L'Etranger Albert Camus, 1942

coquillage



Si tu veux être philosophe, écris des romans. (Camus, noté dans ses Carnets)


Alger, années 50

Alger : carte postale des années cinquante du XXe siècle.




Préface à l'édition américaine
, 1955

"J'ai résumé L'Etranger, il y a très longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est très paradoxale: «Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort.» Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir, ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le coeur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu'il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu'il éprouve à cet égard plus d'ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.
Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, la vérité d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L'Etranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m'est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j'avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra après mes explications, que je l'aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l'affection un peu ironique qu'un artiste a le droit d'éprouver à l'égard des personnages de sa création."

(Cité par Roger Grenier, Soleil et ombre, une biographie intellectuelle, Gallimard, 1987, Folio, 1991, p. 106-107)




couverture LP 1962

la couverture du livre de poche (première publication, 1962) où Meursault a un faux air de Rimbaud, signée Lucien Fonatanarosa (1912-1975)


Histoire du texte

Le projet du roman remonte à 1937, il est mentionné dans les Carnets sous le titre de La Mort heureuse : le personnage principal y est nommé  Mersaul ; il a un ami restaurateur nommé Céleste et un copain :  Emmanuel.
L'idée générale est alors résumée ainsi :
 "Un homme qui a cherché la vie où on la met ordinairement (mariage, situation, etc.) et qui s'aperçoit d'un coup, en lisant un catalogue de mode, combien il a été étranger à sa vie (la vie telle qu'elle est considérée dans les catalogues de mode)
Première partie : Sa vie jusque là.
Deuxième partie : Le jeu.
Troisième partie : L'abandon des compromis et la vérité de la nature"
C'est donc un roman longuement mûri puisqu'il ne paraît qu'en 1942.
Par ailleurs, Les Carnets sont remplis de notations prises sur le vif qui seront réutilisées dans L'Etranger tel qu'il est publié :
1. la course avec le camion 
2. la visite de l'asile de Marengo (notée en mai 38, reprise en septembre 38) 
3. l'histoire de R. (avec indication de Belcourt) et un commentaire  "moral" :  "R. tragique dans le désir obstiné qu'il manifeste de punir sa compagne: l'orgueil invente des rapports de dépendance qui font naître l'asservissement et le malheur."
4. monologue d'un condamné qui se termine d'une façon proche de ce que sera le texte définitif : "Pourvu qu'ils soient beaucoup, pourvu qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. Pourvu qu'ils soient beaucoup et que je ne sois pas seul..." 
Emmanuel Roblès (écrivain algérien contemporain de Camus) signale que l'écrivain a signé quelques articles de Soir Républicain du nom de Meursault. C'est aussi lui qui donne pour origine du nom la condensation des mots  "mer" et "sol" pour soleil.

Camus travaille, comme beaucoup d'autres écrivains, au confluent du biographique et de l'intertextualité, il dit d'ailleurs (cité par Roger Grenier, 1987) : "Trois personnages sont entrés dans la composition de L'Etranger : deux hommes (dont moi) et une femme." Son univers personnel se construit à la fois de sensations et de lectures. Pour L'Etranger, les influences les plus sensibles sont celles de Stendhal (Le Rouge et le noir : Meursault dans sa prison a beaucoup à voir avec Julien Sorel dans la sienne, et comme ce dernier le clame à ses juges, il est jugé non pour un fait, le meurtre ou sa tentative pour Julien Sorel, mais pour ce qu'il est, un jeune homme ambitieux pour Sorel, un homme qui n'a pas pleuré à l'enterrement de sa mère, pour Meursault) ; Hugo, Le Dernier jour d'un condamné ;  Dostoievski dont il avait adapté, pour sa compagnie de théâtre, Les Frères Karamazov, en 1938, et Kafka (Le Procès).
Sur le manuscrit, Camus avait noté d'autres titres possibles à son roman :
L'Etranger ou La PudeurUn homme heureux ; Un homme libre ; Un homme comme les autres. Ces titres éclairent certains aspects du roman comme du personnage.

Dans La Peste, publié en 1947, un des personnages, Joseph Grand, dans Oran atteinte par la peste, rapporte le comportement étrange d'un autre personnage, Cottard : "Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabacs. Au milieu d'une conversation animée, celle-ci avait parlé d'une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s'agissait d'un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage.
 — Si l'on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer.
Mais elle avait dû s'interrompre devant l'agitation subite de Cottard qui s'était jeté hors de la boutique, sans un mot d'excuse. Grand et la marchande étaient restés, les bras ballants." [éd. Gallimard, 1947, p. 68]

Ces rappels d'une oeuvre l'autre ne sont pas si rares chez Camus, puisque dans L'Etranger même, Meursault, dans sa cellule, découvre un morceau de journal qui rapporte l'intrigue du Malentendu sous forme de fait-divers. Rappelons que, pour l'auteur, L'Etranger s'inscrit dans un cycle (Carnets) qui pose la même question dans des formes différentes, le roman, l'essai (Le Mythe de Sysiphe) et le théâtre, avec deux pièces Caligula et Le Malentendu.

D'une certaine manière, Meursault, une fois imaginé, habite définitivement le monde créé par Camus. Et la leçon que tire Rieux des événements, dans La Peste, n'est pas si éloignée de celle de Meursault attendant son exécution en prison : " Il avait seulement gagné d'avoir connu la peste et de s'en souvenir, d'avoir connu l'amitié et de s'en souvenir, de connaître le tendresse et de devoir un jour s'en souvenir. Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c'était la connaissance et la mémoire." [éd. Gallimard, 1947, p. 317]


Paulhan aurait dit en conseillant à la maison Gallimard de publier le roman : "C'est un roman de grande classe qui commence comme Sartre et finit comme Ponson du Terrail. A prendre sans hésiter." (Rapporté par Roger Grenier, Soleil et ombre, éd. Gallimard, coll.Folio, 1987)





Camus, 1945

Albert Camus, 1945. Le journal est celui de l'Armée du Salut.

Le récit :

Il est distribué en deux parties relativement équilibrées : 6 chapitres pour la première et cinq pour la seconde, parties et chapitres simplement numérotés, sans titres. Toutes deux s'organisent autour du personnage central qui est aussi le narrateur de l'histoire. Dans la première partie, dominée par le passé-composé (lequel a fait couler beaucoup d'encre), le narrateur s'exprime comme s'il écrivait un journal, ou poursuivait un monologue intérieur dans une sorte de bilan quotidien de ses journées. Elle se déploie sur 18 jours racontés avec nombre d'ellipses par un narrateur qui ne livre que peu de choses de lui-même, le récit aligne des petits faits sans lien les uns avec les autres, en apparence insignifiants: l'enterrement de la mère à l'asile, les baignades et les nuits avec Marie, les rencontres avec Salamano et Raymond, le déjeuner à la plage, le meurtre.
Meursault observe des détails, on dirait d'ailleurs qu'il vit dans le détail et l'instant. Les perspectives d'avenir (Paris, le mariage) ne semblent pas l'atteindre. Dominent les sensations, de déplaisir ou de plaisir, détachées les unes des autres, comme si la vie du personnage n'était pas une continuité, mais plutôt faite d'instants, de moments, où "je" est tout entier, dans un perpétuel présent, sans projet, sans projection dans l'avenir, mais savourant ce qui lui est offert ici et maintenant, la beauté de Marie, la gentillesse de ses amis, la saveur de la mer, la diversion du cinéma, l'étrangeté de Salamano ou celle de Sintès, etc. ; ou en souffrant, de la chaleur dans l'autobus, de la promiscuité.
La deuxième partie reprend tous ces événements en les insérant cette fois-ci dans une durée, dans une logique, venue de l'extérieur, puisque c'est l'arrestation, l'instruction et le procès qui contraignent le personnage à transformer le vécu en biographie.
Elle raconte à la fois le présent et le passé vu à travers le prisme du présent. Elle couvre onze mois (depuis l'arrestation jusqu'à la condamnation) et, comme il est de règle dans les récits, inscrit les faits à l'imparfait.


 La première partie était celle de l'innocence, la seconde, celle de la pensée, de la conscience, celle de la découverte de l'absurde et de son acceptation.
Les trois morts qui organisent le roman sont les trois étapes de cette découverte : le meurtre et l'attente de l'exécution ramenant chacun à la mort de la mère. Ce qui semblait s'inscrire comme un événement naturel, la mort d'une personne âgée et usée, prend progressivement son sens, celui de l'insupportable condition humaine. La mort de la vieille dame, le meurtre du jeune homme arabe sur la plage, l'exécution à venir, ces trois morts ne prennent en fait leur sens que de la mort centrale, celle du jeune homme, injuste, stupide, cruelle, inutile.  Les hommes meurent et rien n'a de sens.  C'est bien le soleil qui conduit au meurtre, Giono appelle cela "les dieux", l'indifférence de la nature tout entière, dans le soleil impitoyable de l'enterrement et du meurtre, les hommes sont mortels par nature, et Montaigne le rappelait dans une des formules dont il était coutumier :"Mais tu ne meurs pas parce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant" (Essais, III, 13, note postérieure à 1588); mais la beauté du monde, sa saveur, sont aussi ce qui permet "d'inventer une issue" (pour reprendre les termes de Sartre) : accepter et jouir, "Il faut imaginer Sysiphe heureux"... écrit-il dans son essai.
Roman philosophique, sans aucun doute, mais aussi exaltation du monde et du bonheur de vivre ; mais encore, attention aux êtres humains, les plus humbles, souvent émouvants dans leur simplicité comme le restaurateur Céleste, écrasé par le décorum du tribunal et qui ne parvient pas à s'exprimer, pas davantage que Marie, ni aucun de ces personnages qui disent pourtant l'essentiel sans que la société, en effet,  prête la moindre attention à leur vérité, à leur souffrance.
Le personnage de Meursault a beaucoup fait gloser : insensibilité, indifférence, aucun sens des valeurs, pis aucun sens moral (comment s'acoquiner avec un individu comme Sintès, brutal, vraisemblalement proxénète), sans percevoir que ce faisant le lecteur endosse la position du juge d'instruction et tous les préjugés sociaux dont il se fait le véhicule. Il suffit de prêter attention au texte pour découvrir exactement le contraire, un personnage d'une sensibilité extrême, mais comme l'indiquait l'un des premiers titres envisagés "L'Etranger ou la pudeur", "peu causant" ; peu sûr des sentiments éprouvés, s'il l'est des sensations, partant toujours en retrait dans ses expressions de peur de ne pas dire le "vrai", de tricher en quelque sorte.



SARTRE LECTEUR DE CAMUS

En février 1943, Sartre publie,  dans Les Cahiers du Sud, un article, "Explication de L'Etranger", qui sera repris, ensuite, dans le premier volume des Situations, 1947. Il y explique la notion d'ABSURDE :

"Qu'est-ce donc que l'absurde comme état de fait, comme donnée originelle ? Rien de moins que le rapport de l'homme au monde. L'absurdité première manifeste avant tout un divorce entre les aspirations de l'homme vers l'unité et le dualisme insurmontable de l'esprit et de la nature, entre l'élan de l'homme vers l'éternel et le caractère fini de son existence, entre le "souci" qui est son essence même et la vanité de ses efforts. La mort, le pluralisme irréductible des vérités et des êtres, l'inintelligibilité  du réel, le hasard, voilà les pôles de l'absurde. A vrai dire, ce ne sont pas là des thèmes bien neufs et M. Camus ne les présente pas comme tels. Ils furent dénombrés, dès le XVIIe siècle, par une espèce de raison sèche, courte et contemplative qui est proprement française : ils servirent de lieux communs au pessimisme classique. N'est-ce pas Pascal qui insiste sur «le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près» ? " (p. 93, Situations I)

Il y justifie ensuite la construction du roman :

"[...] l'absurde c'est le divorce, le décalage. L'Etranger sera donc le roman du décalage, du divorce, du dépaysement. De là sa construction habile: d'une part le flux quotidien et amorphe de la réalité vécue, d'autre part la recomposition édifiante de cette réalité par la raison humaine et le discours. Il s'agit que le lecteur, ayant été mis d'abord en présence de la réalité pure, la retrouve sans la reconnaître dans sa transposition rationnelle. De là naîtra le sentiment de l'absurde, c'est-à-dire de l'impuissance où nous sommes de penser avec nos concepts, avec nos mots les événements du monde." (p. 102, Situations I)

Puis, après avoir analysé l'écriture même de Camus et noté qu'une "phrase de L'Etranger, c'est une île" (p. 109), il conclut  ainsi :
"Et comment classer cet ouvrage sec et net, si composé sous son apparent désordre, si "humain", si peu secret dès qu'on en possède la clé ? Nous ne saurions l'appeler un récit : le récit explique et coordonne en même temps qu'il retrace, il substitue l'ordre causal à l'enchaînement chronologique. M. Camus le nomme «roman». Pourtant, le roman exige une durée continue, un devenir, la présence manifeste de l'irréversibilité du temps. Ce n'est pas sans hésitation que je donnerais ce nom à cette succession de présents inertes qui laisse entrevoir par en-dessous l'économie mécanique d'une pièce montée. Ou alors ce serait, à la manière de Zadig ou de Candide, un court roman de moraliste, avec une discrète pointe de satire et des portraits ironiques*, qui, malgré l'apport des existentialistes allemands et des romantiques américains, reste très proche, au fond, d'un conte de Voltaire." (p. 112)

* Sartre ajoute en note : "Ceux du souteneur, du juge d'instruction, de l'avocat général, etc."










magazine littéraire, mai 2006

à consulter : Le Magazine Littéraire, mai 2006.
Le constat de l'absurde posé dans L'Etranger (roman), Le Mythe de Sisyphe (essai) et Caligula (théâtre),  a pour conséquence la révolte, thème de ce numéro du Magazine.
Dessin de couverture, Enki Bilal.




A écouter
: une conférence d'Alice Kaplan lors du séminaire d'Antoine Compagnon, "La littérature comme sport de combat", au Collège de France, où elle part de la différence des titres de la traduction du roman, entre anglais du Royaume uni (The Outsider) et anglais des Etats-Unis (The Stranger).
A lire
: les résumés d'un colloque de 1992 ouvrant des pistes de réflexion particulièrement riches.
Sur le site des éditions Gallimard, l'histoire de la publication du livre.
Un roman de Kamel Daoud, Meursault : contre enquête (2014) qui est moins une enquête sur le personnage qu'un dialogue avec le roman de Camus, dans une perspective moins philosophique que politique,  en reprenant le dispositif de La Chute : un homme, le frère de l'Arabe assassiné, ressasse son histoire, au profit d'un auditeur silencieux, dans un café d'Oran.



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