Anna
Karenine, Léon Tolstoï, 1875-1877
|
A propos de Tolstoï, ce site contient
: 1. une biographie de l'auteur - 2. une présentation du Bonheur conjugal (nouvelle,
1859) - 3. La Sonate à Keutzer (1891)
- 4. Guerre et paix (1869) - |
Anna Karénine est un roman russe, publié en français, pour la première fois, en 1886, par Hachette, sans nom de traducteur. En 1935, Henri Mongault en donne une nouvelle traduction qui est reprise dans la collection de la Pléiade, 1952, régulièrement réimprimée. Comme l'exposait Henri Hannequin (1858-1888) dans son livre Ecrivains francisés, 1889, par l'importance et l'influence qu'ont acquis certains écrivains étrangers, dont Tolstoï, il convient de les considérer comme partie prenante du "patrimoine littéraire français". |
|
Portrait de Tolstoï en 1873, Ivan Kramskoï (1837-1887). Un des plus beaux portraits de Tolstoï où dominent les yeux qu'Ivan Bounine disait "de loup". |
Rédaction et publicationLa publication de La Guerre et la paix se termine en 1869. L'année suivante, en 1870, selon le témoignage de son épouse, Sofia Tolstoï, l'écrivain envisage un sujet contemporain autour du "type d'une femme mariée de la haute société qui s'est perdue." Son projet serait de "faire cette femme seulement pitoyable, et non coupable."Mais le projet ne semble pas prendre forme. Tolstoï vit alors une crise existentielle qui va s'étendre sur une dizaine d'années et se réfugie dans le travail pédagogique. En 1872, toutefois, un fait divers se produit près de chez lui. Une femme se suicide en se jetant sous un train dans une petite gare voisine. Son suicide est attribué à l'abandon de son amant. Si la fin du roman est trouvée, le désir d'écrire ne se déclenche toujours pas. Ce n'est que le 18 mars 1873 qu'il se met à écrire, ainsi que le relate Sofia dans une lettre à sa soeur du 19 : "Hier, Léon s'est mis tout à coup à écrire une roman sur la vie contemporaine. Le sujet ? Une femme infidèle et tout le drame qui en résulte." Et lui-même confie à son ami Nicolaï Strakhov (philosophe et critique littéraire, 1828-1896), la façon dont s'est déclenché ce processus créateur en relisant quelques pages des Récits de feu Ivan Petrovitch Belkine de Pouchkine : Ce premier jet portait le titre de "Deux mariages". Mais le 25 mars était un jour de grand optimisme. L'écriture ne sera pas aussi aisée, le roman se traîne entre les deuils (trois de ses enfants meurent ainsi qu'une cousine et la tante qui s'était occupée des enfants Tolstoï après 1840), les angoisses, le sentiment que rien n'a de sens et surtout pas l'écriture, et quand il en aura fini, avec bien du mal (cf. lettre à Afanassi Fet du 26 août 1876 "Maintenant, je m’attelle de nouveau à l’ennuyeuse et vulgaire Anna Karénine, avec le seul désir de m’en débarrasser au plus vite...", cité par Romain Rolland, Vie de Tolstoï, 1911, p. 81), en 1876, il jugera son oeuvre "exécrable". |
||
Ce n'est évidemment pas
l'avis de ses lecteurs et Le
Messager Russe paie le roman 20.000 roubles, une somme
extravagante alors pour ce type de production.
La publication commence en 1875,
(parties I, II, et début de III), se continue en 1876 (parties III,
IV et V), et au début de 1877 (parties VI et VII), mais le
directeur de la revue, Katkov, refuse de publier la huitième et
dernière partie, à
ses yeux, anti-patriotique, en raison du regard critique que narrateur
et personnages portent sur la guerre dans les Balkans, et le
recrutement de volontaires en Russie, prélude à la
guerre contre la Turquie qui sera déclarée en avril 1877. Tolstoï
en fait un tiré à part, en 1877. Le roman est ensuite publié en trois
volumes en janvier 1878. Le succès est énorme. "On raconte que les dames de la société moscovite envoyaient leurs valets de chambre à l'imprimerie où se composait le roman pour extorquer aux typographes le contenu des chapitres ultérieurs" (Henri Mongault, Pléiade, p. 1601) |
Le romanIl est distribué en huit parties, subdivisées en chapitres, relativement courts —ni chapitres ni parties ne portent de titres— et déploie l'histoire de ses personnages sur quelques années, entre le début des années 1870 (avec le premier bilan des "zemstvo"— assemblées provinciales— et des réformes judiciaires mis en place en 1864, les discussions sur le service militaire obligatoire dont la réforme est appliquée en 1874) et juillet 1876, rejoignant dans sa dernière partie le présent des lecteurs, l'insurrection des Serbes (1875), puis des Bulgares (avril 1876) contre les Turcs.Nabokov propose dans son cours sur Tolstoï (1948, Cornwell University) colligé dans Littératures II (traduit en français par Marie-Odile Fortier-Masek, livre de poche, 1988) une chronologie qu'il établit en mettant en rapport les événements fictifs et les allusions à l'actualité politique, ainsi de "Il [Oblonski] apprit encore qu'on croyait le comte de Beust parti pour Wiesbaden" (I, 1), le comte, homme d'Etat autrichien, fait ce voyage en février 1872 :
Le thème en est énoncé dès l'incipit "Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon." (traduction Gombault) qui était formulée plus succintement dans la traduction anonyme de 1886 : "Tous les bonheurs se ressemblent mais chaque infortune a sa physionomie particulière." Chacune de ces familles traverse, durant ces années, une crise, depuis la découverte de la trahison de son mari par Dolly dans la première partie, à l'acceptation de la vie, telle qu'elle est, avec ses bonheurs et ses inquiétudes, par Lévine dans la dernière partie. Entre ces deux moments, s'inscrit la trajectoire tragique du couple Anna-Vronski. |
Ivan Kramskoï (1837-1887), Portrait de femme, 1883. Un on-dit voudrait que ce portrait corresponde à l'image que se faisait l'artiste d'Anna Karénine. |
||||||||
Les famillesTrois familles constituent le noyau du récit.Celle de Daria (Dolly, 33 ans au début du roman) et Stepane Arcadiévitch Oblonski (34 ans au début du roman) ; celle de Katherine (Kitty, jeune soeur de Dolly, 18 ans au début du roman) et Constantin Dmitrievitch Lévine (32 ans au début du roman) ; celle d'Anna Arcadieva (soeur de Stépane) et Alexeï Alexandrovitch Karénine. Le premier couple est marié depuis 9 ans, au début du récit ; ils ont eu 7 enfants, dont 5 sont encore vivants, et Daria est enceinte. C'est un couple traditionnel au sens où l'épouse y est vouée au foyer et à la reproduction, y perdant sa jeunesse et sa séduction, pendant que le mari continue sa vie de célibataire, aventures sexuelles, clubs, restaurants, salles de jeux, etc. où il engloutit sa fortune autant que celle de sa femme. Stépane considère comme très ennuyeux que sa femme découvre ses écarts, mais ne voit pas de vraie raison de s'en abstenir. La question qui se pose pour eux, du moins pour Dolly, est de savoir s'il vaut mieux se séparer ou trouver un modus vivendi, aussi bancal soit-il. Le second couple se constitue au fil du roman, après bien des difficultés et des malentendus initiaux. Kitty se laisse éblouir par le charme de Vronski, d'autant plus sans doute qu'autour d'elle, sa mère et ses amies le considèrent comme le parti idéal. Lévine, lui, aime Kitty depuis qu'il la connaît et, surtout, est séduit par la "famille" Tcherbansky. Elle est le modèle sur lequel il rêve de construire sa propre famille. Entre Célimène et Alceste, car le couple, d'une certaine manière, rappelle celui du Misanthrope, les ajustements demandent du temps et des efforts. Le troisième, enfin, après 8 ans de mariage et un fils, est sérieusement remis en question lorsqu'Anna tombe amoureuse d'Alexeï Vronski, étouffe et se désespère dans sa double vie d'épouse et de maîtresse, puis s'enfuit avec son amant. Anna et Alexeï Vronski, qui ont eu un enfant (une petite fille), pourraient constituer une quatrième famille, mais malgré les désirs et les efforts de Vronski en ce sens, cela ne se produit pas. La question ici est bien de comprendre pourquoi. Ces familles sont nanties de collatéraux. Dolly et Kitty ont des parents, le prince et la princesse Tcherbansky, une autre soeur (Nathalie) mariée à un diplomate (Lvov) donc séjournant à l'étranger et n'apparaissant que dans la septième partie. La famille a perdu le fils aîné, devenu marin, et mort en mer. Il était l'ami de Lévine et l'avait introduit dans sa famille, Constantin Lévine a lui-même une soeur, Marie, plus âgée que lui, vivant elle aussi à l'étranger mais à laquelle il sert, en quelque sorte, d'intendant, un frère, Nicolas, tuberculeux, marginal sur le plan social autant que politique, vivant avec une ancienne prostituée, et un demi-frère, Serge Ivanovitch Koznychev, écrivain et intellectuel respecté. Vronski lui-même a une famille constituée d'une mère, veuve, et d'un frère aîné (Alexandre, "Ivrogne et débauché, [...qui] n'en était pas moins le type parfait de l'homme de cour") marié à Varia. Autour de ces noyaux gravite un grand nombre de personnages, ce qui, pour le lecteur français, est parfois déconcertant car comme tout Russe, ils sont nantis d'un nom triple (le prénom + le nom du père + le patronyme), et de diminutifs parmi lesquels il est aisé de se perdre. Tolstoï écrira, quelques années plus tard, dans son Journal qu'un roman est "une expérience de laboratoire", consistant à "représenter les hommes les plus divers par leurs caractères et leurs situations et à les placer devant la nécessité de résoudre un problème vital qui n'a pas encore été résolu par les hommes et à les forcer à agir, à les regarder pour apprendre à résoudre cette question." (5 mai 1893) Lire Anna Karénine, c'est déjà voir à l'oeuvre cette "expérience". Entre le premier et le troisième couple, les variations sont sensibles. Alexeï Karénine est exactement l'opposé du "facile" Stépane, c'est un homme d'Etat sérieux, solide, et relativement efficace dans sa tâche, même s'il est, lui aussi, soumis au regard critique d'un narrateur évaluant les travers d'une bureaucratie envahissante. Beaucoup plus âgé que son épouse, il l'aime sans savoir l'exprimer vraiment, et sans avoir su s'en faire aimer. Son couple met en évidence les dangers d'une union de "pure raison". Par ailleurs, dans le premier couple, c'est le mari qui est facteur de déstabilisation alors que dans le second c'est l'épouse. Compte tenu de la pression sociale, le second cas s'annonce comme plus dangereux pour la famille que le premier. D'autre part, le fait d'avoir donné au mari et à l'amant, le même prénom, Alexeï, conduit le lecteur à s'interroger sur la possiblité de "réparer" une erreur première. Une femme a-t-elle le droit à l'erreur? Peut-elle "corriger" un mauvais choix par un autre plus conforme à sa "vérité" ? Qu'advient-il de celui qui est quitté ? Qu'advient-il des enfants ? Car il y a non seulement le petit Serge que garde son père mais encore la petite fille qui est, au regard de la loi, celle de Karénine. De même, Kitty se trompe en croyant aimer Vronski et cette erreur engendre souffrances et désarroi, mais cette erreur de jeune fille lui permet de mûrir et ne grève pas son avenir, sans doute pour avoir été vécue avant le choix considéré comme définitif. |
|||||||||
Les lieuxAux trois couples noyaux correspondent trois lieux à la fois réels et symboliques : la campagne, Moscou et Saint-Pétersbourg. Les familles Tcherbanski et Oblonski vivent à Moscou dans un univers traditionnel, conformiste, d'une vie répétitive et ordinaire ; Les Karénine comme les Vronski appartiennent à la très haute société petersbourgeoise en liaison directe avec la Cour et ses fastes ; Lévine vit, lui, à la campagne, dans une propriété appelée Pokrovoskoié (du nom d'une propriété de la soeur de Tolstoï) et une fois marié y demeure aussi.La campagne est un terme générique qui englobe toutes les localités dont cette noblesse de propriétaires terriens tire ses revenus. Tolstoï a distribué leurs propriétés à des distances relativement courtes les unes des autres. Lévine peut se rendre dans la propriété des Oblonski en une demi-journée tout comme Daria (Dolly) pourra aller, dans un laps de temps à peine plus long, dans celle de Vronski en partant de chez Lévine, pour rendre visite à Anna. Les deux capitales, l'ancienne et la nouvelle (Moscou cesse d'être capitale au début du XVIIIe siècle quand Pierre Le Grand construit Saint Petersbourg et ne le redevient qu'après la Révolution de 1917) sont le lieu de la pesanteur sociale — ce qui se fait, ce qui ne se fait pas — dont Anna mesure la puissance déjà lorqu'elle devient la maîtresse de Vronski en prenant conscience du prix dont elle va devoir payer son "inconvenance" : l'hypocrisie ou l'exclusion. Elle ne peut vivre ni l'une, ni l'autre. La première vole en éclats lorsque Vronski a un accident lors d'un concours hippique, son cri et son angoisse la donnant en spectacle à toute la société et irritant son mari au point qu'en retour celui-ci l'exaspère et qu'elle lui dit tout, comme on crache de mépris à la figure de quelqu'un. La seconde la détruit progressivement, transformant l'amour et le désir, en prise avec un terrifiant sentiment de culpabilité, en instrument de torture et de destruction, pour elle, comme pour Vronski. La différence entre les deux villes tient à un certain degré de légèreté dont est imprégné Saint Petersbourg, on y sauve les apparences, mais on y vit à son gré, ainsi du comportement de Vronski qu'il juge parfaitement "normal" : fréquenter la maison des Tcherbansky avec plaisir, faire une cour "légère" à Kitty sans y voir autre chose qu'un jeu entre jeunes gens qui se plaisent, alors que pour Kitty il s'agit de prélude à un mariage et que le prince et la princesse jugent cette situation "compromettante" pour leur fille ; ou de la mère de Vronski trouvant "élégant" pour son fils d'avoir séduit Anna Karénine, à condition de ne pas dépasser l'adultère toléré (c'est-à-dire caché, d'une durée limitée et sans incidence sur la carrière du jeune homme) par la bonne société. En même temps que les Petersbourgeois sont regardés par les Moscovites avec une certaine admiration et envie (même Dolly juge que sa belle soeur est une "grande dame" qu'il convient de ne pas froisser), ils sont considérés, dans leur ensemble, comme frivoles. Eux-mêmes ont à l'égard des Moscovites, qu'ils estiment "lourdauds" et "rétrogrades" (I, 34), une certaine arrogance, un peu similaire à celle des Parisiens à l'égard des provinciaux, en France, à la même époque. |
Orest Georgievich Vereysky (1915-1993), illustration pour Anna Karénine, Oeuvres complètes de Tolstoï, 1984 D'autres illustrations du même artiste. Anna retrouvant son fils en cachette, au retour de son séjour en Italie (V, 29) |
||||||||
Cette pesanteur sociale est
posée dès le début du roman par
l'inadaptation de Lévine, toujours sur la défensive et par là agressif,
autant que par son opposé, le conformisme tranquille de Stépane qui "ne
choisissait pas plus ses façons de penser que les formes de ses
chapeaux et de ses redingotes: il les adoptait parce que c'étaient
celles de tout le monde." (I, 3) Aucune personne ne peut être
elle-même, en ville, et toutes portent des
masques, si fortement noués que personne ne peut s'en débarrasser,
ainsi
d'Alexeï Karénine, ayant pourtant fait l'expérience, bien brève, de sa
vérité, la bonté, l'amour et le pardon, en en ayant connu et éprouvé la
jouissance et la plénitude, qui va, pourtant, se conformer à ce que les
autres
attendent de lui, car "il savait d'avance qu'on l'empêcherait d'agir
sagement pour
l'obliger à faire le mal que tout le monde jugeait nécessaire" (IV, 20)
par le truchement de la comtesse Lydie, en refusant le
divorce, en interdisant à Anna tout contact avec son fils. Comme l'écrit Zoé Oldenbourg : "La société, pour Tolstoï, c'est cela : l'impossibilité pour l'homme, d'être lui-même sous le regard des autres." (Tolstoi, Hachette, coll. Génie et réalité, p. 209) Par ailleurs, les deux villes sont des espaces de mise en spectacle, d'une sociabilité aimable mais vide, comme Oblonski en est l'exemple parfait, comme Lévine en fait l'expérience lors de leur séjour à Moscou, pour l'accouchement de Kitty. Les 11 premiers chapitres de la 7e partie le promènent de visites en visites et s'achèvent par cette remarque du personnage : "Qu'avait-il fait, sinon causer, causer et toujours causer?". Vacuité et vanité, au double sens du terme, vont de pair. La campagne permet davantage d'accord avec soi-même ("Il cessa de vouloir être un autre que lui-même" dit le narrateur de Lévine rentrant chez lui, I, 26), comme en font l'expérience ceux qui y vivent, comme Lévine, parce qu'elle est le lieu de la vraie vie, c'est-à-dire du travail et de la production, de l'accord entre l'individu et son environnement, dans les rythmes de la nature. Même Vronski s'y transforme, devenant plus attentif à ses terres, à l'amélioration des conditions de vie des paysans (il fait construire un hôpital), et s'intéressant même à la politique locale ; encore que cette dernière, vue il est vrai du point de vue de Lévine, apparaisse aussi comme une agitation vaine, un déplacement des moeurs des capitales. C'est dans le rapport direct à la terre, dans ses contacts avec le monde paysan, que Lévine trouve une voie pour sortir de l'impasse que la mort de son frère a réactivée pour lui, le "A quoi bon, puisque tout va finir !", mais qui était présente dès le début du roman, par ex. en I, 7 quand il rend visite à Serge Ivanovitch, son frère, l'intellectuel, et pense aux "questions qui le préoccupaient de plus en plus, à savoir le sens de la vie et celui de la mort." A la campagne, Kitty peut soigner son beau-frère, Nicolas, avec l'aide de Maria, la prostituée ; la charité (l'amour de l'autre) y est plus forte que les conventions sociales, même si la première réaction de Lévine était de s'opposer à une telle promiscuité (les personnages, chez Tostoï ne sont jamais à une contradiction près, ce qui les rend d'autant plus passionnants). |
Illustration de Paul Frenzeny (1840-1902), pour une édition anglaise, vers 1900 Anna et Vronski se retrouvant sur le quai de la petite gare de Bologoïé, lors du trajet de retour vers Saint Petersbourg (I, 30) |
Anna Karenina
enchâssée dans ce panorama de la haute société russe se déroule la
passion d'Anna et de Vronski. Tolstoï en choisissant pour titre le nom
d'un de ses personnages, celui qui avait été le moteur du roman,
puisque c'est pour raconter son histoire qu'il l'a entrepris, en fait
le personnage essentiel, celui à partir duquel les questions
fondamentales vont se poser. Anna est une "grande dame" de Saint
Pétersbourg, respectée et considérée par tous, fréquentant les
meilleurs salons, épouse et mère, qui ne s'interroge nullement sur sa
vie. Jusqu'à ce quelle croise sur le quai d'une gare, à Moscou, un
jeune officier de la Garde, Alexeï Kirillovitch Vronski. Les deux
jeunes gens s'aiment au premier
regard : |
[...] à l'entrée du wagon réservé il s'arrrêta pour laisser sortir une dame, que son tact d'homme du monde lui permit de classer d'un coup d'oeil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d'excuse, il allait continuer son chemin quand soudain il se retourna, ne pouvant résister au désir de la regarder encore ; il se sentait attiré, non point par la beauté pourtant très grande de cette dame ni par l'élégance discrète qui émanait de sa personne, mais bien par l'expression toute de douceur de son charmant visage. Et précisément elle aussi se détourna. Un court instant ses yeux gris et brillants que des cils épais faisaient paraître foncés, s'arrêtèrent sur lui avec bienveillance, comme s'ils le reconnaissaient ; puis aussitôt elle sembla chercher quelqu'un parmi la foule. Cette rapide vision suffit à Vronski pour remarquer la vivacité contenue qui voltigeait sur cette physionomie, animant le regard, courbant les lèvres en un sourire à peine perceptible. Regard et sourire décelaient une abondance de force refoulée ; l'éclair des yeux avaient beau se voiler, le demi-sourire des lèvres n'en trahissaient pas moins le feu intérieur. I, 28, traduction Henri Gombault |
A lire : un article de François Cornillot, "Anna Karénine, le dyptique du ciel et de l'enfer", 1982, sur Persée. sur ce site, une comparaison entre Anna Karénine, Madame Bovary (Flaubert) et Le Cousin Basile (Eça de
Queirós), trois romans de l'adultère, trois personnages féminins,
dont Emma Bovary est le modèle et Anna comme Luiza des variations.
|