La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, Blaise Cendrars, 1913

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: 1. une biographie de Cendrars - 2. le texte annoté de La Prose... - 3. Lire L'Homme foudroyé - 4. Lire La Main coupée-















La Prose du transsibérien




La Prose...



Sous cette couverture se rassemble en accordéon (une pliure verticale et 11 horizontales : 22 panneaux) le dépliant de 2 m de long sur 36 cm de large que sont le poème de Cendrars et la peinture simultanée de Sonia Delaunay. L'ensemble est publié en 1913, par les éditions des Hommes nouveaux (revue et maison d'édition créée par Cendrars, Szytta et Hanot en 1912), à 150 exemplaires, numérotés et signés ; la réalité de l'impression ayant sans doute été moindre (probablement entre 60 et 70) ; ce nombre n'est pas aléatoire puisque les dépliants mis bout à bout auraient atteint la hauteur de la Tour Eiffel (300 m) laquelle clôt aussi bien le poème que la peinture. Pour les poètes, comme pour les peintres des années 1910, la Tour Eiffel est le signe le plus caractéristique de la "modernité", telle qu'ils la définissent, vitesse et mouvement autorisés par la maîtrise technique qu'affiche la tour.
La publication a été précédée d'une campagne publicitaire et le prospectus présentant l'oeuvre annonçait : "poèmes, couleurs simultanées de tirage atteignant la hauteur de la tour Eiffel : 150 ex. numérotés et signés"
Au cours des années 1913-14, l'oeuvre est présentée à Paris, Berlin, Rome, New-York, Moscou, Saint-Petersbourg, elle est exposée associée à une performance poétique.


Simultanéisme ?

L'adjectif "simultanées", dans le prospectus annonçant l'oeuvre de Cendrars-Delaunay, semble l'inscrire dans le courant "simultanéiste" qu'analyse Apollinaire dans un article polémique, en 1914, où il signale que "Blaise Cendrars et Mme Delaunay Terck ont fait une première tentative de simultanéité écrite où des contrastes de couleurs habituaient l'œil à lire d'un seul regard l'ensemble d'un poème, comme un chef d'orchestre lit d'un seul coup les notes superposées dans la partition, comme on voit d'un seul coup les éléments plastiques et imprimés d'une affiche."
Le terme "simultané" appartient au vocabulaire des futuristes : "la synthèse de ce que l'on voit et de ce qu'on se rappelle" (Boccioni). Pour Delaunay, peintre, cela renvoie au traité de Chevreul de 1839 dont Robert Delaunay tire la proposition d'associer des couleurs, jugées jusqu'alors dissonantes.
Ici on peut l'entendre comme simultanéité (en même temps) de la peinture et du texte où l'oeil du spectateur-lecteur va de l'un à l'autre, ce que semble dire le prospectus ainsi qu'Apollinaire, mais aussi comme rendant compte des distorsions temporelles et spatiales qui caractérisent le poème et font du transsibérien le point de convergence du passé, du présent et du futur, simultanéité temporelle, tout autant que du "monde entier", simultanéité spatiale.

Le Titre

Cendrars s'en est expliqué dans une lettre à Victor Smirnoff : "Quant au mot Prosa : je l'ai utilisé dans le transsibérien au sens de prose, dictu du latin vulgaire. Poème paraît très prétentieux, trop fermé. Prose est plus ouvert, plus populaire." (dictu -us : ce qui est dit, la parole ; peut prendre aussi la valeur de parole mémorable, sentence, précepte.)
"Jehanne" devient, en 1947, Jeanne, pour une partie de ses occurences (dans le titre, aux vers 92, 163, 280) mais pas toutes ("Jehanne de France", vers 158 et 437), soulignant ainsi la dualité du personnage ("Jehanne" évoquant la "pucelle", Jeanne d'arc, combattante et héroïne ; "Jeanne", "la petite prostituée", vers 440). L'auteur ajoutant, en 1947, un vers constitué de la seule occurence de ce nom, à la fin du poème, qui devient le vers 439.

Le texte

Il se présente sous la forme de 446 vers libres hétérométriques (445 jusqu'en 1947). Le rythme est extrêmement variable, mais continuellement reconnaissable, les vers les plus longs associant plusieurs rythmes sans les désarticuler, ainsi du dernier (vers 446) qui joint deux octosyllabes. Le plus court est de deux syllabes ("Oh viens !", 270 par ex., ou "Paris", 445), une seule fois réduit à une syllabe, "Chocs", au vers 190.
Ces vers, dans l'édition originale, sont disposés typographiquement en blocs inégaux, séparés par un espacement et lorsqu'ils peuvent être identifiés à des strophes, par ex. les quatrains des vers 115 à 134, le poète en isole le premier vers, mais en même temps les met en évidence par l'utilisation de capitales. Dans l'édition originale, il a aussi joué de couleurs et de caractères différents, imposant par la distribution des blocs sur le papier un rythme visuel tout autant que vocal.
Le premier vers du poème est un alexandrin marquant ainsi le point de départ d'une prosodie "classique" que le poème va désarticuler comme il désarticule la rime, identifiable dans les trois premiers vers, puis se dissolvant au profit des assonances, ou s'annulant prurement et simplement.
La ponctuation se raréfie dans le poème, souvent réduite à un point final (ou d'exclamation voire des points de suspension) pour clore un mouvement, mais la majuscule en début de vers est maintenue sans exception.

Le poème est narratif et raconte un voyage en chemin de fer fait par un  "je" adolescent "j'avais à peine seize ans" qui part de Moscou pour atteindre "Kharbine / Je ne vais pas plus loin" (vers 408/409) et se retrouver, après une ellipse, à Paris (vers 412-446). Ce "Je" est Le Poète (ce que précise bien l'utilisation à six reprises du nom "Blaise"), et non un individu particulier qui aurait nom Frédéric Sauser (le pseudonyme n'appartenant pas à la période "russe" des tribulations cendrarsiennes). Les premiers vers le précisent par la formule "En ce temps-là" (incipit de conte s'il en est) comme aussi bien l'indication chiffrée "j'avais à peine seize ans", âge que Frédéric Sauser avait en 1903 et non en 1904, date à laquelle la ligne du transsibérien est ouverte à la circulation pour relier Moscou à Vladivostock, et pas davantage en janvier 1905 quand il arrive à Saint Pétersbourg chez son employeur. Par ailleurs, les allusions à Baudelaire (les adjectifs "ardente et folle", vers 6, "albatros" du vers 20 et le "tout dernier voyage" du vers 22) comme les allusions au Bateau ivre de Rimbaud qui émaillent le poème (en particulier dans l'anaphore de "J'ai vu" vers 369-384), situent ce parcours dans les territoires de la quête poétique, même si le dépliant est chapeauté par une carte du trajet du transsibérien. Mais Le Panama..., terminé en 1914, ne sera-t-il pas illustré de cartes des chemins de fer américains ? Enfin, les toponymes mêlent joyeusement des noms de villes réellement échelonnées sur le trajet (Irkoutsk ou Krasnoïarsk) à d'autres lieux qui en sont bien éloignés, le désert de Gobi, par exemple, voire à des mots qui miment les sonorités de la langue russe. Leur association vise davantage à produire un effet muscial (le poème est "Dédié aux musiciens") qu'un effet de réel, bien que cette deuxième dimension semble l'avoir emporté, et de loin, pour la majorité des lecteurs, peut-être à commencer par Cendrars lui-même. Pourtant, une anecdote rapporte qu'à Lazareff (patron de France Soir) lui demandant si oui ou non il avait fait ce voyage en transsibérien, Cendrars aurait répondu : "Qu'est-ce que ça peut faire, puisque je vous ai tous obligés à le prendre." De fait. Sans doute peut-on dire qu'une des réussites de ce poème est d'être plus vrai que n'importe quelle réalité.
Le départ du voyage est "réaliste" : où ? à Moscou ; quand ? un "vendredi matin" de "décembre" ; dans quel but ? vendre "34 coffres de joaillerie de Pforzheim" (ville allemande réellement productrice de ces marchandises) ; qui ? "je" accompagnant un "voyageur en bijouterie". Cette précision est renforcée par le vocabulaire familier "camelote" et les détails prosaïques, "deux coupés", " 34 coffres", "habillé de neuf", un "bouton" perdu, coucher "sur les coffres", mais les vers suivants enchaînent sur une rêverie enfantine où le jeu du gendarme et du voleur prend des dimensions oniriques et hyperboliques (vers 74-81).
A partir du vers 85, la rêverie enfantine laisse place à l'évocation d'un monde masculin (le "browning", le piano, les jurons, les joueurs, les femmes) brutal et dangereux, où l'amour même n'est qu'un jeu périlleux menacé par les maladies vénériennes. Le voyage glisse ainsi vers le parcours initiatique qui doit traverser la mort pour qu'une renaissance devienne possible dans l'écriture, à Paris. Mais ce parcours initiatique est celui d'une naissance à la poésie, à une nouvelle poésie : "j'ai rassemblé les éléments épars d'une violente beauté / Que je possède / Et qui me force" (vers 405-407). Le poète de la modernité suit, à son tour, les traces d'Orphée, car plus le train se rapproche de Kharbine, plus le voyage devient un cauchemar. Et le poème qui s'écrit enfin ne surgit que de la souffrance et de la nostalgie : "C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneur" (vers 438), et Eurydice est perdue ("je" n'épouse pas la fille unique de M. Jankélévitch) ; la dernière image est celle de la torture, celle de la "de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue" (vers 446). La musique du monde est à la fois infiniment exaltante et torturante.

On pourrait appliquer à ce magnifique texte, cette formule d'un des contemporains de son auteur, Segalen : "On fit comme toujours un voyage au loin d'un voyage au fond de soi."





A découvrir : un exemplaire original vendu par Christies en 2008



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