Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde, l'Abbé Prévost, 1728-1731

coquillage


La publication du roman a suivi les tribulations de son auteur. Les deux premiers volumes paraissent l'été 1728, à un moment où Prévost a sans doute déjà décidé de forcer la main à ses supérieurs pour qu'on l'autorise à changer d'ordre religieux, mais les projets les mieux conçus ne réussissent pas toujours, et finalement, il lui faut fuir. Les deux volumes suivants sont publiés en son absence, toujours à Paris, en novembre 1728. Les derniers volumes paraîtront, eux, en Hollande, en 1731. L'ensemble est composé de 15 livres plus le dernier, L'Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut qui est présenté comme un addiitif à des Mémoires... déjà conclus à la fin du livre 15.
L'oeuvre de ce jeune écrivain, conçue et rédigée dans le cadre d'un monastère dont les règles semblent lui peser puisqu'il va se défroquer peu après, va rencontrer un grand succès dont témoignent les rééditions nombreuses au cours du siècle, et même au siècle suivant. Rousseau, qui était un grand lecteur de Prévost, et admiratif, y a peut-être pris le nom de son héroïne, Julie (nom de la soeur du narrateur), pour La Nouvelle Héloïse, 1761.





Mémoires
(masc. plur. avec majuscule initiale) :  Relation, parfois oeuvre littéraire, que fait une personne à partir d'événements historiques ou privés auxquels elle a participé ou dont elle a été le témoin (TLF).
Larousse dans Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle précisait, dans l'article "autobiographie" que "L'autobiographie entre assurément pour beaucoup dans la composition des mémoires ; mais souvent, dans ces sortes d'ouvrages, la part faite aux événements contemporains, à l'histoire même, [est] plus considérable que la place accordée à la personnalité de l'auteur [...]".
Le genre exige donc un narrateur dont le statut permette la participation aux événéments politiques et sociaux de son temps, la connaissance des personnages importants de son époque. Chateaubriand, lui-même auteur de Mémoires, le disait le genre le plus apte au génie français.
Rien n'interdit que ces Mémoires soient fictifs, ainsi des Mémoires de Monsieur de d'Artagnan, rédigés longtemps après la mort du personnage historique par Gatien de Courtilz de Sandras et publiés en 1700 ; ou d'inventer, comme le fait Prévost, un narrateur qui racontera sa vie (autobiographie, quoique le mot n'existe pas encore) tout en émaillant son récit de suffisamment de portraits et d'événements connus  pour en garantir l'appartenance au genre.





Le narrateur des Mémoires.

Comme l'exige le genre, il s'agit d'un récit à la première personne. Celui qui dit "je" est un homme âgé, la cinquantaine passée, pour la première partie, la soixantaine pour la deuxième, retiré dans une abbaye du nord de la France après une vie très mouvementée. Il se loue d'une retraite (au sens exact du terme puisqu'il s'est retiré du monde et de ses agitations, de ses tentations aussi)  qui lui offre la possiblité de retrouver la paix, ce à quoi doit aussi servir l'écriture de ses Mémoires, et qui lui permet, dans le même temps, de ne pas importuner les jeunes gens de sa vieillesse qui "est dégoûtante, [...] chagrine et incommode" comme il l'explique à sa fille avant de s'écarter de la société.
L'avis de l'Editeur précédant l'oeuvre, le définit comme un  "illustre aventurier" qui a exigé l'anonymat et qui fut "dans sa jeunesse un des hommes de France les mieux faits, et de meilleur air." Le récit commence d'ailleurs par l'établissement d'une généalogie qui garantit sa noblesse en même temps qu'elle explique l'origine de ses vicissitudes. Il descend d'une grande famille du nord de la France, dont la majorité des membres à choisi l'Espagne, au moment de la rétrocession à l'exception de son grand-père qui choisit, lui, la France, sans doute lorsque les Français repoussent les armées espagnoles aux frontières de l'Artois.
Le sous-titre de l'oeuvre est d'ailleurs : Mémoires du Marquis de ***. Ce marquis ne gagne le nom de Renoncourt (qu'il s'invente lui-même comme une sorte de commentaire à l'anonymat qu'il désire, car le lecteur ne peut s'empêcher d'entendre "renom court", sorte de synonyme périphrastique à "inconnu") que dans la deuxième partie de ses tribulations, à partir du livre six, lorsqu'il quitte sa paisible retraite sur les instances d'un grand personnage, le Duc de ***, pour servir de mentor à son jeune fils envoyé parfaire son éducation en voyageant à travers l'Europe.
C'est un homme cultivé qui aime la lecture et les livres. Lorsqu'il est capturé par les Turcs, il a dans ses poches, Les Caractères de La Bruyère, les tragédies de Racine et Télémaque de Fénelon qu'il traduit en Turc. Plus tard, il conseillera au jeune homme dont il a la charge la lecture de Télémaque, toujours, en y adjoignant La Princesse de Clèves.
C'est aussi un homme ouvert, curieux des autres et tirant profit de ses expériences, refusant les stéréotypes au profit de l'expérience, ainsi fait-il l'éloge de l'Angleterre et de la liberté qui y règne à travers des anecdotes souvent amusantes, comme il dénonce les simplifications qui transforment les Turcs en "sauvages" alors que, comme partout, ce ne sont que des hommes, certains généreux, raffinés et cultivés, d'autres brutaux. C'est enfin, quelqu'un qui s'intéresse  particulièrement à la complexité des êtres humains, au poids des passions dans le comportement tant des hommes que des femmes.

page de titre des "Mémoires..."

Page de titre de l'édition originale du tome 7 du roman, contenant L'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut


L'Histoire

un certain nombre d'événements  historiques sont rapportés, soit parce que le narrateur en a été témoin, soit parce que d'autres les lui ont racontés, d'où l'importance des récits enchâssés dans ce récit. Le narrateur a donc une famille inscrite dans les guerres de Louis XIV. Le grand-père y a participé après que sa famille s'est scindée en une partie espagnole (ses frères) et une partie française (lui-même). Pendant un séjour parisien, alors qu'il a 20 ans, il noue une amitié qui lui permet de connaître Racine, et Port-Royal où son ami a des accointances. Il est le témoin direct de l'accession de Guillaume III d'Orange au trône d'Angleterre pour s'être engagé dans ses troupes ; puis il participe à la guerre de l'Autriche contre les Turcs ; il est fait prisonnier par les Turcs et devient esclave. Il apprend la mort de Louis XIV alors qu'il est en Espagne et assiste au deuil de la Cour. Il est, plus tard, convoqué par le Régent, à Paris, où il fait connaissance de l'Abbé Dubois (portrait). Law est alors en pleine activité bancaire, ce qui permet de tracer sa biographie et son portrait. Pendant son séjour au Portugal, avec le jeune homme qu'il accompagne, il est témoin d'un acte de piraterie, après qu'un autre personnage a raconté sa propre vie de pirate.
Mais ce sont moins les événements qui importent au narrateur, quoiqu'ils soient nécessaires pour justifier le titre de Mémoires, que la peinture de la vie quotidienne, des moeurs du temps. Les habitudes de vie des hommes sous divers cieux sont, elles, rapportées avec des détails précis autant que savoureux, de la vie quotidienne à Londres, à celle de Florence ou de Rome, en passant par Constantinople, Madrid ou Lisbonne, et bien sûr la Hollande et la France, Paris, aussi bien que la province. Les conditions de vie des esclaves, en Turquie et à Alger ; les rapports entre les groupes sociaux et les différences, selon les cultures, de ces rapports qui font qu'un noble suédois n'hésite pas à épouser une jeune fille bourgeoise et pauvre, alors que le fils d'un duc français ne peut en aucune façon y songer ; les violences faites aux femmes, à commencer par la soeur du narrateur, tuée accidentellement pendant une tentative d'enlèvement ; le désespoir qui peut les pousser au suicide comme au crime, ou leur faire percevoir le couvent comme l'unique recours dans une société où le mariage seul peut leur donner un statut ; la peinture sociale de l'Europe du début du XVIIIe siècle n'est pas très riante sous la plume de notre marquis anonyme.





miniature turque, vers 1720

Abducelli Celebi Levnî (1680-1732), peintre et poète turc.


Naissance d'une nouvelle sensibilité

Le thème le plus constant des aventures relatées par le marquis, à la fin de sa vie, est celui des passions et des dangers qu'elles font courir à ceux qui ne peuvent les dominer, en quoi Prévost est l'héritier direct des moralistes du XVIIe siècle, ce dont témoignent d'ailleurs les livres favoris de son personnage, Racine, la Bruyère qui en dénoncent les dangers, Fénelon et Madame de la Fayette enseignant à les dominer. Ses malheurs en sont directement issus puisque son grand-père s'opposant au mariage de son père,  celui-ci s'enfuit à l'étranger avec celle qu'il aime ; le grand-père, de rage, se remarie et le déshérite au profit des deux enfants qu'il a avec sa nouvelle épouse. Même si tout semble s'arranger 17 ans plus tard, ce n'est que provisoire, puisqu'une fois le grand-père mort, la veuve fait un procès au père dont le mariage est décrété nul, ce qui fait du narrateur un bâtard qui n'a plus droit à rien, ni à l'héritage, ni au titre, si bien qu'il est entraîné dans une vie de tribulations.
L'amour (qui est toujours aussi désir sexuel) est la première des passions, la plus folle, la plus dangereuse : enlèvement, fuite, déobéissance aux parents, vol, crime, il peut conduire à tout. Comme le narrateur le dit au jeune homme qui lui a été confié : "L'amour est violent, il est injuste, il est cruel, il est capable de tous les excès et s'y livre sans remords. Délivrez-vous de l'amour [...]". Même s'il est légitime, amour familial, amour marital, il est facteur de souffrance puisque la mort de l'être aimé (accident, maladie) jette dans un tel désespoir qu'il conduit à l'oubli complet d'autrui, ainsi du narrateur lors de la mort de sa soeur, Julie, ou de celle de son épouse, Sélima.
Jusque là, Prévost, serait plutôt du côté de Madame de La Fayette et semblerait prêcher le renoncement à une passion si délétère, mais ce n'est pas tout à fait cela, car l'amour est aussi source de bonheur infini, ce dont il fait lui-même l'expérience en tombant amoureux de Sélima, la fille de son maître en Turquie. Grâce à la mort du père, à l'amitié du frère, il peut épouser Sélima et rentrer en Europe où la dot de cette dernière leur permet de vivre heureux quelques années bien courtes avant que la maladie ne tue la jeune femme.
La majorité des histoires enchâssées sont aussi des histoires d'amour qui finissent mal, à l'exception de deux ou trois que le mariage sauve du désastre. Le plus singulier sans doute tient au fait que l'amour n'est éveillé dans un être que par une seule et unique personne, au cours d'une existence, il est la clé de toute la sensibilité.  La deuxième leçon de ces histoires, souvent terribles, est que malgré les errements qu'il entraîne, on ne devient totalement humain, on ne découvre la compassion que pour avoir vraiment aimé et avoir été aimé. Le narrateur analyse en lui tous les méandres de ce trouble sentiment, qui peut le mieux comme le pire. Car l'amour peut conduire à Dieu. Le père du narrateur s'est fait moine après la mort de son épouse, le narrateur lui-même, après avoir marié sa fille, se retire dans une abbaye, sa nièce, Nadine, devient religieuse et le jeune homme qui l'aime en vain termine ainsi son éducation en trouvant dans sa souffrance, comme dans le spectacle de l'abnégation de Nadine, le début d'une nouvelle sagesse.
Les larmes, signe extérieur de la sensibilité, coulent beaucoup au cours de ces récits.


D'autres passions sont aussi examinées, celle du jeu, celle de la jalousie, celle de la richesse qui conduit à bien des infamies, dans la famille, comme dans la société, celle de l'honneur dénoncée comme un orgueil mal placé, qui fait le malheur des enfants lorsque les pères s'entêtent à vouloir leur faire suivre des voies qu'ils n'ont pas choisies, qui pousse au meurtre même si la société parle de "duel" ou de réparation de l'honneur, celle de la haine qui ne se satisfait que du crime.
Le récit permet aussi de voir poindre une revendication d'égalité, car si le narrateur respecte les hiérarchies sociales (il s'oppose à la passion du fils du Duc pour sa nièce qui n'est pas de son rang), les histoires d'amour heureuses sont souvent celles de mésalliances : le mariage du baron suédois avec Melle Perry, le mariage de son propre père, celui de M. de Nole avec Rosette, ou le sien même puisqu'il n'est qu'un esclave en Turquie et que, par ailleurs, il ne possède rien en France alors que sa future épouse appartient à la meilleure société turque.
De même l'éloge de l'Angleterre (livres 10 et 11 et début du livre 12) met en évidence l'égalité qui règne entre les Anglais où dans les cafés se mêlent tous les états et où un noble ne se sent pas déshonoré de débattre avec "un cordonnier, un tailleur, un marchand de vin, et quelques autres gens de même trempe, assis tous ensemble à une même table, et s'occupant de fumer et de débattre familièrement des nouvelles de la Cour et la ville", et à l'occasion, si désaccord il y a, à faire le coup de poing. En France, à la même époque on fait bâtonner le roturier par ses laquais, Voltaire en sait quelque chose.

Il est donc compréhensible que le livre ait rencontré son public. Outre le plaisir de découvrir de nouveaux espaces (Autriche, Turquie, Angleterre, Espagne, Italie, et un tout petit coin de Brésil avec attaque de léopards), d'autres habitudes, d'autres croyances, celui d'explorer les sentiments complexes que chacun peut éprouver — hommes et femmes, nobles et roturiers, jeunes et vieux, même si les jeunes gens sont plus vulnérables —, sans les condamner d'emblée, et en reconnaissant leur puissance (ainsi du narrateur sensible, et bouleversé de l'être à près de soixante ans, par les avances de lady R., ou du jeune Rosamont s'intéressant de trop près à un adolescent, et déclarant que c'était "un penchant qu'il ne pouvait vaincre parce qu'il trouvait une douceur infinie à le suivre."); le lecteur y mesure la sagesse progressivement conquise par le héros sur ses passions, peut y réfléchir au fait que l'origine sociale n'est ni l'assurance de l'honnêteté (dans la noblesse) ni celle de la vilenie ou de la lâcheté (dans le tiers-état), que la vertu peut se trouver chez tous, et principalement chez ceux dont l'énergie et les désirs sont forts puisque le narrateur est assuré que "la grandeur de l'âme suppose de grandes passions, l'importance est de les tourner à la vertu." Le roman montrait enfin que tous les êtres humains aspirent au bonheur, qu'ils croient, le plus souvent, le rencontrer dans l'amour, ce qui est souvent faux, mais parfois vrai.
Et le lecteur du XXIe siècle peut y prendre le même intérêt et s'amuser tout autant que le contemporain de Prévost des surprises que ne ménage pas le narrateur, certains épisodes rappelant irrésistiblement ce qui deviendra presque lieux communs un siècle plus tard dans les feuilletons signés Dumas, Eugène Sue ou Ponson du Terrail. Il y a de l'injustice à ne faire de Prévost que l'auteur de Manon Lescaut.
Anatole France en jugeait bien : "[...] il faisait un roman dans sa cellule ou plutôt vingt romans. Car les Mémoires d'un homme de qualité contiennent assez d'aventures pour remplir vingt romans ayant chacun un commencement et une fin. L'infatigable Prévost ne sentait pas alors qu'il est nécessaire qu'un livre finisse. Il semait dans le sien les louanges les plus hautes de la morale et de la religion ; mais il y accumulait les peintures profanes et y poussait par intervalles de terribles cris de passion."




Découvrir le texte
: en lisant le résumé qu'en donne Sainte-Beuve dans le portrait littéraire qu'il consacre à Prévost (Portraits littéraires, 1852)
On peut lire le texte
sur Gallica, dans une édition de 1821, en quatre volumes : tome 1 (livres 1 à 5) ; tome 2 (livres 5 à 7) ; tome 3 (livres 7 à 11) ; tome 4 (livres 12 à 15)
Curiosité : le premier volume d'une édition hollandaise de 1750.



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