Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq, 1951

coquillage




Julien Gracq 1951

Julien Gracq, décembre 1951


Par où commencer ?

Rien n'est plus difficile que parler du Rivage des Syrtes ; d'une part, parce qu'il s'agit d'un roman autour duquel ont proliféré les interprétations, si bien que tout semble avoir été dit ; d'autre part, parce qu'il trouble le lecteur. Chacune de ses phrases (souvent longues) le fait vaciller entre un sentiment d'incompréhension, celui d'être projeté dans un ailleurs sans commune mesure avec son expérience du monde, et un sentiment de "déjà-vu", celui d'avoir toujours vécu dans les tensions qu'il raconte à travers la vision du monde de son narrateur qui est aussi le personnage principal de ce récit de "l'inquiétante étrangeté" pour emprunter à Freud une formule qui le définit tout entier — pas Freud, bien sûr, mais le roman.
Par où commencer ?
Par les années 1950, peut-être.
Julien Gracq, dans une interview aux Nouvelles littéraires (19 novembre 1951) après avoir récusé l'idée que le roman s'inscrirait dans une quelconque "analyse" d'une réalité, fût-elle intellectuelle, ajoutait "je reconnais néanmoins qu'il reflète — extrêmement déformées, transposées — certaines préoccupations actuelles ; c'est qu'il a été écrit dans le climat de l'époque auquel n'échappe pas qui veut, celle d'une fin de civilisation." (Cité dans Oeuvres I, Pléiade, 1989)
"Fin de civilisation". L'expression paraît excessive, mais elle correspond à un état d'esprit alors assez généralisé même sans la lecture de Spengler (Le Déclin de l'Occident, 1918-1922) qui a, selon ses propres témoignages, joué un grand rôle dans la réflexion de Gracq.
Le monde, après avoir été secoué par deux guerres mondiales, dont la seconde a dépassé en horreur la première, ce que tout un chacun pensait impossible, vit dans la tension de ce qui est nommé, depuis 1947 (année où la formule de George Orwell s'est généralisée), la guerre froide. Entre les USA (et leurs alliés, en gros l'occident) et l'URSS (et ses satelllites et alliés, dont la Chine depuis 1949) le dialogue relevait surtout de l'insulte et de la menace. Et dans les menaces, il y avait la bombe atomique, dont on connaît depuis août 1945, le terrifiant pouvoir.
La France vit alors, non seulement cette tension globale, mais aussi celles qui lui sont propres puisque commencent, par l'Indochine, les guerres de décolonisation. Bref, en termes de politique internationale, pour une sortie de guerre, cela ressemble davantage aux prolégomènes d'une troisième guerre mondiale qu'à un processus de paix. Et "l'attente" de la déflagration pèse sur tous.


Et la littérature dans tout ça ?
C'est l'univers des coteries. Tenant le haut du pavé, il y a autour des Temps modernes, la revue de Jean-Paul Sartre, les écrivains engagés proches de l'existentialisme ; autour des Lettres françaises (dont Aragon prendra la direction en 1953) les écrivains communistes ou proches du communisme ; sur l'autre bord, de bruyants jeunes gens (Blondin, Déon, etc.), admirateurs de Chardonne, de Céline, de Morand,  se font remarquer, ceux que Bernard Frank baptisera, en 1952, "les hussards" auxquels il donne Nimier (Les Enfants tristes, publié aussi en 1951) pour chef de file.
Gracq est à l'écart de ces mondes, écart dont il a donné la mesure dans La Littérature à l'estomac, pamphlet de 1950. Il a quarante ans. Une oeuvre qui se construit avec discrétion, mais qui commence à compter. Le Rivage des Syrtes est son troisième roman et l'avant-dernier puisqu'après Un balcon en forêt (1958), l'écrivain se tourne vers d'autres formes d'écritures, plus fragmentaires, pour certaines, plus proches d'un dialogue direct avec le lecteur.
En raison de son élection au prix Goncourt, du refus obstiné de son auteur de le recevoir, ce qui déclenche une polémique, le roman va bénéficier d'une publicité, non désirée mais efficace (Corti, en décembre 1951, procède à un nouveau tirage de 127.000 exemplaires ; le premier n'était que de 7000. On est loin des 130 ex. vendus du Château d'Argol, son premier roman, en 1938 ... ) 
Ecrivain secret, voilà Gracq tout à coup dans les feux de l'actualité, lesquels ont tendance à brûler plus qu'ils n'éclairent.
Et la réception critique (démultipliée par la polémique) donne la mesure des incompréhensions qui tirent le roman dans des directions divergentes, qui ne lui sont pas forcément étrangères, mais en limitent les sens et par là en réduisent considérablement la force. "On lit son récit avec une nuance d'ennui intéressé" écrit Claude Roy dans Libération (5 décembre 1951). C'est un poète qui parle, c'est mesurer la dimension du malentendu.




Nicolas de Stael

Nicolas de Staël (1914-1955), Mer et nuages, 1953, huile sur toile.

Un titre énigmatique

Le titre est, à lui seul, un embrayeur d'imaginaire, car le mot "Syrtes" doté de la majuscule des noms propres semble désigner une population plus qu'un lieu. Et il assone avec "Scythes", nom de peuples de l'Antiquité dont parle Hérodote (lequel, par ailleurs, utilise le nom commun), et qui sont assez vite assimilés aux gens des steppes, aux Russes comme dans La Princesse de Babylone, par Voltaire. Nomades, cavaliers, gens du désert, ils ne sont pas très éloignés des Farghaniens (les habitants du Farghestan) décrits dans le roman. Et d'ailleurs, "Farghaniens" rappelle d'assez près par ses sonorités, Ferghana, région d'Asie centrale vraiment occupée par les Scythes.
Si le lecteur est tenté d'y voir un nom propre, c'est que sa familiarité est aussi réduite avec la géographie ("nom de deux bas-fonds sur la côte nord de l'Afrique entre Cyrène et Carthage", TLF, — aujourd'hui sur les côtes libyennes, que les Romains appelaient Syrtis Maior et Syrtis minor) qu'avec le latin (syrtis emprunté au grec surtis "amas de sables et de rochers"). C'est en lisant le roman qu'il découvre qu'il s'agit d'un toponyme, celui d'une province et plus précisément du littoral de celle-ci constitué de lagunes, de bancs de sable mouvants, de marécages, paysage propice à susciter l'inquiétude.  Mais il ne peut oublier ce premier sentiment d'être entré dans un ailleurs, bien éloigné de son monde quotidien, et mystérieux de cette sonorité exotique.

Un roman entre mémoires et confession

Le roman se déploie sur 12 chapitres, non numérotés, mais tous titrés, alternant titres énigmatiques ("Une conversation") et titres informatifs ("Les Ruines de Sagra"). Un narrateur, dont le lecteur apprend le nom au deuxième chapitre, Aldo, y raconte son aventure — au sens strict de ce qui lui est advenu —à la fois extérieure (ce qu'il a fait) et intérieure (laquelle a la part la plus importante).
Ce narrateur-personnage au moment de l'aventure est un jeune homme, alors que le narrateur-scripteur est un "survivant" (comme le précisent progressivement incises et prolepses), ce qui fait du récit à la fois des mémoires (la vie privée d'un individu dans la vie publique d'un Etat) et une confession, un retour sur une action inconsidérée aux conséquences catastrophiques, à la fois désirées et refusées. Le narrateur détaille avec beaucoup d'attention tant l'enchaînement des circonstances qui ont concouru à déterminer ses actions que les sentiments complexes dans lesquels il s'est débattu mais aussi laissé glisser ("ma détestable histoire" écrit-il).
Son histoire  personnelle  a affecté l'existence de deux pays, le sien, la Cité-Etat d'Orsenna, et celle de son ennemi, le Farghestan. Mais le roman laisse au lecteur le soin d'imaginer comment.





Turner, aquarelle


John Mallord William Turner (1775–1851), Le Palais Grimani et le Palais Cavalli sur le Grand Canal, 1840, crayon et aquarelle sur papier, Tate Galerie, Londres.

Maremma, telle que décrite dans le roman, fait penser aux aquarelles de Turner sur Venise où la beauté le dispute à l'évanouissement, à la disparition.

Un roman du désir

Aldo, ennuyé de sa jeunesse dorée et vide, prend du service dans les cadres de l'Etat. Il est nommé "observateur", autrement dit "espion", chargé de surveiller les soldats préposés à la protection de la frontière maritime avec le Farghestan, vieil ennemi d'Orsenna, dans une forteresse (l'Amirauté) sise sur le rivage des Syrtes. Il y fait la connaissance du capitaine Marino qui la commande et des trois officiers sous ses ordres, dont le plus jeune, Fabrizio, lui devient le plus proche. Dans la ville voisine, Maremma, qui tombe en ruines, il retrouve la princesse Vanessa Aldobrandi qui a mis à la mode cette villégiature. Il était tombé amoureux d'elle à Orsenna. Ces retrouvailles vont jouer leur partie dans le rôle qu'il va jouer, à la fois volontairement et involontairement, pour faire advenir un futur plus qu'inquiétant. Mais ce futur n'est évoqué que dans une prolepse ("Une croisière", neuvième chapitre) et le roman se termine comme il commence, à Orsenna, sur une attente : "Je marchais le coeur battant, la gorge sèche, et si parfait autour de moi était le silence de pierre, si compact le gel insipide et sonore de cette nuit bleue, si intriguants mes pas qui semblaient poser imperceptiblement au-dessus du sol de la rue, je croyais marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière égarantes d'un théâtre vide — mais un écho dur éclairait longuement mon chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l'attente de cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté."
Il a beaucoup été écrit qu'il s'agissait d'un livre sur "l'attente", ce qui n'est pas faux, l'attente qu'il se passe quelque chose, l'attente d'une nouveauté dans un monde figé dans la répétition, l'attente exacerbée de la jeunesse qui veut du changement, à tout prix et qui, par là, s'oppose aux adultes (qu'incarne Marino) qui connaissent le prix, estimé trop élevé, de la nouveauté. Mais l'attente s'enracine dans le désir tout autant qu'elle l'alimente. Aldo aspire à un "quelque chose" qu'il ne sait définir, ou qu'il ne se soucie pas de définir. Le désir le projette en avant. Aldo est toujours en mouvement. Déplacement vers le rivage des Syrtes, et le rivage qui borne suscite le désir du là-bas, d'un déplacement plus loin, au-delà de la ligne d'horizon, désir alimenté par ses séjours dans la "chambre des cartes", ses rêveries en bord de mer à regarder l'horizon au-delà duquel il y a le Farghestan, la découverte du bateau inconnu gagnant le large, plus tard le coup d'oeil sur le volcan lointain. Que ce désir s'alimente aussi de la volupté partagée avec l'insaisissable Vanessa est évident.
Il n'y a donc dans ce roman rien autre, en apparence, que ces tourments du désir et l'action se réduit à peu de choses, le franchissement d'un interdit, ce qui, malgré tout, n'est pas rien.


Un roman comme un rêve

Dans Lettrines (1967), Gracq écrit "Quand il n'est pas songe, et, comme tel, parfaitement établi dans sa vérité, le roman est mensonge, quoi qu'on fasse [...]". Le Rivage des Syrtes se lit comme un rêve. Une grande partie du récit est consacrée à la construction du monde imaginaire où se meut Aldo et dans lequel la précision le dispute à l'onirisme. Orsenna et le Farghestan sont des chimères élaborées à partir de divers emprunts à l'histoire et à la géographie, architectures comme paysages, gouvernement de la Cité comme personnages publics, par exemple Piero Aldobrandi, le traître "historique" dont certains traits viennent peut-être de Sigismond Malatesta, surnommé par ses contemporains, au XVe siècle, "le loup de Rimini".
Blondin, en 1951, définissait le roman (Rivarol, 6 décembre) comme "un imprécis d'histoire et de géographie". De fait, comme dans un rêve, les emprunts se combinent par condensation (plusieurs éléments n'en forment plus qu'un), par déplacement (un détail signifie pour un ensemble plus vaste), qui invitent à une lecture symbolique.
Orsenna, à la fois cité et territoire, possède des villes et des terres bornées au sud-est par des déserts et la mer. Les villes, de plus en plus croulantes, d'Orsenna à Sagra en passant par Maremma à mi-chemin des deux, splendeur et ruine tout ensemble, ou Mercanza, "vieille forteresse normande", les paysages dans lesquels elles se situent, forêts qui entourent Orsenna, lagunes où pourrit Maremma, reconquête de Sagra par une flore exubérante qui donne l'impression d'un écart spatial, à côté des lagunes, quelque chose comme Angkor "[...] la ville morte était devenue une jungle pavée, un jardin suspendu de troncs sauvages, une gigantomachie déchaînée de l'arbre et de la pierre." ("Les Ruines de Sagra"), les saisons qu'elles traversent, étés étouffants, froidure des confins entre Maremma et Sagra l'abandonnée, le trop plein d'Orsenna et le vide qui s'étend autour de l'Amirauté donnent à cet univers imaginaire une densité et une cohérence extrêmement fortes. Et ce d'autant plus que les descriptions sont lestées de l'histoire des lieux (édifices ou paysages), du passé qui a fait leur présent.
Hormis Orsenna, il n'existe qu'un autre territoire dans cet univers, le Ferghastan, dont il est séparé par des déserts à l'est, sur le plan terrestre, et par une mer que surveille le fort (l'Amirauté) du rivage des Syrtes. Les deux pays se sont autrefois, trois cents ans auparavant, livré une guerre que le temps a peu à peu apaisée, sans que soit jamais signé un traité de paix. Depuis 300 ans, pour Orsenna, il ne se passe plus rien. Sa puissance a périclité, même si elle a encore de beaux restes. Ses relations avec le Farghestan inexistantes, si bien que ce pays et sa population appartiennent aux fantasmes, contes populaires ou créations poétiques.
Ce monde statique est pourtant toujours décrit à partir du mouvement ; ce sont les déplacements du narrateur, marches dans les villes avec ou sans but, déplacements en voiture d'un lieu à l'autre, ou à cheval éventuellement, voire en bateau, qui font accéder le lecteur à ce qui l'environne et les descriptions deviennent ainsi son propre regard, sa propre expérience. Le paysage vit, s'anime, est vu, senti, visité.
Orsenna est à lui seul tout l'univers rassemblant la plus grande variété de paysages et de climats.
Le lecteur ne s'étonne pas de reconnaître ici et là, des images évoquant Venise (Orsenna est dite " la Seigneurie" comme Venise était "la Sérénissime" et les palais de Maremma tombent en ruine au bord de ses canaux ) ou Naples et le Vésuve (La ville farghienne de Rhages, au pied de son volcan, vue du bateau, la nuit).
L'histoire d'Orsenna, de ses rapports avec le Farghestan, ses modes de gouvernements, évoquent eux aussi l'Italie des Cités-Etats de la Renaissance, ce que les noms des personnages aux consonnances elles-mêmes italiennes, ne font que conforter. Mais, de temps à autre, comme sur un palimpseste se profilent d'autres histoires, celle de la Chine, par exemple, au moment des invasions mongoles (XIIIe siècle). Et ce que Danielo, haut personnage du Conseil de surveillance d'Orsenna, confie à Aldo, dans le dernier chapitre, résonne comme un écho assourdi des pages de "Cortège et trophées" dans Peintures (1916) de Segalen, sur les cavaliers mongols prêts à fondre sur l'Empire du milieu. Danielo évoque d'ailleurs, alors, la "grande muraille' (en italiques dans le texte) que vont franchir les cavaliers, "les beaux cavaliers qui sentent l'herbe sauvage et la nuit fraîche, avec leurs yeux d'ailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent." Le narrateur de Segalen parlait, lui, des "yeux de convoitise" de ceux qui "viennent du Nord, Terre des Herbes et du froid."
Certains critiques ont reproché à Gracq ses phrases longues, ses adjectifs surabondants, sans percevoir que l'aventure racontée ne pouvait se chuchoter, se murmurer que dans cette langue précieuse autant que précise où la description se double d'une suggestion qui en déborde largement les contours. Par exemple, l'arrivée d'Aldo à l'Amirauté évoque l'entrée dans le danger, le franchissement du point de non retour (le narrateur sait à quoi s'en tenir si son personnage l'ignore encore) avec la réminiscence de ce carton du Nosferatu de Murnau (1922) "Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" ; pour Aldo c'est : "La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d'une chaussée à fleur d'eau [...] ("Une prise de commandement").
Au rêve aussi, le récit emprunte son intemporalité en associant des détails venus d'époques différentes. Les personnages se déplacent en voiture et rapidement ("en m'éloignant à toute vitesse d'Orsenna") mais ne s'éclairent qu'à la bougie ("la fumée des flambeaux d'apparat"), on fouette dans les prisons de Maremma et les prophètes pullulent qui annoncent la "fin des temps", ce qui en 1951, pouvait appraître comme chargé de souvenirs médiévaux. 
Intemporalité qui affecte tout autant la durée. Comme dans un rêve, elle s'étire et se rétracte, elle est marquée par la subjectivité d'Aldo qui, par exemple, après avoir transgressé l'interdit de la frontière, ne voit plus dans les adultes qui l'entourent (Marino, son père, Danielo) que des vieillards au bord du gâtisme que la mort va rattraper comme elle a rejoint le vieux Carlo qui, à la veille de sa mort, rêvait lui aussi de bouleversement "... Et peut-être que ce n'est pas une bonne chose, que les choses restent toujours comme elle sont." , ou Marino qui, à l'inverse, ne voulait rien voir changer, caractérisé par le narrateur comme "un barrage d'obstination douce et tenace à l'inattendu, au soudain, à l'ailleurs."  ("Une conversation")

Livre sur rien / livre sur tout

La première impression de lecture est le sentiment émerveillé  d'être entraîné ailleurs, comme dans un poème, par la seule puissance des mots.  Le lecteur se surprend à mémoriser des phrases dont le rythme et la force d'évocation s'imposent à lui. Et il lui semble que ce seul livre peut se substituer à la bibliothèque, qu'il a découvert là Le Livre, justement parce qu'il ne s'y passe rien à proprement parler. il y aura une guerre, mais elle est hors texte. Gracq, dans Lettrines (1967) note qu'un roman s'écrit entouré de tous ceux qui auraient pu être et n'ont pas été (Diderot jouait ainsi dans Jacques le Fataliste et son maître, en éliminant au vu et au su du lecteur les potentialités romanesques), ainsi écrit-il "Et le Rivage des Syrtes, jusqu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée."
Mais alors se produit ce qui arrive lorsqu'on aborde un rêve, tout se met en mouvement. Et le récit fait signe vers la réflexion philosophique : qu'est-ce que l'Histoire ? Comment s'enchaînent les événéments dits "historiques", ceux qui changent la destinée d'un peuple (ou de plusieurs) ? Action consciente d'un individu, ici Aldo (qui est dit "poète" par plusieurs personnages) ou Danielo (l'historien en mal de vérification expérimentale) ? Poussée inconsciente d'une collectivité ? Comment les civilisations se succèdent-elles ? L'image des barbares (ceux d'ailleurs, ceux qui parlent "une autre langue") est-elle pertinente pour saisir ces mutations ? Sont-elles nécessaires, donc inévitables ?
Quel rapport entre le désir de guerre et la jeunesse ? Quel rapport entre Eros et Thanatos ? entre l'exacerbation des pulsions de vie (Eros) et ce qui va les annihiler, la guerre qui est le haut lieu de la mort?
Mais le récit fait aussi signe vers la réflexion psychologique dans les tensions qu'il met en place : statisme / mouvement,  jeunesse / vieillesse (celles des êtres comme celles des civilisations), féminin / masculin (les deux figures féminines, celle de la prophétesse comme celle de Vanessa, sont à la fois étranges et familières).
Roman inoubliable, Le Rivage des Syrtes relance, sans fin, les interrogations du lecteur, "éveillé" soudain, mis sur le "Qui vive ?" (mot de la fin de Danielo, repris du Nadja de Breton) attentif aux détails du récit, tout autant qu'aux résonances qu'il produit en lui. Et par exemple, cette opposition-complicité  entre le poète, être de création donc tourné vers l'avenir (grec, poiêsis du verbe poiein = faire), et l'historien, homme par définition tourné vers le passé. Ou encore le jeu des métaphores essentielles que sont le théâtre (le grand théâtre du monde sur la scène duquel chacun joue un rôle qu'il n'a pas vraiment choisi) et la route (l'homme n'est qu'un passant, homo viator).
Tant d'autres...




A lire
: un article de Philippe Arnaud, "Le chef-d'oeuvre de Julien Gracq à l'épreuve de la géographie" à prendre comme aliments pour la construction rêvée du roman.
A écouter : une émission de France-culture (surtout pour la lecture des extraits du roman), "Le gai savoir" (Raphaël Enthoven et Paola Raiman), 28/ 12/ 2014.




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