Sanctuaire,
William Faulkner, 1931/1933
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Sanctuaire (Sanctuary)
est le sixième roman que publie William Faulkner, quoique ce soit le
cinquième à avoir été écrit. Une première version en a été élaborée
entre janvier et mai 1929 puis laissée de côté pour la correction des
épreuves du Bruit et la fureur
et la rédaction de Tandis que
j'agonise. Finalement, l'éditeur réticent, au départ, quant à Sanctuaire,
se décide et Faulkner se remet au travail après avoir constaté que son
roman était mauvais (c'est lui qui le dit) et qu'il n'y avait que deux
solutions "tout déchirer ou tout refaire". Il refait. En 1932, pour une nouvelle édition, il rédige une courte préface. Nous y reviendrons. C'est le premier roman de Faulkner qui rencontre le succès, moins d'ailleurs pour ses qualités qui sont aussi celles des autres oeuvres de l'auteur que pour le parfum de scandale que sujet et personnages suscitent, à tel point d'ailleurs qu'ils lui seront encore reprochés presque vingt ans après lorsque le prix Nobel lui sera accordé. Gallimard publie le roman en 1933, dans une traduction due à René-Noël Raimbault (1882-1968) et Henri Delgove avec une préface d'André Malraux. |
William Faulkner en 1931. Photographie du "colonel" J. R. Cofield pour le lancement de Sanctuaire. Cofield sera ensuite le photographe attitré de Faulkner qui ne les aimait guère. |
L'écrivainil naît, William Cuthbert Falkner, le 25 septembre 1897, à New Albany, dans une famille au passé plus glorieux que son présent. L'année suivante, la famille déménage à Ripley puis, en 1902, à Oxford. C'est là qu'en 1905 William entre à l'école. En 1914, il fait la connaissance de Phil Stone (il a 4 ans de plus que Faulkner, il deviendra homme de loi) qui va jouer un rôle important dans sa carrière. Pendant la guerre, fasciné par les avions, il s'engage dans la RAF et va suivre un entraînement à Toronto. On est en 1918 si bien qu'il "rate" sa guerre (comme il dira plus tard), l'armistice étant signé, cela ne l'empêchera pas d'inventer des états d'armes et même une pseudo blessure.Pour complaire à son père, il s'inscrit à l'université (français, espagnol, littérature anglaise) mais il ne tiendra qu'un an ; "le reste de mon instruction, je l'ai acquis en lisant au hasard" écrit-il, dans une lettre du 8 décembre 1945 à Malcolm Cowley (1898-1989) critique et écrivain. Et ce reste est considérable comme tout lecteur peut le mesurer en découvrant son oeuvre. Il écrit alors nombre de poèmes qu'il signe Faulkner ajoutant donc un "u" au nom de famille, peut-être pour se distinguer de son arrière grand père, écrivain lui-même, ou pour adapter la graphie à la prononciation, qui sait ! Entre le printemps 1922 et décembre 1924, il occupe (après examen) un emploi de préposé à la poste de l'université du Mississippi. A partir de novembre 1920, il publie des comptes rendus de lecture dans The Mississipian (journal des étudiants de l'université). En 1924, Phil Stone fait publier son recueil de poèmes, Le Faune de marbre (The Marble Faun). Le seul vrai souci de Faulkner a toujours été l'écriture. En 1925, il est à la Nouvelle Orléans où il se lie avec les écrivains proches de la revue Double Dealer. En juillet, il part pour l'Europe, arrive à Gênes le 2 août. Après une courte virée en Italie, il se rend en France. Il y résidera jusqu'en décembre, avec une brève incursion en Angleterre jugée trop dispendieuse pour sa bourse. Son premier roman, Monnaie de singe (Soldier's Pay) est publié en 1926, quand il s'attaque déjà au deuxième, Les Moustiques (Mosquitoes) publié l'année suivante. Deux romans dans lesquels il ne reconnaîtra que des gammes. Puis, les publications se succèdent. Sartoris d'abord intitulé "Etendards dans la poussière", en janvier 1929. La même année, il épouse Estelle Oldham dont il était amoureux depuis toujours. Elle est divorcée, a deux enfants et si le couple ne se séparera jamais officiellement, ce n'est pas un mariage réussi. En octobre 1929, publication du Bruit et la fureur (The Sound and the Fury) L'année suivante (avril 1930), malgré ses difficultés financières (ses livres se vendent peu) il achète une propriété, Rowanoak, à Oxford (Mississippi) où la famille s'installe en juin et dont il assurera, lui-même, la restauration, progressivement. C'est en février 1931 que s'opère un tournant, avec la publication de Sanctuaire (Sanctuary), le premier de ses livres à connaître le succès et à le faire connaître. Il est soudain considéré comme le grand homme des lettres étasuniennes et peut augmenter le rythme de publication de ses nouvelles, bien plus lucratives que les romans. Il en publie 16 en 1931. En avril 1932, il signe un contrat avec la Metro Goldwin Mayer pour laquelle il devient scénariste à 500 dollars par semaine. En bref, Faulkner écrit tout le temps. Il y aura plusieurs épisodes avec Hollywood qui apparaît comme la ressource suprême lorsque les fonds sont par trop en baisse. Faulkner en dira souvent pis que pendre, affirmant qu'il s'agissait de ses "mines de sel", ce qui est, probablement, fort excessif. Le 24 juin 1933, naissance de son unique enfant, une petite fille, Jill. |
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En 1950, il reçoit le
prix
Nobel (avec un an de retard puisque c'est celui de 1949 qui lui
est
attribué) "pour sa
contribution unique par sa puissance et son art au roman américain
moderne" (for his powerful and
artistically unique contribution to the modern American novel) mais la
critique (si
l'on en croit les journaux) n'en est pas satisfaite, les thèmes des
romans de Faulkner lui paraissant scabreux et donnant des USA une image
détestable. Après le prix Nobel, la vie "sociale" de Faulkner va s'intensifier, il prend des positions ouvertement anti ségrégationiste ce qui ne lui vaut pas que des amitiés, il voyage beaucoup, à l'étranger, dans le cadre de la politique culturelle étasunienne, multipliant les conférences. Mais naturellement, il continue à écrire. Il boit trop, ce qui n'est pas étranger à ses multiples chutes, chutes de cheval, en particulier. Sa santé se dégrade progressivement. Il meurt le 6 juillet 1962. Il affirmait "Je protesterai jusqu'au bout : pas de photographies, pas de documents souvenirs. C'est mon ambition d'être en tant que simple citoyen, supprimé, anéanti, sans histoire, ne laissant aucune trace, aucun déchet, rien que mes livres imprimés". Il aurait souhaité que sa vie entière se résumât en "Il écrivit des livres et mourut". Il laisse, en effet, une oeuvre dense, 20 romans dont 4 construits en agrégation de nouvelles, une quantité impressionnante de nouvelles (plus d'une centaine) publiées en recueil ou non, des recueils de poèmes, des essais, des scénarios. Une oeuvre qui est aussi un univers particulier, celui d'un territoire imaginaire ancré dans le sud des Etats-Unis, où évoluent des personnages qui interrogent les profondeurs troubles de l'être humain dans une langue à la fois limpide et tourbillonnante où l'image se taille la part du lion. |
L'incipit de Sanctuaire place deux hommes de part et d'autre d'une source au pied d'un hêtre. |
Le romanIl se développe en 31 chapitres couvrant quelques jours de mai, juin et août 1929, mais dont l'explicit se situe à la fin de l'automne, "la saison de pluie et de mort". C'est poser ainsi une temporalité symbolique menant les personnages du printemps (avec toutes ses connotations de jeunesse, d'éveil, de promesses) à l'entrée dans l'hver (et ses connotations d'un monde sans couleur où dans le jardin du Luxembourg, à Paris, les arbres ont moins d'importance que les statues des reines mortes) ; les trois derniers chapitres sont sous le signe du vieillissement et de la mort. C'est aussi une temporalité sociale particulière puisque, depuis janvier 1920, la consommation d'alcool est interdite sur le territoire étasunien ce qui a ouvert la voie à la contrebande, à la fabrication illégale de l'alcool, et donc à la montée en puissance des marginaux et au développement de la pègre.Les événements racontés se déroulent dans le sud des Etats-Unis, dans le comté imaginaire de Faulkner, Yoknapatawpha, entre les villes de Kinston, Jefferson, Oxford et Memphis où, comme le montrerait une carte, réalité et imaginaire s'entremêlent. Le centre en est Jefferson (ville imaginaire) et ses environs. L'espace, comme le temps, relève davantage du symbolique que du réalisme, même si entre le Mississippi vécu de Faulkner et les espaces imaginaires de ses romans les ressemblances sont nombreuses. Sanctuaire fait passer ses personnages par trois espaces, celui de la maison en ruine dans la campagne (datant d'avant la guerre de Sécession et dite "vieille Maison du Français"), où habitent des marginaux s'efforçant de survivre via le trafic d'alcool, monde de l'interdit, de la transgression des limites; celui de la ville de Jefferson (et Kinston d'une certaine manière), monde de la loi (tribunaux, sheriff, prison, juges mais aussi bourgeoisie corsetée dans ses certitudes) ; celui enfin d'une autre marginalité, à Memphis (essentiellement la maison close) où se croisent ces deux mondes (pègre et bourgeoisie) qui s'interpénètrent ; reste Oxford, monde de l'université et donc de la jeunesse. Dans les trois espaces, on chercherait vainement un sanctuaire, c'est-à-dire, à la fois un lieu sacré et un lieu protégé. Ici tous les espaces sont ouverts à la corruption, à l'hypocrisie, à la cruauté, au Mal dirait un esprit religieux, si bien que le titre en prend une coloration ironique: chaque fois qu'un personnage croit avoir rencontré un espace protecteur, celui-ci se révèle très vite aussi dangereux que celui qui a été fui. Reste Oxford et son campus, évoqué très rapidement, dans le voyage très bref qu'y fait Horace Benbow et qui pourrait, couleurs, lumières, jeunesse, représenter une manière de sanctuaire encore intact, loin de la réalité des adultes. |
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La préface, rédigée pour une édition de 1932, interroge davantage qu'elle n'éclaircit les conditions de rédaction et donc de lecture. Faulkner y affirme "Il [le roman] m'apparaît comme une idée qui ne valait pas cher, car il fut conçu délibérément pour faire de l'argent." Et pour ce faire, écrit-il, "j'inventai l'histoire la plus effroyable qu'on puisse imaginer". La question qui se pose alors est celle du lectorat. Que penser non de l'écrivain qui invente cela, mais des lecteurs qui sont supposés s'en délecter ? Il est vrai que dans une conférence au Japon, en 1955, Faulkner en corrigera l'affirmation qui ne correspondrait qu'à la première version, pour la seconde, publiée, "j'ai tout fait" dit-il, "pour que ce soit un livre aussi honnête, aussi émouvant, aussi riche que possible" (cité dans Péiade, I, 1990, p. 1347). |
Les personnagesFaulkner assurait que ses romans se construisaient à partir de personnages. Dans Sanctuaire, deux des personnages viennent d'autres oeuvres. Horace Benbow provient de Sartoris, même si son nom le rattache à Stevenson, L'Île au trésor, puisque c'est le nom de l'auberge où l'aventure commence, comme elle commence ici avec la rencontre de Benbow et de Popeye. Popeye provient, lui, d'une nouvelle, The Big Shot (Le Caïd) que Joseph Blotnerp présume avoir été écrite vers 1927 et que Faulkner tente de vendre, sans succès, à divers journaux, en janvier 1930.Un autre critique, en 1932, jugera qu'il s'agit du "plus régional des romans de Faulkner" dont il estimait la majorité des personnages empruntés au monde réel et pas seulement le gangster Popeye qui aurait été un certain Neal Keren Pumphrey. Faulkner avait répondu à ce type d'affirmation dès le premier chapitre de son roman où Popeye sent l'encre d'imprimerie : "il sent comme cette chose noire qui sortit de la bouche de Madame Bovary et se répandit sur son voile de mariée quand on lui souleva la tête." (C'est la fin du roman, après l'empoisonnement du personnage) Hector Benbow : 43 ans, époux d'une femme divorcée, Belle, beau-père d'une jeune fille adolescente (Little Belle) qui le trouble. A fui le domicile conjugal. Avocat. Brave homme, au demeurant, un rien pusillanime. Aspire à se comporter en accord avec ses valeurs, mais ne parvient pas à se dégager de la gangue de son éducation, de sa soumission au monde bourgeois dans lequel il a été élevé et dont sa soeur, Narcissa, veuve depuis dix ans (elle était l'épouse de Bayard Sartoris, cf. Sartoris) et qui aime se faire courtiser par des étudiants, est la représentante patentée. Benbow est un personnage important, même s'il paraît secondaire car il est celui qui circule dans tous les espaces, qui approche tous les personnages. Le plus pathétique aussi dans toutes ses contradictions dont il a conscience sans parvenir à les résoudre. Popeye : 20 ans, qui n'a pas d'autre nom. Il est de fait un terrible regard (Pop eye : oeil écarquillé) dès son entrée dans le roman, et ce regard est celui d'une créature que les images déshumanisent : "il avait la minceur perfide du fer blanc", ses yeux sont "comme deux bouchons de caoutchouc souple et noir". Matière ou animalité, il est mauvais d'entrée de jeu, non parce qu'il est un gangster trafiquant de l'alcool de contrebande, ni parce qu'il est armé (quoique Tchekov nous ait appris qu'une arme finira toujours par servir dans une histoire), mais parce qu'il semble ne se complaire que dans la peur qu'il suscite autour de lui. C'est d'une certain manière le héros de l'histoire, elle commence avec lui, au bord de la source, où il crache et se termine sur son exécution "«—Comment donc, fit le shérif. je vais t'arranger ça.» Et il bascula la trappe." Sous des dehors de petite fripouille misérable, il est suffisamment puissant pour que Goodwin le craigne au point de se taire et que Miss Reba lui ouvre sa maison close sans barguigner. |
Photographie de Morgan Ashcom (né en 1982), What the Living Carry, 2017, où il invente une ville imaginaire et son histoire à partir de ses photos. |
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Gowan Stevens
: "un jeune homme gros et gras, à l'air avantageux", en d'autres temps,
on aurait dit de lui "un fat". A fait ses études en Virginie. Porté sur
l'alcool. Fait la cour à Narcissa, cavalier de Temple dans les bals. Se
caractérise par sa lâcheté. Temple Drake : jeune fille de 17 ans, étudiante à l'université d'Oxford, fille d'un juge, nantie de quatre frères. Personnage complexe, à la fois détestable (une prétentieuse bécasse) et pitoyable (ne comprend rien à ce qui lui arrive, passe la plupart de l'histoire dans un état d'horreur tétanisante quand ce n'est pas dans de périodiques explosions de rage.) Elle est à la fois la victime et la complice de ce qui lui arrive. Lee Goodwin : ancien combattant, personnage solitaire, taiseux, vit et fait vivre sa famille, Ruby Lamar et leur enfant d'un an, souffreteux, en distillant et commercialisant de l'alcool. Peut se revéler violent quand il a bu. Ruby Lamar : s'efforce de protéger ceux qu'elle aime jusqu'au sacrifice. Elle a été prostituée pour sauver Goodwin de la prison, accepte de vivre avec lui et l'enfant dans des conditions misérables. Ne demande rien à personne. Horace Benbow (et le lecteur) l'admire. Mise au ban de la société pour être pauvre, fille-mère (elle n'est pas mariée avec Goodwin). Elle est la véritable victime de l'enchaînement des circonstances parce qu'à aucun moment elle n'y prête la main. Reba Silvers, Miss Reba : propriétaire d'une maison close à Memphis, grosse dame dont "le moindre de ses mouvements semblait nécessiter une dépense de souffle hors de toute proportion avec le plaisir qu'il pouvat lui causer", bavarde, accompagnée de deux petits chiens qu'elle cajole ou torture selon l'humeur, imprévisible, du moment. Clarence Snopes : sénateur du comté. Se présente comme un personnage qui exsude la saleté. Ses vêtements sont aussi malpropres que son âme. Lui et sa famille sont des personnages récurrents dans l'univers de Faulkner et incarnent les turpitudes d'une société gangrénée de l'intérieur, raciste, "masculiniste" dirait-on aujourd'hui, "la moitié du gâchis qu'arrive en ce bas monde, c'est la faute des femmes", calculateur et manipulateur, a du goût pour la délation. Voit toujours le pire chez tous les êtres. Se fait indicateur rétribué à l'occasion. De nombreux autres personnages peuplent cet univers lui donnant consistance et diversité, par exemple Miss Jenny qui vit avec Narcissa, 90 ans, grand tante de son défunt mari, ou le grand-père dans la vieille maison, sourd et aveugle, dont s'occupe Lee Goodwin, ou Tommy, son employé simple d'esprit ou Red, le gangster amant occasionnel de Temple, ou encore les deux étudiants naïfs et imbéciles, Virgil Snopes et son ami Fonzo, qui vont loger chez Miss Reba sans comprendre où ils sont et qui sont, peut-être, un souvenir de Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, ces personnages de L'Education sentimentale dont le meilleur souvenir sera leur équipée vers une maison close où ils n'entrèrent jamais. |
Tamara de Lempicka (1898-1980), Jeune fille en vert, 1927-30, Musée national d'art moderne, Paris. |
"L'arbre de paradis, à l'angle de la cour de la prison, avait perdu ses toutes dernières fleurs en fome de trompette [...] et, la nuit, l'ombre déchiquetée des feuilles maintenant tout à fait développées lontait et descendait, battant pauvrement contre la fenêtre aux barreaux de fer." Ou l'ironie de Faulkner choisissant cet arbre pour l'accoler à la prison où chante, en plus, un condamné à mort. |
"Sanctuaire, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier"Même s'ils n'ont pas lu la préface de Malraux à Sanctuaire (1933), tous les lecteurs de Faulkner en connaissent la formule conclusive, la plupart du temps pour s'en démarquer. Mais si Malraux était souvent grandiloquent et avait le goût de la formule, il savait lire aussi."La tragédie grecque" ici renvoie moins à Sophocle, ou Eschyle, voire à Racine, qu'à Cocteau et à sa "machine infernale" qui faisait débuter sa pièce par cette phrase "Regarde, spectateur, remontée à bloc,[...] une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l'anéantissement mathématique d'un mortel". De fait, le récit de Faulkner est un engrenage (Malraux parle, à juste titre, "d'irrémédiable") dans lequel il n'y a pas vraiment d'innocents (même s'il y a de vrais victimes comme Ruby et son bébé), tous les personnages étant peu ou prou complices des malheurs dans lesquels ils sont piégés. Le récit suscite bien la terreur et la pitié, comme le prônait Aristote ; du viol au lynchage, sans parler du talent à détourner les yeux de la rélaité, rien n'est épargné au lecteur. Comme dans les tragédies, les personnages agissent sans savoir dans quoi ils s'engagent et ne peuvent revenir en arrière, si le récit le fait, lui. Il est à la fois constitué d'une succession d'accidents (la rencontre Benbow Popeye à la source, la bêtise alcoolique de Gowan, l'accident de voiture à la ferme, l'arrestation de Popeye), de réactions individuelles mal adaptées à la réalité, comme le délire de terreur de Temple qui lui interdit de raisonner, la fuite de Benbow que submerge soudain un "ras-le-bol" incoercible, le refus de Goodwin de compromettre Popeye) . Plus avance le récit, plus il tourne et retourne sur lui-même, comme si une gangrène gagnait à la fois les individus et le corps social. C'est pourquoi, il fallait bel et bien une trame policière, puisque c'est le genre du roman policier qui explore les bas-fonds, qui révèle les plaies sociales comme les écrivains étasuniens (Hammet, Chandler) de cette première moitié du XXe siècle le démontraient puissamment. Mais ces ingrédients, le gangster d'autant plus dangereux qu'il a l'air sans envergure, le trafic d'alcool, la prostitution et ses maisons closes accueillantes aux "élites" masculines qui dictent, par ailleurs, les codes et les conventions sociales en vigueur, le meurtre, le viol, ne sont ni au service du suspens, ni de la quête d'un coupable, encore moins du divertissement sulfureux. Les personnages du roman policier (comme la trame du fait-divers dont se serait servi Faulkner, la jeune fille violée et prostituée) fournissent le cadre adéquat pour évoquer une société dont les apparences policées couvrent des réalités sordides. La bonne volonté d'Horace Benbow, sa lucidité, ne peuvent rien pour entraver l'injustice patente qui prend dans ses filets aussi bien Goodwin (au nom qui tourne à la dérision, "bon gagnant"? au jeu du malheur !) que Ruby et le petit enfant dont l'avenir s'annonce sombre, s'il ne meurt pas avant d'en avoir un. Victime, Temple, devient à son tour bourreau, involontaire dans les cas de Tommy et Red, mais volontaire dans celui de Goodwin. Sanctuaire est bel et bien une "machine infernale", broyant les êtres en les détruisant de l'extérieur, tout autant que de l'intérieur, Naricssa dans sa quiétude imbécile, Temple dans sa froideur de cadavre vivant, ou Horace Benbow dans sa soumission à son rôle social. Comme chez Flaubert (dont l'ombre tutélaire plane sur le roman, Ruby ne raconte-t-elle pas la vérité après la maladie de son enfant comme Madame Arnoux rompait avec Frédéric en raison de la maladie de son enfant), seuls les bourgeois, les nantis, les "gredins" (aurait dit Zola), tirent leur épingle du jeu, Narcissa, le patron de l'hôtel ou l'affreux Clarence Snopes. Mais la trame policière était aussi nécessaire à la construction du roman. Un sujet aussi scabreux que celui qu'abordait l'écrivain nécessitait une forme adéquate pour rendre dicible l'horreur. Comme l'écrit Hélène L’Heuillet dans Basse politique, haute police (Fayard, 2001) "le secret que l'enquête a charge de découvrir se présente sous forme d'une fragmentation" et c'est ce que fait le roman, il fragmente les informations : Popeye, par exemple, se découvre dans ses actions, et ce n'est que la veille de son exécution que le narrateur omniscient rapporte son origine et son enfance. Il n'y a aucune intériorité chez ce personnage, il est un bloc impénétrable. Ce qui n'est pas le cas de Temple, dont le narrateur pénètre l'intériorité bouleversée, les contradictions, la peur panique, la souffrance mais aussi une certaine perversion qui se développe dans son aventure ; se développe car, déjà, sa situation à l'université prouvait qu'elle ne respectait guère les règles imposées à sa classe sociale, comme à sa classe d'âge. |
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Ce
qui
lui arrive est rapporté de diverses manières, par le narrateur
omniscient (chap. 4 à 14) qui rapporte à la fois en focalisation
externe et en focalisation interne les événements et les émotions du
personnage, puis par Ruby, quand elle se décide enfin à parler
(chapitre 19), puis par Temple elle-même quand Horace Benbow découvre
où elle se trouve (chapitre 23), enfin au cours du procès de Goodwin où
les éléments du puzzle finissent de s'assembler (chapitre 28).
La grande puissance du texte c'est que tout est dit sans jamais être
mis sous les yeux du lecteur. Il n'y a pas de voyeurisme possible chez
Faulkner malgré l'importance accordée aux regards. Entre ellipses et
notations fragmentaires, le roman exige de son lecteur une attention
sans faille pour raccorder entre elles les informations qui peuvent
être données à travers les réactions d'un personnage, y compris dans une
manière de réaction hallucinée comme celle d'Horace Benbow quand il
comprend ce qui s'est passé exactement dans la vieille Maison du
Français. Comme toutes les oeuvres de Faulkner, Sanctuaire gagne en puissance à chaque relecture. S'y découvrent à la fois les abîmes de l'individu, les troubles d'une société, ici, en particulier, la condition des femmes dans un univers pensé, organisé, voulu par les hommes et à leur profit, ne laissant le choix aux femmes qu'entre la soumission à des règles destructrices ou la destruction pure et simple. La morale imposée par la religion n'aboutit qu'au désastre : la prohibition n'a jamais empêché l'alcoolisme ; la mise au ban de la sexualité ne prooduit que des malheurs, transformant les hommes en prédateurs et toutes les femmes en proies potentielles. |
Le texte original, en anglais, est disponible sur le site d'archive.org. A écouter : pour en savoir plus sur Faulkner, les quatre émissions de La Compagnie des auteurs, Mathieu Garrigou-Lagrange, France culture, du 10 au 13 avril 2017. pour entrer dans son univers, "Ça
peut pas faire de mal", Guillaume Gallienne, "Balade au coeur du Yoknapatawpha avec la «comédie
humaine» de William Faulkner, France Inter, 2 août 2013.
Ou encore Une vie, une oeuvre, "Wiliiam Faulkner, écrire la fureur", France culture, 20 août 2016 (Rediffusion d'une émission du 16.01.2011). |