez est journaliste et le restera toute sa vie ; sa dernière enquête, Journal d'un enlèvement, est publiée en 1996. Le journaliste, comme le romancier, est aussi un homme aux convictions politiques certaines, dont il ne déviera jamais : du côté des pauvres et des opprimés contre toutes les dictatures, économiques et politiques. Et il y avait sacrément à faire dans l'Amérique latine de la seconde moitié du XXe siècle, et c'est loin d'être terminé au XXIe. Certains s'étonnent (ou feignent de s'étonner) de son amitié avec Fidel Casto, dont tout le monde sait bien, sauf Garcia Marquez et la majorité des Cubains semble-t-il, qu'il était un abominable dictateur. Pour un très grand nombre de Latino-américains, Cuba, c'est le phare, le modèle de la résistance à l'oppression étasunienne ; les Etats-Unis, outre qu'ils ont exploité et exploitent jusqu'à plus soif ces pays du sud, ont financé, sans vergogne, toutes les dictatures du continent. Le courage et la détermination des Cubains contre leur grand voisin expliquent bien des choses, et sans aucun doute cette amitié indéfectible.
      Ce journaliste, qui semble avoir obéi à la formule de Zola invitant tout jeune écrivain à se jeter "dans la presse à corps perdu, comme on se jette à l’eau pour apprendre à nager", est aussi, de fait, un grand écrivain même s'il ne prend son véritable élan que dans les années 1960. La Mala Hora (La mauvaise heure), écrit entre 1955 et 1957, à Paris, est publié en 1962 et reçoit le prix littéraire colombien décerné par l'Académie colombienne des Lettres. Mais c'est avec Cent ans de solitude, publié à Buenos Aires, en 1967, qu'il rencontre un succès public que l'on peut dire considérable et qu'il jugera toujours fondé sur un malentendu, lecteurs et critiques ayant été piégés par une série de "trucs", confie-t-il à son biographe, Gerald Martin, mais il aurait pu dire cela de tous ses livres. Gabriel Garcia Marquez est un écrivain qui a "du métier", comme on dit, et pourquoi "avoir du métier" serait-il un défaut ? Admettons qu'un écrivain, comme un peintre ou un sculpteur, voire un musicien, doit maîtriser les techniques de son art avant de les oublier. Les romans de Garcia Marquez sont de bonne facture, et son prix Nobel, donné en 1982, en est le témoin sinon le garant, dont le vote était ainsi justifié : "for his novels and short stories, in which the fantastic and the realistic are combined in a richly composed world of imagination, reflecting a continent's life and conflicts." (Pour ses romans et ses nouvelles, dans lesquels le fantastique et le réalisme se combinent en un riche et complexe monde d'imagination, reflétant la vie et les conflits d'un continent), sans compter qu'en lui c'était toute la littérature latino-américaine qui était saluée, comme on peut le lire dans le communiqué de presse de l'Académie.
     L'oeuvre se poursuit, Chronique d'une mort annoncée (1971), L'Amour au temps du choléra (1985), Le Général dans son labyrinthe (1989), et autres. En 1999, un cancer lymphatique est diagnostiqué. L'écrivain habite au Mexique, le plus souvent, depuis 1961. C'est là qu'il va terminer sa vie, en renonçant, certes, aux voyages, en restreignant sa vie sociale, mais à l'en croire, sans jamais renoncer à écrire. En 2002, le premier tome de ses mémoires, Vivre pour le raconter, paraît, suivi en 2004 d'un recueil de nouvelles, Mémoires de mes putains tristes.
L'écrivain meurt le 17 avril 2014. Il avait 87 ans.
Ses lecteurs se souviennent de son rire, relisent avec bonheur ses romans tout ensemble désespérants et désopilants, certains plus convaincants que d'autres, il est vrai, parce que plus vertigineux, leur facilité d'accès ne laissant rien deviner des chausse-trapes qui attendent au détour d'une phrase, d'une remarque, d'un adjectif, d'un anachronisme, relançant sans fin le rire, l'émotion, et partant la réflexion. On lui a collé l'étiquette de "réalisme magique", une expression venue de la critique d'art et qui, comme toute les formules, n'a guère de sens sinon de facilité, regroupant, comme en une école, des écrivains fort différents et leur donnant pour ancêtre à tous Alejo Carpentier et sa définition de ses propres oeuvres par "le réalisme merveilleux". Garcia Marquez se dit, lui, réaliste, mais son réalisme tient compte de toute la réalité, celle des faits objectifs, certes, mais aussi celle des subjectivités qui les perçoivent et interprètent à la mesure de leur éducation, culture, croyances, voire idéologies. C'est exactement renouer avec la leçon d'Alejo Carpentier, rien de magique là.




Et il en est bien ainsi de L'Amour au temps du choléra.

Le roman

     Il est publié en espagnol (El amor en los tiempos del cólera) en 1985. il est traduit en français, en 1987, par Annie Morvan, pour les éditions Grasset & Fasquelle. Selon le traductrice, c'est l'édition française qui est dédiée "à Tachia". Il s'agit d'une actrice espagnole avec laquelle Garcia Marquez a vécu à Paris, en 1956, durant une période particulièrement difficile, matériellement parlant, de sa vie.
     "C'était inévitable : l'odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées." Garcia Marquez a toujours assuré que le difficile dans la création littéraire, c'était de commencer. Trouver l'incipit, c'est trouver l'ensemble qui va en découler : "La première phrase d'un roman ou d'une nouvelle, donne la longueur, donne le ton, donne le style, donne tout." (entretien avec Manuel Pereira, 1979, traduit par Albert Bensoussan, Magazine littéraire, 1981). De fait l'incipit annonce la mémoire, la réitération, les "amours contrariées" et la mort puisque le premier mot est "inévitable", que "l'odeur d'amandes amères" connote le poison et ses vapeurs délétères et que le roman débute par un constat de mort : le jour de la Pentecôte, le vieux docteur Juvenal Urbino (il approche de ses 81 ans) doit constater la mort de son ami, Jeremiah de Saint-Amour, qui s'est suicidé. Mais la petite phrase est à la fois énigmatique, quel lien entre les amours et les amandes dans la vie du personnage ? et légèrement ironique quant à ce même personnage par ce que le lecteur peut juger futile dans une telle remarque face à la mort.
Le roman commence donc par où tout finit : la mort, la disparition des choses et des êtres. Mais cette fin s'accomplit lors de la Pentecôte, c'est-à-dire une fête chrétienne célébrant la descente du saint Esprit sur les apôtres, leur conférant le don des langues leur permettant de précher la vérité. Le roman se met donc sous le double signe de la mort et de la révélation.
Il est composé de six séquences, ni chiffrées, ni titrées.





Rio Magdalena

Le fleuve Magdalena, aquarelle de Santiago Cortés Sarmiento (1854-1924)








mode 1930

gravure de mode, 1930 :

"Fermina Daza avait revêtu un chemisier de soie, large et flou, dont la taille descendait jusqu'aux hanches [...] ainsi que des souliers de satin à hauts talons [...] coiffant un chapeau cloche orné de violettes en feutre

La fable : c'est l'histoire entrelacée de trois personnages, deux hommes et une femme. Elle s'étend de leur jeunesse à leur vieillesse. Comme l'indique le titre du roman, il s'agit bien d'histoires d'amour, qui sembleraient, à première vue, appartenir à la catégorie des romans de gare sentimentaux : un jeune homme aime une jeune fille, le père s'oppose au mariage et la jeune fille découvre qu'elle n'aime pas, comme elle le croyait, le jeune homme. Rupture. La jeune fille fait un beau mariage, selon les normes sociales, elle épouse un médecin appartenant à la grande bourgeoisie. Le premier jeune homme ne renonce cependant pas à son amour. Ce pourrait être les ingrédients d'un mélodrame, ou d'un roman des éditions Harlequin dont une des affiches publicitaires rappelle "Découvrez le meilleur de la littérature sentimentale et laissez votre cœur s’emballer pour les romances intenses de nos irrésistibles héros et héroïnes."
Rssurons-nous, il n'en est rien, et si Garcia Marquez joue avec un nombre considérable de clichés, il les dénonce dans le même mouvement, pour le plus grand plaisir de son lecteur.
Le cadre spatial : une ville colombienne non identifiée (elle n'a pas de nom dans le roman) dont les caractéristiques empruntent à deux villes réelles, Baranquilla sur les bords du fleuve Magdalena, et Cartagène des Indes, cité portuaire sur l'Atlantique. Deux mondes y cohabitent, celui des pauvres dans les bas-fonds méarécageux des bords du fleuve, et la ville haute des riches ; les architectures contrastées, l'agitation du marché, les allées et venues des uns et des autres construisent un paysage socialement porteur de sens, de la cathédrale aux quais, des baraques sur pilotis aux riches demeures entourées de jardins. D'autres paysages colombiens, d'autres petites villes sont aussi évoquées quand les personnages, en particulier le personnage féminin, y séjournent. Pour le lecteur français, c'est un voyage à l'exotisme certain, chemins muletiers de montagne, villages colorées, bruyants, fleuve à l'exubérante faune et flore.
Le cadre temporel : l'histoire se déroule de manière non linéaire du milieu du XIXe siècle aux années 1930, par allers-retours entre présent et passé, voire futur, les prolepses, pour être moins nombreuses que les analepses, ne manquant pas pour autant. Le traitement du temps est particulièrement intéressant. Bien que le narrateur omniscient jalonne la temporalité de divers indices chiffrés (l'âge des personnages au divers moments clés de leur vie), de données contextualisatrices, événements (Lindbergh à Cartagène), livres lus, par exemple le jour de sa mort, à près de 81 ans, le docteur Urbino lit Le Livre de San Michele d'Axel Munthe et celui d'Alexis Carrel, L'Homme cet inconnu, la temporalité est essentiellement floue. Par exemple, tout semble aller dans le sens d'une mort en 1930 ou 31, mais le livre de Carrel n'est publié qu'en 1935 ; le vêtement "à la mode" (précise le narrateur) de Fermina, le dimanche de Pentecôte, contredit les lectures du docteur ; il est, en effet, à la mode, en 1930, plus du tout en 1935, alors que les lectures du docteur ne peuvent être faites avant 1935, année de publication du livre de Carrel. Pour ajouter à la confusion, l'essentiel de l'histoire est surtout remémoration des personnages, ainsi de Fermina se rappelant sa rupture avec le jeune Florentino, ou ses premières nuits, après le mariage, avec Juvénal Urbino.
Pourtant, dans ce glissement perpétuel, le lecteur ne se sent jamais perdu, tout s'enchaîne avec une merveilleuse fluidité, passant d'une conscience à l'autre, d'une mémoire à l'autre, le lecteur se prend à ces subjectivités qu'il regarde avec empathie mais aussi la distance qu'impose une certaine causticité du narrateur à l'égard de leurs faiblesses, physiques souvent, mais aussi mentales.
Les personnages :
Fermina Daza : 72 ans, lorsque le lecteur fait sa connaissance, mariée depuis plus de 50 ans avec Juvénal Urbino. Un personnage fascinant dans ses complexités, orgueilleuse, entêtée, courageuse aussi, sujette à des coups de tête. Fume en cachette des cigarillos, a pour particularité un flair peu commun, au sens strict, capable de retrouver un enfant caché dans une armoire ou de découvrir les amours clandestines de son époux. Fille d'un muletier enrichi d'une manière peu honnête, sans aucun doute, même si les révélations tardives sur ses activités peuvent aussi bien relever de la rumeur, de la calomnie. A perdu sa mère très jeune, dont la famille s'était opposée à son mariage avec un étranger "sans origine, hâbleur et grossier". Ne fait, au fond, que ce qu'elle veut, ainsi de ses amours clandestines de jeune fille, puis de sa décision de rupture, de celle d'accepter un mariage qu'elle a commencé par refuser, ou de faire le voyage en bateau que lui propose, dans sa vieillesse, son ancien soupirant.
En raison de l'écho onomastique, un lecteur français ne peut s'empêcher de rapprocher la jeune Fermina de Marquez de la Fermina Marquez du livre éponyme de Larbaud (1911). Sa beauté et son charme, comme la cour que lui fait le jeune Florentino font écho à celle des personnages de Larbaud dont le héros, Joanny Léniot, est aussi créature de ses lectures plus ou moins bien digérées. Les deux Fermina restant, en vérité, éloignées de leurs soupirants, même si la première met du temps (deux ans) avant de le comprendre. Et d'une certaine manière, Juvenal Urbino est une manière de Santos Iturria, le jeune flirt que la Fermina de Larbaud n'épousera  pas, elle.


Florentino Ariza : Il a 4 ans de plus que Fermina. Lorsqu'ils se sont connus et qu'il est tombé amoureux d'elle, il était télégraphiste. Fils naturel d'un homme d'affaires (marié) et d'une mercière (elle-même enfant naurelle), il appartient au monde des pauvres, mais il est présenté exactement dans les termes qui seront ceux décrivant l'autre personnage masculin : "il était le garçon le plus en vue de son milieu, celui qui dansait le mieux les danses à la mode, récitait par coeur des poésies sentimentales [...] Il était la coqueluche des jeunes filles de son entourage qui tiraient en secret au sort pour jouer à qui resterait avec lui, et lui jouait à rester avec elles..." (p. 66), jeux qui cesseront après l'éblouissement qu'est la rencontre de Fermina. C'est un personnage que l'on pourrait dire romantique (sa passion pour la jeune fille, la constance de son amour) si ce romantisme ne relevait pas davantage du roman-feuilleton que de la réalité. Florentino vit à la fois dans un monde idéalisé, construit de bric et de broc à partir de ses lectures, dont le narrateur précise qu'il est incapable de départager bonne et mauvaise littérature, où "amour" rime essentiellement avec "toujours", et dans un monde terriblement réel, celui de son corps qui lui joue perpétuellement des tours, entre constipations et diarrhées. Toute sa vie, il attend le veuvage de Fermina. Et en attendant, il découvre les "amours de lit" et, comme le chante le Leporello du Don Juan de Mozart, il tient registre de ses conquêtes. Tout cela ne l'empêche pas, grâce à son oncle, de mener à bien une ascension sociale où il accèdera au poste de premier vice-président de la CFC, Compagnie Fluviale des Caraïbes, fondée par son père et ses deux frères.
Juvénal Urbino : Il a, lui, dix ans de plus que Fermina. Il appartient à la haute société de la ville. Médecin formé à Paris, dans les années 1875-1880, qui a eu pour professeur le père de Marcel Proust, il est déjà fort considéré lorsqu'il fait la connaissance de Fermina à l'occasion d'une maladie, bénigne, en fait, mais qui faisait craindre le choléra. Comme Florentino, il est le prince charmant de son monde "aucun non plus ne dansait mieux les danses à la mode, ni n'improvisait mieux au piano" (Florentino, c'est le violon) "les jeunes filles de son rang tiraient en secret au sort pour jouer à rester avec lui, lui jouait à rester avec elles" (p. 120) Pour lui aussi, la rencontre de Fermina sonne la fin des jeux. Il est doté d'un père, médecin, mort du choléra, pendant ses études ; d'une mère insupportable et de soeurs, "débiles mentales" aux yeux de Fermina. Il mène une carrière de médecin des riches, s'impliquant beaucoup dans les améliorations de la salubrité de la ville, menant surtout une vie officielle qui semble destinée à alimenter la colonne sociale des journaux.
     Les autres personnages sont nombreux, épisodiques ou non. Le plus romanesque de tous étant le père de Fermina, Lorenzo Daza, originaire de San Juan de la Cienaga, joueur d'échecs passionné — Il y initie son gendre — venu dans la ville, officiellement, pour trouver un beau parti pour sa fille. Trafiquant de tout, si l'on en croit la rumeur, il aurait même fait du trafic d'armes avec un certain Korzeniowski "célèbre par la suite dans le monde entier sous le nom de Joseph Conrad" (p. 349). Garcia-Marquez s'amuse bien, glissant ici Conrad dont les biographes nourrissent des soupçons sur ses activités durant l'année 1877, "Année obscure d'activités louches ou irrégulières" écrit Sylvère Monod dans sa chronologie de la Pléiade, 1982. La littérature est aussi jeu littéraire.
Il est accompagné de sa soeur, Escolȧstica, vieille fille de 40 ans, lorsque Fermina a 13 ans, vêtu en franscicaine et portée sur le roman sentimental. Lorsque le père découvre les amours de sa fille et du télégraphiste, il la met à porte, sans plus ni moins.
     Tous ces personnages, y compris les plus épisodiques (l'oncle, Léon XII, à qui l'on doit cette formule fort juste "Riche, non, disait-il. Je suis un pauvre avec de l'argent, ce qui n'est pas la même chose", ou Leona Cassiani dont l'efficacité économique n'a d'égal que la solidité de son amitié pour Florentino), forment un univers extrêmement vivant et varié, dans lequel les femmes, malgré la place réduite que leur accorde cette société qui ne parvient pas à échapper à son moule colonial (dixit l'un des personnages), sont, en fait, les vraies forces. Elles tiennent à bout de bras les hommes, parce qu'elles regardent en face la réalité, la misère, la souffrance, peut-être parce que davantage à l'écoute des corps (ce sont elles qui nourrissent, qui soignent, qui mettent au monde les enfants) que les hommes s'efforcent de voiler de toutes les manières possibles, Juvénal Urbino avec ses rêves de modernité ou Florentino avec ceux de l'amour-toujours. Le monde sans pitié qui est raconté à travers cette exubérance est celui de guerres civiles interminables, celui de la maladie endémique, dont le choléra est bien sûr la manifestation la plus visible, c'est aussi un monde miné par le racisme de "race" et de classe.
     Mais c'est aussi une belle incitation à méditer sur la vieillesse, celle des êtres comme aussi celle du monde (le fleuve et les déboisements destructeurs, la perte des animaux) et naturellement sur ce que nous appelons "amour" puisque un grand nombre des formes que peut prendre ce sentiment entre deux individus sont proposées à la sagacité du lecteur, des amours de tête adolescentes se gargarisant de mots aux amours de vieilles personnes confinant à la tendresse, à l'entraide mutuelle, au simple fait d'être juste ensemble, remède contre une solitude viscérale avant la mort qui vient.
De l'amour d'un mari et d'une femme glissant vers l'habitude, mais que toute menace peut raviver violemment, à l'amour confondu avec le désir sexuel, en passant par les diverses sortes d'amours maternelles ou paternelles, voire filiaux. Fermina aime son père plus qu'elle ne croit, comme elle le découvre après sa mort, de même qu'elle découvrira plus tard la relation trouble et difficile que sa fille Ofelia entretient avec elle.
Bref, un roman à savourer sans modération.


Accueil               Ecrivains d'ailleurs