13 mai 1840 : Alphonse Daudet

coquillage


Alphonse Daudet, dont les éditeurs du XXe siècle ont fait un écrivain pour la jeunesse — Les Lettres de mon moulin obligent — a été, en son temps, l'un des écrivains les plus en vue du mouvement des naturalistes, comme leur chef de file, Zola, les avait baptisés.
C'est à retrouver cet auteur bien plus âpre et sombre que ses contes provençaux les plus célèbres (lesquels occultent d'ailleurs l'intégralité du recueil) ne le laissent soupçonner que nous voulons nous appliquer ici.

Une jeunesse méridionale et difficile

L'écrivain est né à Nîmes, le 13 mai 1840, dans une famille relativement aisée de fabriquants et négociants en tissus (la soie). Il a deux frères aînés, Henri (né en 1832) et Ernest (né en 1837). Cela ne commence pas vraiment très bien pour l'enfant ; sa santé est fragile, il est donc mis en nourrice à la campagne, à Bezouce (un village à une dizaine de kilomètres de Nîmes) dans une famille de paysans, les Trinquié. On y parle provençal et, plus tard, l'écrivain créditera ce séjour de ses "racines" provençales, sa connaissance de la langue, de la culture, et pour tout dire du folklore qu'il va largement propager.
A cinq ans, il retrouve sa famille, à Nîmes, où il devient l'élève des Frères des Ecoles chrétiennes. La famille de Daudet est profondément catholique, et si le jeune homme se détache rapidement de ces croyances, ses connaissances en matière religieuse resteront toujours très solides.
Les affaires familiales subissent le contre coup de la Révolution de 1848 et périclitent. La fabrique doit fermer, et en 1849, parents et enfants (une petite fille, Anna, est née en juin 1848) déménagent et s'installent à Lyon. Les affaires n'y iront guère mieux. En 1850, Alphonse, qui a obtenu une bourse, est entré au lycée Ampère. En 1856, le père, Vincent Daudet, abandonne le commerce de la soie, le fils aîné, Henri, meurt d'une fièvre cérébrale. Ruinée, la famille se disperse en 1857. Alphonse venait de terminer sa rhétorique (équivalent de la classe de première contemporaine), il ne retourne pas au lycée mais, obligé de gagner sa vie, devient "pion" (répétiteur) au collège d'Alès, une petite ville au nord de Nîmes ; place procurée par un ami de la famille. Sa mère et sa soeur vont vivre à Nîmes chez des parents, le père entre comme employé chez un négociant en vins et Ernest "monte" à Paris, précédant son frère dans la voie du journalisme et de la littérature.
L'expérience au collège d'Alès ne dure guère (mai-octobre), il est renvoyé en novembre. Il semble que ce soit en raison d'une liaison amoureuse agitée qui se serait terminée par un projet de suicide puisqu'il ne semble pas qu'il soit vraiment passé à l'acte. Il part alors rejoindre son frère à Paris. Dès 1854, il s'essaie à l'écriture et sait qu'il veut devenir écrivain.

Bohème parisienne

Il arrive à Paris sans le sou mais rejoint son frère Ernest et se loge dans le même hôtel que lui. Il se décrit alors comme "Myope, gauche et timide" mais animé d'une grande foi dans son avenir littéraire. Comme tous les jeunes gens partis à la conquête de la gloire littéraire, il a deux cordes à son arc, d'abord la poésie (toujours le genre le plus révéré), puis le théâtre (voie la plus rapide et la plus sûre pour acquérir un "nom", mais qui n'est pas la plus aisée). La poésie, il y travaille, donne un recueil encore intitulé fin 1857, Amours de tête, qui devient pour la publication, Les Amoureuses (éd. Jules Tardieu), en 1858 (voir la réédition de 1887). La petite histoire voudrait que le recueil ait beaucoup plu à l'impératrice Eugénie. Il écrit aussi une comédie-proverbe, Il faut battre le fer tant qu'il est chaud, fin 1857.
Peu d'informations existent sur cette vie d'apprenti écrivain qui court les piges journalistiques, cherche un éditeur, s'efforce de placer ses pièces, fait la connaissance d'autres jeunes gens habités des mêmes désirs, fréquente les cafés autant que les salons, noue une liaison avec Marie Rieu, actrice et modèle.




Portrait de Daudet par Nadar

Portrait de Daudet. Photographie de Nadar, non datée (décennie 1860 ?)

Dans l'Almanach  provençal de 1891, Mistral le décrit, tel qu'il le voyait à la fin des années 1850, quand il fait sa connaissance:
"[...] Daudet était joli garçon, brun, d'une pâleur mate, avec des yeux noirs à longs cils qui battaient, une barbe naissante et une chevelure drue et luxuriante qui lui couvrait la nuque [...]
A cet âge, devons-nous le dire, le futur chroniqueur des aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon était déjà un gaillard qui voyait courir le vent : impatient de tout connaître, audacieux en bohème, franc et libre de langue, se lançant à la nage dans tout ce qui était vie, lumière, bruit et joie, et ne demandant qu'aventures. Il avait, comme on dit, du vif-argent dans les veines."


C'est en avril 1859 qu'il fait la connaissance de Frédéric Mistral (1830-1914) venu à Paris présenter Mireille (Mirèio). Mistral, avec d'autres jeunes poètes, avait fondé en 1854, le Félibrige, association destinée à promouvoir la langue et la culture provençale. Daudet et lui deviennent aussitôt amis, et cette amitié joue un grand rôle dans la vie du jeune poète.
L'année suivante, en 1860, il devient attaché de cabinet du duc de Morny, peut-être sur la recommandation de l'Impératrice. Pour Daudet, cela signifie une vie matérielle plus assurée et l'occasion de découvrir les coulisses du pouvoir politique et financier. Il s'en souviendra quand il écrira Le Nabab.
Pour l'heure, ses fonctions, qu'il assume en octobre 1860, lui laissent tout le temps d'écrire et de continuer sa vie de bohème qui n'aide en rien sa santé toujours fragile. Non seulement, il traîne des problèmes pulmonaires anciens, mais il est atteint de la syphilis, maladie alors incurable. Les médecins conseillent le sud et le soleil. De décembre 1861 à février 1862, il séjourne en Algérie. Lorsqu'il revient, il voit enfin montée, à l'Odéon, une de ses pièces, La Dernière idole, écrite en collaboration avec Ernest Lépine ; première, le 4 février 1862. Malgré cela, il semble que ce soit une mauvaise période pour Daudet qui quitte le domicile où il vivait avec Marie Rieu, pour s'installer seul. Il a des dettes, sa santé ne s'améliore pas. L'hiver 1862, un nouveau congé lui permet de séjourner en Corse, de décembre à mars 1863. Toujours la quête du soleil et de la chaleur. Il continue de publier dans les journaux, dans Le Monde illustré, dans le Figaro, etc. Le succès se fait attendre.
L'été 1864, il séjourne en Provence, chez des cousins, les Ambroy, au château de Montauban, près de Fontvieille (une ville située à une dizaine de kilomètres d'Arles). Il fréquente avec assiduité Mistral et les félibres. Il découvre les vieux moulins de la région, envisage même d'en acheter un. Idée qui restera sans suite, dans la vie réelle, mais que la littérature va prendre en charge. Il revient à Fontvieille pendant l'hiver, et cette région devient sa terre d'élection.
En mars 1865, Morny meurt brutalement. Daudet est de nouveau sans emploi, s'endette, vit dans une sorte de communauté à Clamart. Il a fait la connaissance de Paul Arène, alors "pion" au lycée de Vanves, auquel va le lier une chaude amitié. Plus tard, il en écrira ceci  (cité par Colette Becker dans sa préface à l'édition GF des Lettres de mon moulin, 1968) :



Nous vivions là quatre ou cinq, dans des payotes, Charles Bataille, Jean du Boys, Paul Arène, Qui encore ? On s'était réuni pour travailler, et l'on travaillait surtout à courir les routes forestières, cherchant des rimes fraîches et des champignons à gros pieds.
Entre-temps, une bordée sur Paris, toute la bande. Chaque fois la nuit nous surprenait, après l'heure des trains et des carrioles, attardés aux lumières des terrasses avant de nous lancer, bras dessus, bras dessous et chantant des airs de Provence, dans le noir des mauvais chemins. On faisait tous les cafés des poètes ; et le pélerinage finissait régulièrement au petit estaminet de Bobino, lequel était alors l'arche sainte de tout ce qui rimait, peignait, cabotinait au quartier latin..."



Il publie neuf "lettres sur Paris et lettres du village" dans Le Moniteur universel du soir entre novembre 1865 et janvier 1866.
En décembre, à la première représentation d'Henriette Maréchal des Goncourt, il fait la connaissance de Julia Allard. La vie de bohème est terminée.





Renoir, portrait de Julia Daudet

Pierre-Auguste Renoir, portrait de Julia Daudet, 1876.


Une vie d'écrivain

Les apprentissages sont finis. Daudet a 26 ans, un nom estimé même si le succès ne l'accompagne pas toujours, ni au théâtre, ni en librairie. Il se fiance avec Julia Allard (1844-1940) à l'automne 1866. La jeune fille est jolie, intelligente et cultivée ; elle écrit et publie et le fera toute sa vie sous des pseudonymes. Sa famille, petits industriels lettrés, est accueillante. Julia sera pour Alphonse une compagne et une collaboratrice ; Daudet affirme lui-même: "Pas une page qu'elle n'ait revue, retouchée, où elle n'ait jeté un peu de sa belle poudre azur et or."  (Trente ans de Paris, à travers ma vie et mes livres, 1889)
Après leur mariage, le couple, qui aura trois enfants, dont le plus tristement célèbre est Léon Daudet, thuriféraire de l'extrême droite, passe le plus souvent les mois d'été à Champrosay, d'abord chez les grands parents de Julia, puis chez ses parents, avant qu'il ne parvienne à acquérir sa propre maison, en 1887.
Julia tient Salon, le jeudi, dans leur appartement parisien, et la maison de Champrosay est ouverte aux très nombreux amis du couple, dont le plus assidu est sans doute Edmond de Goncourt, parrain de leur fille (née en 1886), puisqu'il y passera ses derniers jours. L'amitié entre Daudet et Goncourt, qui se sont connus en 1873, est profonde malgré les quelques vingt ans qui les séparent. Goncourt fait de Daudet son exécuteur testamentaire, et le premier membre de son Académie.
Les publications s'enchaînent. En 1866, la première série des contes qui composeront Les Lettres de mon moulin paraît dans l'Evénement (août à novembre) et en novembre commence la publication du Petit chose, son premier roman, dans Le Moniteur universel du soir. Le Petit Chose paraît en volume, chez Hetzel, en 1868, suivi, quelques temps après, chez le même éditeur par une version pour la jeunesse sous le titre Histoire d'un enfant. Le petit chose ; en 1869, le même éditeur publie les Lettres de mon moulin.
Daudet continue à écrire pour le théâtre où ses pièces rencontrent un succès mitigé.
Pendant la guerre de 1870 et le siège de Paris, l'écrivain s'engage dans la garde nationale, expérience qui alimente l'écriture des Contes du lundi, publiés en 1873, et qui lui vaut d'être fait chevalier de la Légion d'honneur. La famille quitte Paris pour Champrosay, en avril 1871. Elle ne revient qu'en 1872. Paraît cette année-là, Tartarin de Tarascon. Daudet travaille avec Bizet au livret de L'Arlésienne. En fait, il remanie la pièce de théâtre en trois actes  qu'il avait tiré de son récit publié dans Les Lettres de mon moulin. L'oeuvre, créée au théâtre du Vaudeville le 1er octobre 1872, est un échec.


Le premier vrai succès vient en 1874 avec le roman Fromont jeune et Risler aîné, un composé très personnel à Daudet de récit réaliste (le cadre est celui d'une fabrique de papiers peints dans le Marais, à Paris et son sous-titre énonce "moeurs parisiennes"), de conte (le narrateur s'y adresse directement au lecteur, le prenant à témoin et à partie éventuellement) avec quelques éléments fantastiques.
Daudet collabore à divers journaux ; il a fait la connaissance de Flaubert et de  Zola, dès 1872. Il s'installe dans un univers multiple, une vie de famille (son fils aîné est né en novembre 1867 ; un second naît en 1878 et sa fille, Edmée, naîtra en 1886), une vie sociale intense avec ses pairs, aînés comme contemporains, une vie d'écrivain et de journaliste (1876, Jack ; 1877, Le Nabab) sans oublier l'auteur dramatique car malgré un succès plus que réduit, seul ou en collaboration, Daudet ne cesse jamais d'écrire pour le théâtre, en particulier en adaptant ses romans pour la scène;  les voyages dans le midi, parfois à l'étranger, les séjours à Champrosay.



Vivre avec la souffrance

L'année 1879 marque une nouvelle étape dans la vie de Daudet. S'il a toujours été de santé fragile, si depuis des années il vit avec sa syphilis, ce qui lui arrive maintenant va le faire entrer progressivement dans le monde de la douleur. Lors de ces premières manifestations d'une maladie incurable, une dégénérescence de la moëlle épinière, conséquence de la syphilis, qui le conduit progressivement vers la paralysie, la réponse sera la cure, à Allevard en 1879, à Royat en 1880, à Néris en 1882 ou à Lamalou-les-Bains à partir de 1885. De ces longues années de souffrance, en particulier après 1887, reste un petit livre d'annotations, publié après sa mort (1930) sous le titre de La Doulou, mot provençal pour la douleur, et dont la première remarque est "— Qu'est-ce que vous faites en ce moment ? — je souffre." Restent aussi les notes d'Edmond de Goncourt dans son Journal permettant de suivre la progression du mal.
Lire ses romans d'alors, c'est ne pas perdre de vue cet horizon de souffrances qui vont, progressivement, s'aggravant et ce combat d'un homme qui ne veut pas perdre les mots. Aussi continue-t-il d'écrire et son dernier livre, Le Trésor d'Arlatan, est publié l'année même de sa mort, en 1897. Il a 57 ans.
Entre 1879 et 1897, bien d'autres romans ont pris place sur les étalages des libraires. En 1879, il a publié Les Rois en exil et l'édition définitive des Lettres de mon moulin qu'il a complétée de contes pris à d'autres recueils. En 1881, c'est Numa Roumestan ; en 1883, L'Evangéliste. Cette année-là, il envisage de se présenter à l'Académie française puis y renonce. En 1884, Sapho, dont Goncourt affirme "La SAPHO de Daudet est le livre le plus complet, le plus humain qu'il ait fait." et d'ajouter, parce que l'esprit de dénigrement ne le quitte jamais tout à fait, même pour ses plus chers amis, "Son talent, jusqu'alors un peu féminin, devient dans ce roman un talent de mâle. C'est rempli de choses très bien, et le roman serait parfait, s'il avait eu le courage d'en éliminer la rengaine de l'honnêteté et la nudité qui s'y trouvent cette fois combinées ensemble." (Mardi 27 mai [1884])
En 1888, il publie L'Immortel. Jules Lemaître, dans sa recension du roman, le 16 juillet 1888, le salue par ces mots : "Je tiens à dire, avant tout, que M. Alphonse Daudet n’a rien fait de plus brillant, de plus crépitant ni de plus amusant ; rien où l’observation des choses extérieures soit plus aiguë ni l’expression plus constamment inventée ; rien où il ait mieux réussi à mettre sa vision, ses nerfs, son inquiétude, son ironie…"
Le personnage de Tartarin reparaît en 1885 dans Tartarin des Alpes. En 1890, Daudet achève sa trilogie avec un dernier livre sur ce personnage, Port-Tarascon.


caricature de Gil

caricature de Daudet par André Gill , 1879 (la pince et la loupe rangeant l'auteur dans le groupe des réalistes / naturalistes, avec cette particularité que son étude est celle du coeur, autrement dit des sentiments.)



Injustement oublié, Daudet, ou réduit à la portion congrue de ses Lettres de mon moulin, fort joli livre au demeurant, mais bien insuffisant. Il y a chez ce conteur, une veine satirique (voir par exemple le monde du théâtre tel qu'il apparaît dans Le Petit Chose ou dans Fromont jeune et Risler aîné) puissante, un regard attentif à la complexité des êtres, leur faiblesse intrinsèque qui peut aussi bien naître de la bonté que de l'égoïsme, leur aveuglement sur soi comme sur autrui, qui peut les conduire au pire (Sidonie dans Fromont jeune et Risler aîné) ou au meilleur (Jacques dans Le Petit Chose), un talent de conteur qui court aussi bien dans ses romans que dans ses nouvelles, une aisance à tisser l'observation la plus attentive et l'imagination la plus libre, à jouer de toutes les émotions (et si le mélodrame ne lui fait pas peur, la cruauté non plus), qu'on ne peut le lire sans avoir envie de découvrir une oeuvre devenue si confidentielle.




A découvrir
: la maison de Champrosay et les habitudes de Daudet après 1887.
A lire : Mon frère et moi. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, publié en 1882, par Ernest Daudet, le frère aîné d'Alphonse.



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