Les Caractères ou Les moeurs de ce siècle, Jean de La Buyère, 1688/1694

coquillage


Les Caractères peuvent être considérés comme l'oeuvre unique de leur auteur, quoique ce dernier ait aussi écrit des discours, un essai inachevé sur le "quiétisme", des lettres encore, pratique habituelle en son temps.
De fait, le texte s'enrichit et grandit au fil des rééditions et de la vie de son auteur, entre 1688 et 1694 (mais un de ses amis, l'avocat Brillon, estimait qu'il avait commencé à accumuler des notes dès 1670), composé de remarques, parfois proches de la maxime (comme chez La Rochefoucauld) et de portraits qui vont en assurer le succès.


1688
Anonyme (réimprimée 2 fois la même année à l'identique)
16 chapitres (420 caractères)  + la traduction de Theophraste + le discours sur Théophraste. Dominante = maximes (83% contre 3 % aux portraits et environ 13% aux réflexions.)
1689
(dite 4e éd.)
Toujours anonyme
Toujours 16 chapitres (764 remarques = 344 remarques ajoutées ) + adjonction de l'épigraphe d'Erasme.
Les ajouts sont signalés par un pied de mouche  entre parenthèse (¶)
1690

Total des remarques  = 923. Les ajouts sont signalés par un pied de mouche entre une double parenthèse ((¶)), pour les distinguer de ceux de 1689.
1691
Levée de l'anonymat par une remarque incidente dans « De quelques usages », la 14e: "Je le déclare nettement [...] Il y  a un Geoffroy de La Bruyère [...] voilà alors de qui je descends en ligne directe." 'Correction de l'édition de 1690 qui n'énonçait que "Geoffroy D****") La remarque est profondément ironique.
La typographie différencie les textes de La Bruyère (Discours sur Théophraste et Caractères) de la traduction imprimée en plus petits caractères.
Toujours 16 chapitres (Total = 997 remarques). La part des portraits augmente dans l'ensemble (1 sur 9 remarques / 1 sur 19 dans la 1re éd.)
Les ajouts ne sont plus signalés.

1692

(Total des remarques = 1073) Les chap. 15 ("De la chaire") et 16 ("Des esprits forts") sont les plus augmentés (le 15 par amplification et non adjonction).
1694
Levée définitive de l'anonymat puisque le "Discours" signale son auteur.
L'ensemble des éditions, celle-ci incluse = 16. 000 exemplaires.
Adjonction du « Discours à l'Académie » (15 juin 1693) et d'une préface à ce Discours.
Contient maintenant  1120  remarques
1696
posthume
Identique à l'édition de 1694

tableau élaboré à partir de l'étude de Patrice Soler, PUF, 1994.







La Bruyère

Portrait de La Bruyère, 1775, Elisabeth-Louise Vigée Le Brun (1755-1842) d'après une gravure de Pierre Drevet (1663-1738)

l'auteur

     Il est né à Paris, sans doute le 16 août 1645, puisque baptisé le 17 août. Son père, Louis de La Bruyère, était contrôleur général des rentes et travaillait à l'hôtel de ville : malgré la particule et avec l'appui ironique de la remarque 14 dans "De quelques usages", c'est une famille bourgeoise. Rien ne se sait de son anfance qu'il a peut-être passée à la campagne. Il aura 6 frères et soeurs dont 4 morts en bas âge. Il fait ses études chez les Oratoriens.
En juin 1665, il obtient une licence en droit à l'université d'Orléans, puis est reçu avocat au Parlement de Paris. Son père meurt l'année suivante et, en 1671, son oncle et parrain, Jean de la Bruyère, meurt, à son tour, en lui laissant une partie de sa fortune. C'est ainsi qu'il peut acheter, en 1673, une charge de trésorier des finances dans la généralité de Caen où il ne se rend que pour son "installation", le 21 septembre 1674, n'y remettant jamais les pieds, mais se trouvant ainsi pourvu d'un revenu modeste, sans doute, mais assuré. Il revendra sa charge en 1686.
On le retrouve dix ans après, le 15 août 1684, quand il devient, sur la recommandation de Bossuet, le précepteur du duc de Bourbon, petit fils du Grand Condé. Lorsque ce dernier meurt, en 1686, La Bruyère reste attaché à la maison du duc devenu duc d'Enghein, en qualité de "gentilhomme ordinaire" assurant, en particulier, des fonctions de bibliothécaire. Sa vie va alors se dérouler entre Chantilly (résidence des Condé), le Petit Luxembourg (résidence parisienne des Condé) et Versailles.
L'année suivante, le libraire Etienne Michallet obtient un privilège d'impression pour Les Caractères. Première mention de l'oeuvre.
Maupertuis (1698-1759) rapporte ce qui devait se colporter sur La Bruyère, bien avant sa naissance  : "M. de La Buyère venait presque journellement chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés, et s'amusait avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en amitié. Un jour, il tira un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet : Voulez-vous imprimer ceci [C'étaient Les Caractères] ? Je ne sais si vous y trouverez votre compte ; mais, en cas de succès, le produit sera la dot de ma petite amie..."
En 1693, il est élu à l'Académie française après s'être présenté sans succès une première fois, en 1691. Comme le prouve la traduction de Théophraste qui ouvre le livre de La Bruyère, ce dernier appartient au camp des Anciens dans la querelle qui court, particulièrement bruyante, dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
     Il meurt le 11 mai 1696, à Versailles, d'une attaque d'apoplexie. Saint-Simon en écrit : "Le public perdit bientôt après un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes : je veux dire La Bruyère, qui mourut d’apoplexie à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d’après lui, et avoir peint les hommes de notre temps, dans ses nouveaux caractères, d’une manière inimitable. C’était d’ailleurs un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé. Je l’avais assez connu pour le regretter, et les ouvrages que son âge et sa santé pouvaient faire espérer de lui. »


La Princesse Palatine en rapporte les circonstances à Sophie de Hanovre, sa tante paternelle, dans une lettre du 13 mai : "... Je ne sais si Votre Dilection a lu un livre intitulé Les Caractères de Théophraste. Celui qui l’a écrit est mort subitement hier. Il s’est promené au jardin jusqu’à sept heures. A huit heures Wendt [domestique et homme de confiance de la Princesse] le rencontra et lui demanda où il allait si vite : «Je m’en vais souper, lui répondit-il, je meurs de faim ; il me semble ce soir que je n’en aurai jamais assez.» A neuf heures, il soupa en bonne santé ; à dix il se sentit mal, rendit son dîner et à onze heures il était mort. C’est dommage, il était bien intelligent, mais il n’est pas étonnant qu’il ait eu une attaque d’apoplexie : il avait le cou court et une tête énorme."




Le livre

dans sa derière édition du vivant de La Bruyère (1694) est composé des Caractères (en 16 chapitres titrés) et d'un important paratexte.
Le paratexte est constitué de plusieurs textes : 1. la traduction de l'oeuvre de Théophraste précédée 2. d'un Discours sur Théophraste, 3. d'une brève introduction aux Caractères ou les moeurs de ce siècle; enfin, à partir de 1694, 4. du "Discours prononcé dans l'Académie Française" (discours de réception prononcé le 15 juin 1693), précédé 5. d'une préface dans laquelle La Bruyère se défend des attaques que ce dernier avait suscitées. On est en pleine querelle des Anciens et des Modernes.
Le "Discours sur Théophraste" pose la question de la lecture. Qu'en attend-on ? et de dresser une manière de typologie des lecteurs qui oppose l'imagination versus la réflexion ; les savants versus les gens du monde, entendons ceux qui prônent exclusivement les Anciens (les savants), ceux qui ne s'intéressent qu'au contemporain, au moderne, les femmes, les courtisans ; la Cour versus la Ville, opposition devenue d'autant plus évidente que la Cour séjourne, depuis 1682, à Versailles, prison dorée contrôlant les débordements toujours possibles des Grands. Louis XIV n'a jamais oublié la Fronde.
L'auteur pose ensuite la quesition de la morale avec ici aussi une dichotomie entre ceux qui veulent entrer dans l'infini des définitions et ceux qui se contentent de ramener les moeurs aux passions. Il y a, cependant, une troisième voie, celle des lecteurs "persuadés que toute doctrine des moeurs doit tendre à les réformer", voie qui est celle de Théophraste. La suite est le plaidoyer en faveur de l'oeuvre qui, pour venir de l'antiquité lointaine, autre monde, autres cieux, n'en est pas moins riche d'enseignements car l'humain, au fond, reste le même et la version qui en est donnée relève d'un pessimisme proche du jansénisme : "Ils sont encore tels qu'ils étaient alors [...] vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, qurelleux, superstitieux".
C'est aussi un plaidoyer pro domo dans lequel l'auteur expose son projet, différent de celui de Pascal qui "fait servir la métaphysique à la religion" et de celui de La Rochefoucauld  qui "observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses faibles, l'attaque sans relâche" ; le choix d'une écriture fragmentée dont il trouve l'inspiration dans les Proverbes (ceux de Theophraste comme ceux de Salomon), "pièces détachées, comme des réflexions et des remarques".



Pierre Patel
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Pierre Patel (1605-1676) Vue du château et des jardins de Versailles, prise de l'avenue de Paris, 1668


"Les Caractères de Théophraste traduits du grec". En réalité, les érudits nous apprennent que La Bruyère s'est servi de traductions latines même si certains passages permettent d'affirmer qu'il possédait aussi le texte en grec. Ces "caractères" (28) se présentent sous forme de notices consacrées à un défaut humain. Elles commencent par une définition de la "passion" (au sens de sentiment subi) examinée, avant de s'incarner dans des agissements, des comportements, mais Theophraste reste dans le domaine de la généralité. Certaines de ces passions sont parfois examinées sous divers angles, dans des notices différentes, comme l'avarice, par exemple. Le texte est court et peut, à bon droit, passer pour une introduction à l'oeuvre de La Bruyère qu'il ne présentait, cependant, dans le "Discours" que pour séduire les lecteurs assoiffés de modernité : "dans l'esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux Anciens, et qui n'estiment que leurs moeurs, on les ajoute à cet ouvrage."
En 1694, le livre s'est singulièrement épaissi, a suscité de nombreuses réactions, pas toutes amicales et La Bruyère ajoute, comme une manière de postface, son "Discours  prononcé dans l'Académie Française" qu'il fait précéder d'une préface. Si le Discours de réception est convenu (son auteur d'emblée l'inscrit dans une tradition) en même temps que provocateur puisque en sont loués que les académiciens favorables aux Anciens, la préface est, elle, mordante tout en éclairant sur son projet. En particulier, il insiste sur le fait que le texte, malgré son apparente discontinuité, obéit à une logique interne : "s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains" dans les 15 premiers chapitres qui en font "des péparations au seizième et dernier". Il s'agit de "rendre l'homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien".



L'oeuvre de La Bruyère
      Elle est elle-même ouverte par un double paratexte : celui de l'épigraphe et celui de la préface où il insiste sur ses intentions : instruire les hommes, "On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction", donner à saisir, à travers le particulier, le général, d'où l'inutilité des clés que ses contemporains s'efforçaient de trouver à ses portraits.
L'épigraphe (ajoutée à la 4e édition en 1689) est une phrase d'Erasme extraite d'une lettre adressée à Martinus Dorpius, théologien, en mai 1515, pour répondre à ses critiques à propos de L'Eloge de la folie (1511). "Nous avons voulu avertir, et non mordre ; être utile, et non offenser ; réformer les mœurs humaines, et non scandaliser." (traduction Pierre de Nolac).
L'oeuvre elle-même est composée de 16 chapitres dont l'agencement a fait couler beaucoup d'encre, entre ceux qui n'y voient qu'une sorte de fourre-tout, notes éparses et sans liens les unes avec les autres, et ceux qui y lisent un enchaînement logique, différent selon les critiques, par exemple ceux qui lisent une progression en trois parties : une première  (2-4) examinerait l'homme psychologique, une deuxième (5-10), l'homme social, et la dernière (11-16), l'homme métaphysique.
Chacun des seize chapitres composant l'oeuvre est titré sur le même modèle (qu'affectionnait aussi Montaigne), "de+complément circonstanciel", imitation du latin (de+ablatif) qui, en français, a le sens de "au sujet de", "à propos de", ce qui est particulièrment propore à nommer un ensemble de réflexions, disparates, voire contradictoires.
I. Des ouvrages de l'esprit : 69 remarques numérotées (ce qui ne fut pas toujours le cas, cf. une édition de 1876), de longueurs variées, de la réflexion brève à l'analyse, par exemple la comparaison Corneille/Racine (54). L'écrivain s'y interroge (et par la même occasion interroge le lecteur) sur ce que c'est qu'écrire, pourquoi, comment ; sur les qualités que devrait avoir une oeuvre (il balaie large, du théâtre à la poésie en passant par l'opéra) pour intéresser, séduire, instruire un lecteur ; la question de la critique (et des lectures erronées) est aussi posée. La lettre d'Erasme n'y est sans doute pas étrangère. D'une certaine manière, ce chapitre peut apparaître comme les prolégomènes à une fructueuse lecture de ce qui va suivre.
II. Du mérite personnel : 44 remarques où s'opposent, le plus souvent, l'être et l'apparence. C'est particulièrement le cas dans les quatre portraits (Philémon, le fat, 32 ; Mopse, l'importun, 38 ; Celse, le "nouvelliste" (entendons propagateur de nouvelles, qui n'est guère éloigné du "grand parleur" de Theophraste), 39 ; ou Ménippe, le vaniteux, 40. La tonalité générale des remarques est sombre, même dans l'éloge, comme le portrait d'Aemile (32), en qui toutes les clés reconnaissent le Grand Condé et qui ne se conclut pas moins par : "Un homme vrai, simple ; magnanime, à qui il n'a manqué que les moindres vertus." En somme, nul n'est parfait.
Le véritable mérite est le plus souvent caché et sans reconnaissance. Le lecteur peut même se demander s'il existe vraiment puisque "Il n'y a guère d'homme si accompli et si nécessaire aux siens qu'il n'ait de quoi se faire moins regretter." (35)





Narcisse

Narcisse, tableau attribué au Caravage (1571 - 1610), vers 1598-99. Rome, palais Barberini, galerie nationale d'art ancien.


III. Des femmes : 81 remarques où se retrouvent nombre de critiques traditionnelles sur l'inconstance féminine, la propension des femmes à la coquetterie ou, pis encore, à la galanterie. Toutefois, il est à noter qu'apparaissent aussi des notations d'ordre presque sociologiques, sur la mode, sur le caractère nocif du maquillage, entre céruse et rouges de diverses compositions. Quelques piques envoyées au "directeur de conscience" qui devient une mode et qui, Molière nous l'a appris, cf. Tartuffe, ne concernait pas que les femmmes.
IV. Du coeur : 85 remarques qui sont, pour la plupart, proches de la maxime. Elles sont relatives aux sentiments : amitié, amour, haine, jalousie, envie. Un seul caractère, bref lui aussi, relatif à la vanité de se faire passer pour un grand personnage, Drance (71) comme illustration de la question de "gouverner" ou "être gouverné".
V De la société et de la conversation : 83 notations mêlant la maxime, par ex. la formule finale "Le sage quelquefois évite le monde, de peur d'être ennuyé" (83), le portrait (éthopée), par exemple "Cydias, bel esprit" (75), la réflexion, par exemple sur la discrétion. Le lecteur contemporain en garde l'impression que la sociabilité était essentiellement affaire de langage (il fustige les "précieux" que personne ne comprend, cf. 6 et 7) et de mesure, dans l'expression, dans la manière de se comporter, le grand souci devant être de se préoccuper d'autrui, non de chercher à se mettre en valeur soi-même.
VI Des biens de fortune : 83 remarques portant sur le double sens du mot "fortune", à la fois "richesse monnétaire" et "hasard ou chance", la Fortune comme divinité expliquant les aléas de la vie. La fortune, dans les deux sens, est capricieuse. Le chapitre contient de nombreuses éthopées (20), certaines fort courtes, d'autres, comme la dernière, développées en saynètes. les personnages en sont les fermiers généraux (partisans, traitants, financiers, "P.T.S." écrit La Bruyère) chargés du recouvrement des impôts, particulièrement honnis, et étalant, pour certains, leur opulence avec arrogance ; mais la fortune peut aussi advenir de l'héritage, mauvaise chose puisqu'elle incite à vouloir la mort d'autrui, ou du jeu, passion répandue dans le monde des courtisans. Dans tous les cas, ces biens (mal acquis en quelque sorte) peuvent disparaître aussi vite qu'ils ont été obtenus. Pourquoi il est bon de choisir une vie de "médiocrité" comme celle du philosophe (cf. 12).
VII De la ville : 22 remarques qui toutes soulignent à plaisir la vanité (au sens de vide) des Parisiens, car la Ville, c'est Paris. Ses habitants, du moins ceux qui sont observés, sont surtout les membres du barreau (juges, avocats, sans doute aussi parlementaires) et les marchands. Hommes et femmes  s'exposent, font parade d'eux-mêmes, imitant la Cour ou ceux qui leur sont supérieurs en termes de places ou de richesse. Leur curiosité, leur badauderie est stigmatisée comme perte de temps. En vérité, la Ville se donne comme l'espace même de la théâtralité déjà fort dénoncée dans les chapires précédents.
VIII De la Cour : L'enchaînement est ici logique puisqu'il s'agit des deux pôles organisant alors la vie sociale et politique. Le chapitre est beaucoup plus long (101 remarques avec fort peu d'éthopées mais force réflexions qui se sont étoffées au fil des éditions) que les précédents. Il est aussi au centre du dispositif (8e chapitre sur 16). Si la ville était un lieu de "parade", une manière de cirque, la cour est un théâtre où toutes les apparences sont trompeuses. La Bruyère y donne de la métaphore essentielle du "theatrum mundi" une de ses plus éclairantes formulations dans la remarque 99 :




roue de la fortune
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Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes, dans la traduction de Laurent de Premierfait, vers 1450-1475. BnF.



Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles ; ils s'évanouiront à leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond faire sur un personnage de comédie !
     Sur ce théâtre, les hommes s'agitent pour obtenir des "places" les mettant en valeur, les faisant envier de ceux qu'ils ont ainsi évincés. L'honnêteté, le mérite n'y ont pas cours puisque tout est dans "le faire croire". Le chapitre, dans ses accumulations successives, dénote une certaine amertume devant ce constat qui est pis que celui de la ville puisque les personnages en sont plus importants pour l'avenir de l'Etat.
Ce chapitre plus que les précédents ne s'en prend pas à des défauts humains qui pourraient se corriger par l'observation et la bonne volonté, mais expose un système dans lequel tous sont pris, et le sage lui-même qui peut bien "puiser à la cour le goût de la solitude et de la retraite" mais sans la quitter, pour autant, puisque seul espace vraiment viable.
IX. Des Grands : 56 remarques où domine la réflexion autour de cette partie dominante de la cour, celle des nobles les plus proches du pouvoir en raison de leur naissance ou de leur statut de "favoris". Réflexion qui reprend sur bien des points des remarques déjà faites en 5 et 6. La "Fortune", ici aussi, engendre des comportements dictés par l'intérêt et la morgue : "L'on doit se taire sur les puissants : il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien ; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts." (56)
X Du Souverain ou de la république : où "république" est à entendre dans son sens latin de "res publica" (chose publique, organisation de la société, Etat) 55 remarques dont certaines fort longues pour examiner les conditions d'un bon fonctionnement de l'Etat. Fustige au passage l'esprit des va-t-en guerre (qu'on aurait dit, un temps, du café du commerce), en 11, à travers les portraits de Démophile et de Basilide, le premier (peuple) hostile à la guerre, le second (dont le nom vient de Basileus, le roi  en grec) vantant victoires sur victoires (souvent imaginaires). Il faut noter que le règne de Louis XIV a été une interminable succession de guerres. La remarque 12 développe un long portrait en action du "diplomate" qui se conclut par ce constat que toutes ses actions et discours "tendent à une seule fin, qui est de n'être point trompé, et de tromper les autres." Enfin, le chapitre se clot sur le panégyrique du "bon roi" qui se termine par "Il me paraît qu'un monarque qui les rassemble toutes [les qualités qu'il vient d'énumérer] en sa personne est bien digne du nom de Grand". C'est bien de Louis XIV qu'il s'agit.
XI De l'Homme : 158 remarques, parfois très longues, explorant, dans ses contradictions, l'être humain pour tenter d'en dégager les constantes. Toutes les dimensions en sont explorées, de l'enfant (est-il déjà un être humain à part entière ou présente-t-il des spécificités ?) à la vieillesse (cf. Irène, 35), du courtisan au paysan courbé dans son champ. Il n'exclut pas de son enquête les peurs multiples qui grèvent la vie, peur de la vieillesse, peur de la mort. Il constate surtout, comme Montaigne, mais versant pessimiste, que l'être humain est "ondoyant", et qu'au fond, il ne vaut guère la peine que l'on prend à tenter de le comprendre et de redresser sa mauvaise nature, cf. remarque 1. L'écrivain, comme son sujet, est contradictoire.
XII Des jugements : 119 remarques qui, le plus souvent, constatent la faiblesse de la "raison" inapte à porter des jugements qui ne soient pas biaisés, "Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles." (57). Se termine sur une longue diatribe contre la guerre qui ravale l'homme en deçà de la bête.





Bosch

Jérôme Bosch (1450-1516), La Nef des fous, huile sur bois, vers 1500. Paris, Musée du Louvre.


XIII De la mode : 31 remarques qui dressent le caractère impératif de la "mode" définie dans la dernière remarque "de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j'appelle des modes" où se conjoignent les deux sens du terme qui, quand il apparaît en français (vers 1393) désigne la "manière collective de vivre, de penser, propre à un pays, à une époque" puis un siècle après (vers 1482) se spécialise en "goûts collectifs passagers en matière d'habillement" et "pour tout ce qui touche aux apparences" (Dictionnaire historique de la langue française). Ainsi se rencontrent dans ces remarques des éthopées rcensant sur un mode comique ou grave des personnages dont la soumission à la mode, par exemple celle des cabinets de curisoité, tourne à la manie, souvent au ridicule ; celle de ceux qui, comme Iphis, se laissent dévorer par le désir d'être à la mode au point d'y perdre son identité sexuelle ; ou plus grave encore, celle de la dévotion. Il faut dire que depuis 1684, le roi a réformé sa conduite et la cour s'y conforme. La Bruyère note "Un dévot est celui qui sous un roi athée, serait athée" (21). Il ne s'agit pas de dévotion, mais du masque de la dévotion, comme le montre Onuphre, plus habile en cela que Tartuffe, "Il joue son rôle" excellemment et poursuit son but qui est de s'enrichir que complète aussi le portrait de Zélie chez qui "les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors; elles mènent plus loin..." (25)
XIV De quelques usages : 73 remarques portant sur ce qui, aux yeux du moraliste, relève du dysfonctionnement social : le bouleversement de la société d'ordre avec la confusion entre noblesse et roture, la confusion entre discours et pratique (ex. les comédiens, 21), la religion comme spectacle avec, au passage, quelques réflexions sur les religieuses malgré elles, le mariage, les tribunaux (la manie du procès) et le personnel de la justice, la justice elle-même "La question [torture] est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible, et sauver un coupable qui est né robuste (51), la médecine et la superstition. L'ensemble se termine par une longue réflexion sur la langue et ses mutations. En somme, les usages et leurs transformations portent encore témoignage de l'inconstance des hommes.
XV De la chaire : 30 remarques relatives à la rhétorique. Il s'agit de réfléchir aux qualités qui doivent être celles de la prédication et qui ne peuvent être celles de l'éloquence puisque cette dernière, plus adaptée au barreau, en fait un spectacle dont l'auditeur devient juge. Autant dire qu'il ne peut recevoir la parole divine puisqu'il s'en tient aux apparences.
XVI Des esprits forts : 49 remarques dont deux qui se déploient en dissertations (36 et 43) posant l'impossibilité de ne pas croire en l'existence de Dieu.
L'ensemble vise à déconsidérer les "libertins" ("esprits forts") qui seraient, aux yeux de La Bruyère, dépourvus de pensée. On a du mal à le suivre quand on pense à Cyrano de Bergerac, Gassendi, Gabriel Naudé ou Théophile de Viau, voire Fontenelle qui est la bête noire de La Bruyère.

L'ensemble du livre se clot sur cet explicit "Si l'on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne ; et si on les goûte, je m'en étonne de même."




Versailles

Lire La Bruyère au XXIe siècle ?

    Par curiosité pour le XVIIesiècle. Dans ses remarques, ses portraits de personnages souvent ridicules, mais soulignant par là des habitudes, des comportements, des traits de mode qu'ils soient liés à des manières de faire, de parler, de se vêtir, de se maquiller, prennent consistance des personnages qui ont été, comme nous, spectateurs de Molière, de Racine, lecteurs de La Fontaine ; qui ont marché dans les couloirs et les jardins de Versailles ; qui jouaient leur rôle dans le spectacle permanent qu'était la cour, où tout, jusqu'aux cérémonies religieuses, était de l'ordre de la mise en scène théâtrale. On y découvre que les Tartuffe étaient légion puisque le "directeur de conscience" était quasiment devenu une institution. Il en est de notre lecture ce qu'en disait l'auteur dans son discours sur Theophraste : "il raconte [...] des moeurs que l'on ignorait ; celles qui se rapprochent des nôtres nous touchent ; celles qui s'en éloignent nous étonnent ; mais toutes nous amusent..."
Curiosité aussi pour l'écrivain qui se veut regard critique sur son temps, sur ses contemporains dans lesquels il cherche l'Homme mais qui n'en était pas moins courtisan, cf. son panégyrique de Louis XIV aussi bien que les notes supprimées, qui portaient sur faveur et défaveur (19 et 20 dans "Du souverain"). Un écrivain qui avait, certes, conscience de la misère des paysans ("De l'homme", 128) mais considérait que la répartition des hommes en riches et pauvres était non seulement inévitable mais bénéfique ("Des esprits forts" 48 et 49). Il tonne bien contre la guerre mais dans le même temps voue Guillaume III aux gémonies, justifiant l'interrminable guerre de la ligue d'Augsbourg.
Pour le plaisir et le jeu. Les remarques sont, le plus souvent, imbibées d'une ironie qui peut parfois glisser au sarcasme. La Bruyère a un sens aigu du burlesque, et la plupart des noms de ses personnages sont empruntés aux comédies de Terence, mais un burlesque tout en finesse où le lecteur doit souvent deviner que l'écrivain se gausse, la remarque 14 dans "De quelques usages" en est un bon exemple puisque l'écrivain s'imagine faisant fortune et se vantant alors de ses lointaines origines nobles, mise en évidence moqueuse des travers de sa société où ce comportement est devenu courant.


Surtout, la variété des approches amuse et incite à la lecture. Elles vont, en effet, de la remarque brève et suggestive à l'accumulation presque excessive, par exemple, dans le portrait du distrait ("De l'homme", 7), Ménalque, sur qui se déversent toutes les distractions possibles, de la plus anodine "Il demande ses gants qu'il a dans ses mains" à la plus inquiétante où il ne se rend pas compte que ses valets l'ont agressé, ce qui conduit à s'interroger sur son état de santé mentale. Il joue du pastiche (Montaigne) de la citation, par exemple les deux rondeaux qui achèvent la remarque 73 de "De quelques usages" et que Julien Benda (1934) identifie dans un livre imprimé en 1639, de la réécriture (son "Onuphre" reprend et corrige le Tartuffe de Molière), de la saynète, du conte. L'ellipse ou l'énigme provoquent la réflexion et donnent au lecteur un rôle actif dans le décryptage de la pensée proposée.
Pour l'élégance et le raffinement de la langue
comme le disait Littré : "Voulez-vous faire un inventaire des richesses de notre langue, en voulez-vous connaître tous les tours, tous les mouvements, toutes les figures, toutes les ressources ? Il n'est pas nécessaire de recourir à cent volumes, lisez et relisez La Bruyère."




A lire
: La Bruyère par Sainte-Beuve dans La Bruyère et La Rochefoucauld, Mme de La Fayette et Mme de Longueville, Paris, 1842, ou dans sa version de 1861.
"La Bruyère pasticheur : parodie et hétéroglossie dans Les Caractères" , Cyril Aslano, 2020
Une étude sur le caracère fragmentaire de l'écriture de La Bruyère : " De l'art des transitions" in  De l’art de plaire en petits morceaux, Françoise Jaouën, 1996
A découvrir et explorer : le site que consacre Tony Gheeraert aux Caractères.
A utiliser : pour faciliter la lecture, les notes d'une édition, par ailleurs fort critiquable, de l'abbé Auguste Julien, 1892. Une autre, en deux volumes, d'Alexis Chassang, 1876, Volume I (jusqu'à "Des jugements"), Volume II (propose aussi un lexique).



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