Le Chat Murr : Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, 1819-1821/1833

coquillage


Dernier texte publié du vivant d' E.T.A. Hoffmann, il porte un long titre descriptif :  "Lebensansichten des Katers Murr, nebst fragmentarischer Biographie des Kapellmeisters Johannes Kreisler in zufälligen Makulaturblättern. Herausgegeben von E.T.A. Hoffmann" que l'on pourrait traduire par "Tableaux de la vie du chat Murr, avec une biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannes Kreisler en d'aléatoires feuillets intermédiaires. Publié par E.T.A. Hoffmann." Le terme "maculature" (Makulatur) désigne une feuille de papier, destinée à absorber l'excès d'encre, que l'on intercale entre deux feuilles fraîchement imprimées. Le plus souvent le titre est abrégé et devient Le Chat Murr.
Loève-Veimars qui en publie la traduction, en 1833, l'intitule en interprétant le contenu du récit plutôt qu'il ne traduit le titre "Les Contemplations du Chat Murr / Les souffrances du maître de chapelle Jean Kreisler." C'est la traduction proposée chez Garnier-Flammarion, qui a le défaut, toutefois, d'être grandement adaptée au sens où Loeve-Veimars fait disparaître tout ce qui lui semble redondant ou "inutile", par exemple les productions poétiques de Murr.
En 1943, Gallimard publie une nouvelle traduction d'Albert Béguin (1901-1957) sous le titre "Vie et opinions du matou Murr fortuitement entremêlées de placards renfermant la biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannès Kreisler". Béguin fait droit avec ce titrage à l'influence de Sterne sur l'écriture de Hoffmann. Madeleine Laval en a proposé une nouvelle, en 1988 (pour laquelle elle reçut un prix de l'Académie française), et que publie, de nouveau, Phebus, en 2004.










le chat murr

Page de titre d'une édition allmeande de 1855 reproduisant celle de la première édition (1819).
A la fin de son Avant-propos, l'éditeur rapporte avoir fait connaissance du chat qui est "un personnage de manières douces et avenantes. Son portrait, reproduit sur la couverture de ce livre, est d'une ressemblance frappante."

Un récit complexe

     Comme le titre l'en a avisé, le lecteur va découvrir, en réalité, deux romans en un avec deux personnages principaux, voire trois si l'on considère le troisième nom du titre, celui qui désigne l'éditeur, Hoffmann. De cet enchevètrement, un "Avant-propos de l'éditeur" rend compte qui insiste sur la bévue ayant consisté à imprimer, sans avoir révisé le manuscrit, l'ensemble des pages qu'il contenait : l'oeuvre du "jeune auteur doué d'un talent éclatant et de dons extraordinaires" et les pages lui ayant servi de buvard autant que de sous-main. L'éditeur s'en excuse mais, au passage, il en a rejeté la faute sur l'imprimeur dont le nom, "monsieur Dummler" (nom construit sur "dumm" = idiot), laissait pésager le pire. Toutefois, il minimise la situation de deux manières, d'une part en avisant que chacun des récits sera surtitré de manière à les distinguer, d'autre part en soulignant que les fragments sont une des rares sources de connaissance relatives au musicien maître de chapelle, un "homme qui, dans son genre, ne fut pas ordinaire".
Suit une "préface de l'auteur" où s'entendent des échos des Confessions de Rousseau ; pleine de modestie, elle en appelle à l'indulgence, voire à la complicité du lecteur. Mais elle est immédiatement suivie par la préface qu'elle a remplacée et qui aurait dû être supprimée où l'arrogance du littérateur s'affiche, la première était signée "Etudiant en Belles-Lettres", la seconde "Homme de lettres très renommé" (les deux signatures en français dans le texte).
Elle est suivie d'un bref "Post-Scriptum" de l'éditeur qui, dans une pirouette, fait remarquer au lecteur qu'au fond, ce lapsus ne fait que dévoiler une vérité que tout le monde connaît : l'orgueil et les prétentions de ceux qui s'affirment poètes et, au passage, discrètement mais efficacement, épingler les prétentions françaises.
      La multiplication de ces entrées en matière est aussi un pacte de lecture marqué d'ironie : l'auteur est un chat vaniteux et hypocrite, le texte est interpolé, il relève de l'autobiographie (celle du chat, Murr) et de la biographie (celle du musicien, Johannès Kreisler) dont l'auteur est inconnu ; l'ensemble semble s'écrire avec la plus grande désinvolture, or rien n'est plus construit que ce double récit. Comme annoncé dans l'avant-propos et les préfaces, il s'agit d'une autobiographie organisée en quatre parties titrées, selon un parcours chronologique propre aux autobiographies et dont Rousseau avait donné le "modèle" dans Les Confessions, enfance ("Sentiment de l’existence. – Les mois d’enfance), adolescence ("Expérience d’un adolescent. – Et ego in Arcadia"), apprentissages ("Les mois d’apprentissage. – Jeux et caprices du hasard"), l'âge mûr ("Heureuses conséquences d’une haute culture. – Les mois de la maturité virile"). Comme il s'agit d'un chat, dont la vie est nettement moins longue que celle d'un humain, le parcours se compte en mois et non en années.
Par ailleurs, le musicien, Johannès Kreisler, est connu des lecteurs d'Hoffmann, en 1819, puisque personnage et narrateur d'un certain nombre de fragments publiés d'abord dans des journaux puis dans Fantaisies à la manière de Callot (4 voumes, 1814-1815) et surtitrés Kreisleriana.
Chacune des trois premières parties est constituée de dix "séquences" où alternent l'autobiographie du chat (5) et les fragments de la biographie du musicien (5), supposés oubliés dans leur rôle de buvard. La dernière partie n'en compte que quatre et elle est suivie d'une note de l'éditeur annonçant la mort de Murr et la publication à venir d'un troisième volume qui rassemblera les "réflexions et remarques" laissées par l'auteur. Vrai projet ou fiction ? nous n'en saurons rien puisque Hoffmann meurt le 25 juin 1822, peu après la publication du deuxième volume.
Beaucoup considèrent que l'oeuvre est inachevée mais il faut se demander si l'inachèvement ne fait pas partie de la stratégie littéraire de l'oeuvre. Les feuillets de l'autobiographie de Murr s'achèvent sur ces mots "Mon maître dut partir en voyage et jugea bon de me mettre en pension pendant ce temps-là chez son ami, le maître de chapelle Johannès Kreisler. Ce changement de domicile marquant le début d'une période nouvelle de ma vie..." Or, le premier fragment de la biographie du musicien rapportait le dialogue où Maître Abraham demandait au musicien de lui garder son chat. Il y a donc  une construction ferme dans l'autobiographie du chat qui, la plupart du temps, enchaîne ses parties malgré les pages intermédiaires.



Le jeu, la parodie, l'aveu

      Comme le paratexte en avise, les récits sont sous le signe du jeu, jeu avec les personnages, jeu avec les situations, jeux d'écriture aussi puisque le chat est poète et que le biographe s'interroge souvent sur son travail, ses sources, les questions qu'il se pose sans pouvoir y répondre ; il intervient aussi pour relancer l'attention du lecteur, l'intriguer, lui promettre la solution des mystères qu'il rapporte à demi-mots ; dans les deux cas, l'écrivain parodie les genres qu'il utilise. C'est aussi un jeu littéraire dans lequel nombre d'écrivains admirés fournissent des pièces au puzzle, directement ou indirectement. Calderon, Shakespeare (pour l'essentiel, Comme il vous plaira),  Cervantès, Tieck, etc. sont invités à préciser un personnage, une situation, à ouvrir des pistes de réflexion. C'est aussi un jeu de miroirs où tout se redouble ou dédouble, des personnages aux situations.
     L'autobiographie (à l'époque on aurait plutôt parlé de "mémoires") de Murr se présente comme une critique en acte du genre lui-même. Le chat est infatué de lui-même, persuadé de son génie, s'offrant en exemple à la postérité, vantant ses écrits dont il fournit le contexte et parfois le contenu. Mais il reste chat, coureur nocturne sur les toits, friand de reliefs de repas, amateur de grands mots exaltant des vertus que, par ailleurs, il ne pratique guère. Sa grandiloquence et son emphase (par exemple, dès le début lorsqu'il exalte le sol natal : le grenier) dénoncent autant le projet que son auteur.
Mais d'un autre point de vue, les préoccupations artistiques du personnage, son aspiration à un idéal, ses sentiments excessifs (en amour, en amitié) sont, d'une certaine manière, le reflet déformé, la satire du musicien Johannès Kreisler. Murr, d'ailleurs, se vante de ses dons musicaux et célèbre les choeurs de chats, la nuit, sur les toits, choeurs qui exaspèrent tellement les humains, lesquels n'ont guère l'oreille musicale, qu'ils finissent en général sous le jet de quelques projectiles. Ou pour mieux dire, il y a d'un côté, l'idéal de l'artiste (Kreisler) ne vivant que pour son art et de l'autre, le pseudo-artiste plus soucieux d'applaudissement que d'accomplissement. L'autobiographie se double d'une parodie de roman de formation qu'après Goethe les écrivains romantiques ont tant prisé.
Quant à la biographie de Kreisler, elle a aussi un caractère parodique. Comment raconter la vie de quelqu'un ? comme un roman. Germaine de Staël disait déjà  que "L'histoire de chacun est, à quelques modifications près, un roman assez semblable à ceux que l'on imprime, et les souvenirs personnels tiennent souvent à cet égard lieu d'invention." (Mme de Staël, De l'Allemagne, II, 28, tome 2, GF, p. 41, 1813) Idée que les Romantiques reprennent à leur compte, comme George Sand : "La vie est un roman que chacun de nous porte en soi, passé et avenir." (George Sand, Histoire de ma vie, tome 1, p. 174, 1855)





Siné

Un des chats ("Chat Gall", jeu de mots) de Siné (1928-2016) imaginés à la fin des années 1950 pour amuser Leonor Fini.


Ce roman, Hoffmann va lui donner de nombreuses caractéristiques des "romans noirs". Un lieu de pouvoir (sans pouvoir) la cour du duc Ireneus qui ne règne que sur un village, mais avec tout l'apparat d'un royaume conservant "son chancelier, son collège des finances, etc., etc.", une forêt (un parc) propice aux aventures, un prestidigitateur-magicien, Maître Abraham, qui possède une maison écartée au bord du lac, dans le parc, des personnages inquiétants comme le prétendant de la fille du duc, Hedwiga, le prince Hector,  ou la Conseillère Benzon dont la fille, Julie, possède une voix qui bouleverse Kreisler. Un monastère où se réfugie Kreisler que vient régenter un moine lui aussi fort inquiétant. Tous ces personnages cachent un mystère, des mystères, ne dévoilant que peu leur passé. Par exemple, la princesse Hedwiga "eût été une beauté accomplie si son teint eût moins tiré sur le jaune", autrement dit quelque chose en elle dément son origine officielle, comme le fait la femme mystérieuse qui n'apparaît que pour la guérir en la faisant dormir. D'où vient-elle ? qui est-elle ? La conseillère Bezon semble la connaître. Le beau prince que destine son père à Hedwiga lui apparaît soudain comme un dragon, alors qu'il apparaît à son amie Julie comme un dangereux serpent. Les apparences sont le plus souvent trompeuses. Et maître Abraham le confirmera. Comme dans les romans noirs, la violence, le meurtre, la sexualité sont convoqués à leur heure. Et les sentiments de tous les personnages (sauf sans doute ceux du duc dans sa sorte de délire nobiliaire, ou ceux de son fils Ignace  dont l'âge mental voisine les trois ans) sont troubles.
Mais, comme le récit s'interrompt abruptement, nombre de ces mystères resteront à la charge du lecteur imaginatif.
     Ne nous trompons pas, le récit finit abruptement, mais il renvoie (comme l'autobiographie) au premier Fragment qui raconte le récit d'une fête annoncée qu'avait manquée Kreisler puisqu'il se termine sur une invitation d'Abraham à Kreisler pour la fête de la duchesse qui pourrait, à quelques détails près, avoir été envoyée avant la première fête.  Il y a donc un principe de circularité qui organise les deux niveaux du récit, celui du chat comme celui de la biographie de Kreisler.
     Les liens qui rattachent autobiographie et biographie sont multiples, à commencer par les deux personnages de maître Abraham (Abraham Liskov) et de Kreisler qui apparaissent dans les deux. Maitre Abraham a recueilli Murr, chaton en danger d'être noyé et l'a donc élevé, en quelque sorte, comme il a été le maître du jeune Kreisler. Hoffmann a prêté à son personnage de musicien un grand nombre de ses caractéristiques et de son histoire personnelle (en particulier ses souvenirs d'enfance que l'on connaît, par ailleurs, par sa correspondance), et il a donné au musicien, comme au chat, sa propre histoire amoureuse avec la jeune Julia Mark dont il avait été, lors de son  séjour à Bamberg, entre 1808 et 1813, (et était sans doute encore) très profondément amoureux. L'aventure du chat avec Mimine est, comme prévu, de l'ordre de la caricature et du jeu, celle de Kreisler avec Julie de l'ordre du poétique et du pathétique. Comme celle, mystérieuse à souhait, d'Abraham et de Chiara qui relève, elle, du tragique.
      Jeux, parodies et aveux masqués permettent de développer aussi bien dans un registre argumentatif que dans un registre satirique une réflexion sur l'art dans laquelle la musique apparaît comme l'art suprème, ce qu'elle était aux yeux d'Hoffmann, comme il l'écrit dans une autre de ses réflexions : "La lyre d'Orphée ouvrit les portes de l'Hadès. La musique ouvre à l'homme un royaume inconnu totalement étranger au monde sensible qui l'entoure, et où il se dépouille de tous les sentiments qu'on peut nommer pour plonger dans l'indicible " (La Musique instrumentale de Beethoven, 1810).
      Mais il ne laisse pas pour autant de côté la création littéraire. Cette dernière est souvent mise à mal, comme l'art le plus aisé à falsifier, ainsi des poèmes grandiloquents de Murr, ou ce jugement d'Abraham à propos d'une pièce " allégorique qui était assez inepte pour connaître un succès extraordinaire, quand même le Duc n'en eût pas été l'auteur ". Double accusation relative à la sottise des spectateurs et leur tendance à ne se préoccuper que de l'auteur et non de l'oeuvre.





illustration

Lithographie de Theodor Hosemann (1807-1875), illustrant Le Chat Murr (Murr, tigré, avec Mimine, la chatte blanche, chantant sur les toits et observés par Muzius, le chat noir). Cabinet des estampes, Musées de Stasbourg.



Lire Le Chat Murr est très divertissant, le relire l'est plus encore  au sel des interrogations qu'il soulève.




A lire
: en ligne la traduction d'Albert Béguin.



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