Le Rouge et le noir, Stendhal, 1830

coquillage



A propos de Stendhal, voir aussi sur ce site
: 1. Une biographie de l'écrivain ; 2. La réponse à l'article de Balzac sur La Chartreuse de Parme.






Stendhal

Portrait de Stendhal, 1835. Jean-Louis Ducis (1775-1847)
fonds Bucci, bibliothèque Sormani, Milan


En 1830, quand il publie ce roman, Stendhal a 47 ans. Il a beaucoup écrit (articles de journaux, monographies), traduit, réécrit. Le Rouge et le noir est son deuxième roman. Il suit Armance publié en 1827.

Comment naît un roman ?

Stendhal assure que l'idée lui en serait venue à Marseille, les 25-26 octobre 1828 (note écrite de sa main dans un des exemplaires des Promenades dans Rome ; note que confirme une autre indication sur le manuscrit de Lucien Leuwen "A Marseille, en 1828, je crois, je fis trop court le manuscrit du Rouge").
Martineau (le spécialiste de l'oeuvre stendhalienne) pense qu'il ne rouvre le dossier que vers la fin de janvier 1830. Certaines allusions (à Hernani, au ballet de Manon) ne peuvent être que postérieures à mai 1830.
Le contrat avec l'éditeur date du 8 avril ; en juillet, le roman est à l'imprimerie, et en novembre, Stendhal part pour Trieste où il a été nommé consul, sans même finir de corriger les dernières épreuves. Le roman sort à la fin de l'année, ce qui explique la date d'édition imprimée sur les exemplaires, 1831.
Le noyau du récit est un fait-divers trouvé dans la Gazette des tribunaux, que Stendhal lisait régulièrement : Antoine Berthet, jeune homme d'origine pauvre, engagé comme précepteur par M. Michoud devient l'amant de Madame Michoud, congédié il entre au séminaire de Grenoble, dont il sort pour reprendre ses fonctions de précepteur, cette fois-ci chez un M. de Cordon. Il a une intrigue avec la fille de la maison. Il est renvoyé. Le 12 juin 1827, il tire sur Madame Michoud dans l'église de Brangues (85 km environ au nord de Grenoble). En décembre 1827, il est jugé, condamné à mort et guillotiné en février 1828. Il avait 25 ans.
Dans ce récit judiciaire, il est aisé de lire un schéma narratif, celui d'une tentative d'ascension sociale qui se termine catastrophiquement et dans laquelle les femmes jouent un rôle important ; Stendhal va en tirer à la fois une manière de radiographie de la société de la Restauration, et une fine étude psychologique. Le fait divers trouve sa place dans le roman même, lorsque Julien avant de se rendre chez  M. de Rênal entre dans l'Eglise de Verrières, et trouve un fragment de journal :  "Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon le... ". Julien s'y émeut de l'assonance finale entre le nom du condamné et le sien.


Il ne s'agit nullement de romancer un fait divers, il s'agit de comprendre les hommes de son temps et le monde dans lequel ils vivent. Stendhal utilise un matériau emprunté au réel (pas seulement le schéma narratif du fait divers, mais aussi les personnages dans lesquels les chercheurs ont retrouvé nombre de traits empruntés à ses proches et à ses contemporains) que son intelligence et son imagination transforment, magnifient souvent, dévoilent toujours.

Titre et sous-titre

Le Rouge et le noir dont Sainte Beuve disait "intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi et par un emblème qu'il faut deviner" propose de fait un titre énigmatique, propice à de multiples interprétations, dont la plus traditionnelle est celle qui y voit une opposition, une antithèse, entre une couleur connotant le sang, l'armée et l'autre le vêtement du prêtre, l'Eglise, une idée corroborée par I, 18 où Julien affronte, en acte, la double tentation : l'armée — la garde d'honneur, cheval et uniforme — et l'Eglise — le jeune évêque d'Agde préparant son discours.
Mais le "et" coordonnant peut aussi associer et non opposer ces deux couleurs, la première, toujours en accord avec le sang renvoyant à la vie, la seconde, culturellement associée à la mort, ouvrirait le roman sur un parcours biographique passant de la vie à la mort, tout en évitant la banalité du "vie et mort de Julien Sorel". Mais il est bien d'autres perspectives.
En tout état de cause, ce titre s'inscrit dans un univers romanesque, dont on trouverait d'autres occurrences à l'époque. Mais le roman est accompagné d'un sous-titre doublement décliné  en "Chronique du XIXe siècle" que précède une épigraphe empruntée à Danton "La vérité, l'âpre vérité", et en "chronique de 1830". Stendhal fera précéder son roman d'un avertissement affirmant qu'il était sous presse au moment de la Révolution de juillet (ce qui est exact) et il ajoute "Nous avons lieu de croire que les feuilles suivantes furent écrites en 1827" ce qui est réaffirmer la dimension d'analyse politique portée par le roman.
De fait, c'est bien par là qu'il commence puisque le personnnage principal n'apparaît qu'au chapitre IV, après qu'ont été mises en place le ville de Verrières et les forces politiques s'y affrontant : les ultras (royalistes) et les libéraux (héritiers des idées et revendications révolutionnaires de 1789), opposition qui se retrouve à Paris, dans la seconde partie du roman. Outre ces groupes politiques, la place prédominante de l'Eglise durant la Restauration est assurée par plusieurs personnages dont les menées pèsent à la fois sur la société et sur le personnage principal.
Le narrateur évoque de nombreux événements de cette année-là (la représentation d'Hernani, par exemple) et en particulier dans les chapitres 1 ("Les plaisirs de la campagne") et 21 ("La note secrète") de la seconde partie.
Par ailleurs les épigraphes (l'épigraphe a, quelques temps, été une mode dans les oeuvres romantiques, mode lancée par Nodier dans Jean Sbogar, 1818) sont le plus souvent empruntés à des discours politiques (Barnave, Sieyès, Fleury, Machiavel) à des articles de journaux (faut-il y voir le discours de la doxa ?), mais aussi à  Byron (Don Juan est cité 4 fois) ; Shakespeare est mis à contribution quatre fois, Les Deux gentilshommes de Vérone (même citation répétée en I, 17 et II, 19), La Tempête, La Nuit des rois.
Dans son Journal, Stendhal notait, à propos des épigraphes : "l'épigraphe doit augmenter la sensation, l'émotion du lecteur, si émotion il peut y avoir et non plus présenter un jugement plus ou moins philosophique sur la situation — idée de mai 1830."

La construction  du récit.

Le roman est distribué en deux livres subdivisés en chapitres : chaque chapitre est numéroté mais porte aussi un titre et une épigraphe, à l'exception des quatre derniers qui n'ont plus ni titre ni épigraphe, ce que peut expliquer la première phrase du chapitre XLII : "En ramenant Julien en prison, on l'avait introduit dans une chambre destinée aux condamnés à mort." : le récit entre dans un hors temps et un hors lieu qui, pour Julien, sera aussi celui du bonheur où l'instant se superpose à l'éternité ; les combats sont terminés ; il échappe à la pression sociale. Il est pour une fois tout à lui. Camus se souviendra de cette expérience pour en alimenter la prison de Meursault dans L'Etranger.
L'unité de chacun des deux livres est d'abord géographique : livre I, trente chapitres, la province (Verrières. Ce nom est programmatique puisqu'il invite à regarder comme à travers un vitrage, une transparence, la petite société qui s'agite à son abri), puis Besançon ; livre II, quarante-cinq chapitres, Paris. Chacun des livres reprend la numérotation des chapitres ce qui souligne à la fois la rupture entre les deux mondes, celui de la province et celui de la capitale — à Paris, une autre vie commence pour Julien — et leur superposition : ce que Verrières a appris au lecteur est transposable pour la lecture du plus grand théâtre qu'est Paris.
Chacun des deux livres obéit à une organisation ternaire :
Livre 1 : a) Verrières, b) chez les Rênal, c) le séminaire.
Livre 2 : a) Paris, installation de Julien, b) liaison avec Mathilde, c) crime et châtiment.
Et chacune de ces deux parties suit la même trajectoire ascensionnelle jusqu'au point d'orgue : dans la première partie, la visite du roi et la présence de Julien dans les gardes d'honneur, dans la seconde,  le mariage annoncé avec Mathilde de la Mole, pour s'achever sur une chute provoquée par une lettre, anonyme dans le premier, signée, dans le second, et dans les deux cas liées aux remords de Mme de Rênal.
Cette structuration ternaire se retrouve aussi dans l'évocation d'objets (l'échelle) ou de situations (l'admiration à l'égard des connaissances de Julien, et la progression de celles-ci via la lecture).



L'invention d'un style

La véritable nouveauté du roman tient à son écriture. Une manière de roman écrit au galop et qui demande au lecteur une coopération pleine et entière, ne serait-ce que dans les "etc." que le narrateur ne se gêne pas pour poser, chaque fois qu'il estime venu le moment pour le lecteur de se débrouiller seul. Par exemple, dès son premier chapitre, après la comparaison entre la France et l'Allemagne et l'énumération de trois villes, "...Leipzig, Francfort, Nuremberg, etc."
Ce narrateur est aussi un personnage de la fiction : voyageur parisien, connaissant bien Verrières (et ses coutumes) : "Combien de fois, [...] mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs" (I,2), libéral (ce qui en 1830 signifie partisan de la liberté, donc opposant de la royauté) ce qui fait de lui un narrateur critique à l'égard du monde qu'il raconte. En même temps, il s'agit d'un narrateur omniscient ce qui va lui permettre cette innovation proprement stendhalienne : le jeu avec les focalisations. Ce n'est pas que le monologue intérieur fût ignoré par ses prédécesseurs, mais Stendhal va bien plus loin puisqu'il fait glisser son récit de personnage en personnage,  y compris quoique brièvement et peu souvent, en confiant le regard, au point de vue de personnages très secondaires, au sens où ils ne jouent qu'un rôle épisodique dans l'intrigue.
Renouant avec les jeux de Diderot (qui lui-même les avait empruntés à Sterne et Fielding, tout autant qu'à Scarron), le narrateur dialogue avec le lecteur pour lui faire part de ses considérations ("ce mot vous surprend ? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir" - I, 5), pour lui exposer ses choix : "Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province." (I, 2), pour excuser ou blâmer un personnage, pour attirer son attention sur un fait ou l'autre, pour lui rappeler la dimension ironique de certains passages, par exemple dès la fin du premier chapitre, le narrateur synthétise la présentation de Verrières en un paragraphe dans lequel il assure la tonalité ironique que le roman déploiera souvent : "Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c'est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable, pour qui a vécu dans cette grande république qu'on appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussi bête dans les petites villes de France, qu'aux Etats Unis d'Amérique". Deux mots apparaissent en italiques "despotisme" et "bête" qui caractérisent la province et vont jouer un rôle essentiel dans la destinée des personnages. Le narrateur, par ailleurs, use souvent de l'italique qui souligne, met à distance, contraint le lecteur à la réflexion.
La présence constante du narrateur sous forme d'interventions directes, mais aussi grâce aux italiques et aux "etc." répétés, met continuellement à distance le récit et les personnages, interdit au lecteur toute identification avec les personnages tout en permettant les émotions et les réflexions qu'ils doivent susciter.



1831

Page de garde de la première édition du roman, premier tome, chez Lavavasseur. Vignette de Henri Monnier.



Les personnages

Julien Sorel : fils cadet d'un marchand de bois. 18 ans au début du roman. Personnnage complexe, ambitieux par nature et par principe qui se donne des modèles comme Tartuffe, sans jamais parvenir à aller au bout de ses programmes pour cause d'impulsivité et de générosité profonde. Julien est un personnage bâti sur des contradictions dont la première est l'opposition entre son apparence (jeunesse, beauté, fragilité) et sa vérité intérieure, une force de volonté peu commune.  Croyant se connaître et s'ignorant profondément. Le roman se construit autour de sa trajectoire : son entrée dans le monde et la vie en devenant précepteur des enfants du maire de Verrières ; son ascension sociale via le séminaire de Grenoble et la protection de son directeur, l'abbé Pirard, attaché au Marquis de La Mole ; puis sa "chute".
Le personnage séduit autant les autres personnages que le lecteur. Représentant d'une génération née sous l'Empire de Napoléon mais sans l'avoir connu, il en conserve, comme elle, une violente nostalgie.
Madame de Rênal : épouse du maire de Verrières, mère des élèves de Julien ; trente ans ; une éducation de pensionnaire de couvent, c'est-à-dire nulle, mais un coeur généreux. Ces qualités et ses défauts précipiteront la chute de Julien.
Mathilde de la Mole : fille du marquis de La Mole. Elle a 19 ans, "Une jeune personne extrêmement blonde et fort bien faite" (II,2), aux très beaux yeux bleus que Julien Sorel juge "scintillants" ; personnage fantasque et romanesque qui s'est donné comme modèle la reine Margot (Marguerite de Navarre) qui aima l'un de ses ancêtres au point d'aller enterrer elle-même la tête de son amant décapité pour avoir comploté en 1574 ; elle tombe amoureuse de Julien.

Autour de cette triangulation, gravitent les autres personnages. C'est dire qu'il est loisible de lire ce roman comme une éducation sentimentale, le récit d'une chasse au bonheur dans laquelle le chasseur se fourvoie, confondant le désir d'être heureux avec celui de la réussite sociale, avant de prendre conscience, comme toujours trop tard, que ce bonheur était à portée de coeur.
Mais le lecteur n'aura garde d'oublier que les individus ne vivent qu'en société et que leurs comportements, comme leurs sentiments, dépendent de l'état de celle-ci.

illustration du "Rouge et le noir"

Gravure de Dubouchet sur les vignettes de Henri Monnier (1830) pour une réimpression du roman en 1884, illustrant ici le début du chapitre VI du livre I.



Ce qui caractérise cette société (qu'elle soit provinciale ou parisienne) est l'hypocrisie. Une hypocrise que l'on pourrait dire de "nature" puisque la société n'est qu'un jeu d'apparences comme le met particulièrement en évidence le personnage du chevalier de Beauvoisis (dont le nom est programmatique) dans lequel Julien voit "réunis dans un seul être le ridicule qui amuse et la perfection des manières qu'un pauvre provincial doit chercher à imiter." (II, 6). La rumeur qui fait de Julien un bâtard en est aussi l'indice, mieux vaut être fils illégitime d'un noble que fils de charpentier pour réussir (exister, avoir une place). Société du spectacle dont les moments emblématiques sont les parades et autres cérémonies (cf. à Verrières, la visite du roi de ***), les bals, l'opéra à Paris. C'est contre cette hypocrisie que se dresse Mathilde, la romantique, et ses excès apparaissent le plus souvent comme une révolte contre le carcan des moeurs qui pousse les jeunes hommes vers la médiocrité (son frère Norbert ou le chevalier de Beauvoisis déjà cité), et ne lui laisse, à elle, femme, aucune possibilité d'épanouissement.
C'est bien ce que le réquisitoire de Julien (alors que tout le monde attend un plaidoyer) lors de son procès met en évidence.




Pour écouter
le roman : c'est sur Littérature audio.
Pour lire le roman : c'est sur Gallica dans une édition de 1927, précédée d'une préface de d'Henri Martineau
et une documentation, toujours sur Gallica.ou encore sur le blog de Gallica "Esthétique et valeurs du personnages de roman"
A écouter : une conférence d'André Maurois, du 14 février 1949, avec une lecture de René Clair.



Accueil               Stendhal