Le Dernier jour d'un condamné, Victor Hugo, 1829

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En rapport avec Victor Hugo
, ce site contient : 1. une brève biographie de l'auteur - 2 "Dans l'ombre" (poème de L'Année terrible) -3. Un extrait de William Shakespeare - 4. Un poème des Voix intérieures ("A Albert Dürer") - 5. un article sur la conception hugolienne de l'Europe ("L'Avenir est un dieu tiré par des tigres").- 6. une présentation des Misérables. - 7. Une présentation des Contemplations - 8. "L'amour fut de tout temps...", Toute la lyre, VII, 11 - 9. Lire Notre-Dame de Paris - 10. L'Homme qui rit -




La publication

Lorsque paraît le roman, au début du mois de février 1829, son auteur est déjà suffisamment important dans le monde littéraire pour qu'un éditeur, Gosselin, prétende publier ses oeuvres complètes — déjà — en dix volumes. En décembre 1827, il a signé Cromwell et son importante préface qui non seulement définissait clairement le théâtre à venir, celui des Romantiques, qui triompherait bientôt (Henri III et sa cour, Dumas, 1829), mais encore marquait les distances que l'écrivain commençait à mettre entre lui et le pouvoir et qu'avait déjà signalées le poème "A la colonne de la place Vendôme", publié dans le Journal des débats du 9 février 1827. Par ailleurs, le recueil des Orientales précède de quelques jours la publication du roman.
Le récit a été rédigé très vite, à la fin de l'année 1828. Bien que commencé le 14 octobre 1828, c'est essentiellement en décembre qu'Hugo y travaille, comme l'a montré Jacques Seebacher.
Il est publié d'abord (1er et 2e tirages) sans nom d'auteur et précédé d'une très brève préface jouant d'une ambiguité déjà utilisée au XVIIIe siècle (Rousseau avec La Nouvelle Héloïse, Laclos avec Les Liaisons...) : l'oeuvre est peut-être réellement autobiographique écrite par un condamné ou imaginée par "un rêveur", "un philosophe, un poète", et l'on sait que ces trois mots, pour Hugo, sont synonymes. L'anonymat est imposé par cette ambiguïté.
La 3e  (dès la fin février) et la 4e éditions de la même année, sont signées et précédées d'une autre préface en forme de scène de théâtre, intitulée "Une comédie à propos d'une tragédie". Le ton en est acerbe, voire sarcastique, mais ne manque pas d'humour. Hugo y reprend la teneur des critiques qui ont accueilli l'oeuvre et l'auteur lui-même, renvoyé à sa barbarie, par un nom "aussi difficile à retenir qu'à prononcer. Il y a du goth, du visigoth, de l'ostrogoth dedans." Le livre est qualifié d' "atroce", entre autres aménités. La saynette fustige une classe dirigeante pour laquelle la littérature ne doit être qu'un divertissement, une berceuse, tout en s'inquiètant de sa possibilité de devenir "un poison subversif de l'ordre social".  La tragédie est celle de la peine de mort dont s'entretiennent à demi-mots "le gros monsieur" et "le monsieur maigre", un juge et un procureur, dans leur deux dernières répliques : la vie d'un homme comptant pour rien devant les activités mondaines.
Cette préface souligne la "comédie" sociale, l'absence de conscience (il n'y a pas ici d'oeil qui regarde Caïn), la désinvolture qui réduit l'homme à être un élément, abstrait, d'une machinerie judiciaire. Ce que découvre, après cette surface des apparences sociales, le lecteur dans le roman c'est tout le poids du corps, de l'esprit d'un être humain réel, de chair, de sang, de souffrance, un être unique et partant irremplaçable.  De quoi, somme toute, avoir honte.
Enfin, la 5e édition, chez Renduel, en 1832, conserve la saynette d'introduction et lui adjoint une longue préface incluant la première comme citation. Hugo y déploie tous ses talents d'orateur dans un plaidoyer en faveur de l'abolition de la peine de mort. Entre temps, il y a eu Hernani (1830), Notre Dame de Paris (1831); le nom de Hugo commence à peser sérieusement dans les débats nationaux, dépassant la seule sphère littéraire.





couverture collection folio
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Couverture de la collection Folio, 1997. Dessin de Toulouse-Lautrec pour Le Matin, 1893





La cour de Bicêtre, ferrement des forçats

Gabriel Cloquemin, Ferrement des bagnards, 1834, lavis d'encre de Chine sur papier.

Le 22 octobre 1828, Hugo, accompagné de son ami, le sculpteur David d'Angers, est allé voir cet événement à Bicêtre, où ils ont, le lendemain, assisté au départ des bagnards.
Bicêtre est la première étape du récit (chapitrre I à XXI inclus) : le condamné y passe six semaines entre sa condamnation à mort et la réponse à son pourvoi en cassation.

Le texte

Le récit est lui-même bref (une cinquantaine de pages dans l'édition Bouquins dirigée par Seebacher), il est composé de 49 chapitres la plupart très courts, certains réduits à un paragraphe, plus un chapitre (47) vide et annoté par l'éditeur. Il est le seul à porter un titre, "Mon histoire". Certains autres chapitres, moins nombreux, s'étendent davantage : le chapitre 13 qui décrit le ferrement des forçats à Bicêtre, que reprendra Les Misérables ; les chapitres 22 et 23 qui correspondent à la Conciergerie, le chapitre 48 dans lequel le condamné attend dans une chambre de l'hôtel de ville son exécution et où il raconte son transport entre la Conciergerie et la place de Grève devant l'hôtel de ville.
 L'éditeur, comme les critiques ensuite, se plaint de ce vide du chapitre 47 et suggère à Hugo de retrouver les feuillets supposés perdus, ce qui lui vaut une mise au point sans aménité du poète, dans une lettre du 3 janvier 1829 : "Vous savez que j'ai, à tort ou à raison, peu de sympathie pour les conseils, et si j'ai quelque originalité, elle vient de là." Il précise ensuite "Il y a plusieurs sortes de romans, et l'on pourrait souvent, à mon avis, les classer en deux grandes divisions : romans de faits et romans d'analyse, drames extérieurs et drames intérieurs." Le Dernier jour d'un condamné relevant de la seconde catégorie, c'est dans un présent du "je" narrateur que se déploie le récit.
Il se définit un destinataire (chap. 6) : les juges, les jurés, ceux qui oublient que l'inculpé est un être humain semblable à eux, "plus d'une leçon pour ceux qui condamnent". Ecrire prend alors une double valeur, pour le condamné que tout exclut de l'humanité, c'est réaffirmer sa condition d'homme et c'est aussi contribuer à une transformation sociale :  "Un jour viendra, et peut-être ces mémoires,  derniers confidents d'un misérable y auront-ils contribué...." la phrase construite sur l'implicite y gagne en force puisqu'elle oblige le lecteur à formuler ce qu'elle ne dit pas : l'avenir abolira nécessairement la peine de mort.
Il n'y a donc pas d'ambiguïté ici. Dès la première édition, le récit est un texte engagé dans un combat et l'horreur qu'il doit susciter comme la pitié qui doit lui être concomittante, sont destinées à produire des effets sociaux : lutter pour abolir la peine de mort, mais aussi lutter contre le traitement fait aux délinquants qui les pousse inévitablement à la récidive, dénoncer les conditions d'incarcération comme l'inhumanité de la chaîne des galériens.




Palais de justice, Conciergerie

Andrien Dauzats (1804-1868), Le Palais de Justice, la Conciergerie et la Tour de l'Horloge, 1858, Musée Carnavalet.

Le condamné reste quelques heures à la Conciergerie (il part à 7h30 de Bicêtre et il ressort à 15h pour son exécution)  pendant lesquelles il croise son double, le bagnard récidiviste, il est préparé pour son exécution, revoit sa petite fille (chapitres XXII à XLVII).


Le narrateur

Récit écrit à la première personne, son narrateur est un homme jeune ("je suis jeune, sain et fort", chap. 15), instruit comme le prouve à la fois son manuscrit et la richesse de son imagination, qu'elle se tourne vers le passé (chap. 33) ou l'avenir de l'au-delà (chap. 41), marié, père d'une petite fille de trois ans et ayant encore sa mère. Il a été condamné à mort pour avoir commis un crime "moi, misérable qui ai commis un véritable crime, qui ai versé du sang !", chap. 11 (cf. aussi chap. 26) C'est tout ce que saura le lecteur puisque le chapitre où sa vie aurait dû s'inscrire est resté vide. Comme l'avocat espère que les jurés "auront écarté la préméditation" (chap. 2) le lecteur peut supposer un crime commis sous le coup de la passion, ce que les débats de l'époque mettaient en avant en tentant de séparer le criminel par "accident" dont la réinsertion sociale est possible, voire probable, du criminel "endurci", agissant par calcul dont la rééducation sera difficile, peut-être impossible.
Le récit annule, en fait, cette distinction puisque le chap. 23 fait se rencontrer à la conciergerie le condamné anonyme et le bagnard récidiviste, condamné aussi à mort, qui va le remplacer dans la voiture qui repart pour Bicêtre et qui occupera sans doute sa cellule laissée libre. Celui-ci raconte sa vie, vie d'abandon, de misère et de tribulations, marginalité inscrite à la fois dans l'enfance et le langage employé (l'argot), marginalité fabriquée par la société à toutes les étapes de la vie d'un enfant dont le père a été pendu, qui grandit comme il peut, devient voleur, galérien, puis récidive puisqu'il n'y a pas d'autre issue. On trouve déjà dans ce parcours, les éléments qui seront repris dans Les Misérables ; la vie de ce personnage sans nom est comme un brouillon de celle de Jean Valjean. Ainsi s'écrit une responsabilité sociale dont Victor Hugo reprend l'argument à la fois dans sa préface de 1832, dans Claude Gueux, et plus tard dans Les Misérables. Le mot "misérable" étant déjà fort présent ici, sous la plume du narrateur, avec ses deux connotations dominantes, celle du malheur, et celle de la culpabilité.



Les moyens mis en oeuvre pour susciter la terreur et la pitié :

- l'anonymat du personnage en même temps que son caractères bourgeois (éducation et sensibilité): ils vont permettre au lecteur de prendre conscience du caractère insupportable des conditions ordinaires de détention, la perte de soi, le bannissement de l'humanité, la saleté, la puanteur, la souffrance physique.
Le condamné n'a ni nom, ni histoire, mais ceux qui l'entourent ne se définissent eux-mêmes que comme des fonctions auxquelles répondent des vêtements, qu'il s'agisse du personnel judiciaire, pénitentiaire ou même des autres prisonniers. L'enfant elle-même, Marie, seul personnage à porter un nom propre, est incapable de l'identifier comme son père. Dans son innocence, c'est elle qui dit la réalité du prisonnier : il est "mort" dès que sa condamnation a été prononcée. Il est devenu transparent, chosifié, pour les autres comme pour lui-même.
- l'instabilité émotionnelle : le personnage oscille entre des sentiments altruistes, — écrire pour porter témoignage, espérer changer la situation ; donner sa redingote au condamné qui lui raconte son histoire — et des rétractions égoïstes —qu'importe ce qui arrivera après lui ; d'une seconde à l'autre le don est devenu vol —, entre l'apathie et le désespoir, mais toujours prisonnier du présent, jusque dans ses cauchemars et ses hallucinations. Hugo lui a quand même donné des souvenirs d'enfance lumineux qui sont par ailleurs les siens (le jardin des Feuillantines, l'amour de la petite fille). Ces rares souvenirs jouent leur rôle dans le processus d'identification qui doit s'établir entre le lecteur et le personnage. Hugo sait bien que son lecteur ne peut s'identifier au bagnard et que l'empathie exige une certaine identité de sensibilité entre personnage et lecteur.
- l'écriture à la première personne qui suit au plus près les émotions du personnage, ses délires, ses hallucinations, ses voltefaces, refuser les galères puis y aspirer, être paralysé par la peur de mourir, s'en accommoder, puis s'en désespérer, etc. Si aucun sentiment de remords ne transparaît, c'est que le condamné ne peut penser vraiment, il ne peut que sentir et souffrir intensément.
- l'écriture fragmentée : non seulement les chapitres sont le plus souvent brefs, mais la phrase aussi. Le monde que décrit le condamné dans sa réalité (la prison, les geôliers, les bagnards) est semblable à celui de ses hallucinations, une cage où la pensée s'affole et tourne en rond dans le puits noir de la mort annoncée. Le texte relève de ce que Marmontel définissait comme le pathétique réfléchi : ce qu'il suggère est, comme les critiques l'ont senti, insupportable, alors que l'auteur se garde de tout lyrisme et même de tout sentiment affiché.







Place de Grève

Nicolas Jean-Baptiste Raguenet (1715-1785), L'Hôtel de ville et la place de Grève, 1753 (Musée Carnavalet)

Troisième étape d'un véritable chemin de croix, la place de Grève, où le condamné, au moment de monter sur l'échafaud, crie "J'ai une dernière déclaration à faire" ; on le conduit donc dans une chambre de l'hôtel de ville où il peut écrire les deux derniers chapitres du récit (XLVIII et XLIX)








dessin de Hugo

Victor Hugo, Justitia, 1857. Plume et lavis d'encre brune sur crayon de graphite, encre noire, fusain, gouache.

La tête de l'exécuté flotte dans les ténèbres, derrière les poteaux noirs de la guillotine et au premier plan, sur le pavé, le sang a écrit "justitia"

Depuis sa parution, Le Dernier jour d'un condamné, a été de tous les écrits lancés contre la peine de mort, le plus efficace ; celui auquel les abolitionnistes ont toujours eu recours. Pour Hugo, il n'a été que le premier d'une longue série d'interventions, directes ou indirectes, tout au long de sa vie, parfois victorieuses lorsqu'il réussit à faire commuter la peine, parfois désespérantes lorsqu'il n'obtient pas la grâce demandée. Jamais, quelle qu'ait pu être la situation du condamné, il n'a renoncé à intervenir. En 1848, député, il tente de faire voter l'abolition, sans succès (rappelons qu'en France, la peine de mort ne sera abolie qu'en 1981 sur proposition du garde des Sceaux, Robert Badinter).
Nombreux ont aussi été les poèmes dans lesquels Hugo a exprimé l'horreur que produit sur lui le crime légal. Dans les Châtiments (1853), le 5e poème du livre VII rappelle trois exécutions de 1852 et se termine ainsi :
Linceul frissonnant, l'ombre autour de moi s'accrut
Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut
Sanglante, et dans les cieux de deuil enveloppée,
Je regardais rouler cette tête coupée.
Dans Les Quatre vents de l'esprit ( publié en 1881, mais dont la majorité des textes sont antérieurs à 1870), l'évocation hideuse  se retrouve dans "L'échafaud" comme dans "La Révolution" (3e partie "L'arrivée") dont certains vers évoquent son dessin de 1857:
Ô terreur ! au milieu de la place déserte
[...]
Apparaissaient, hideux et debout dans le vide,
Deux poteaux noirs portant un triangle livide ;
Le triangle pendait, nu, dans la profondeur ;
Plus bas on distinguait une vague rondeur,
Espèce de lucarne ouverte sur de l'ombre;
[...]
Une pourpre semblable à celle qui ruisselle
Et qui fume le long du mur des abattoirs,
Filtrait de telle sorte entre les pavés noirs
Qu'elle écrivait ce mot mystérieux, Justice.
[...]
Une tête passa dans l'ombre formidable.
Cette tête était blême ; il en tombait du sang.

La guillotine a été la marque d'un temps terrible, celui de la Révolution, où l'injustice accumulée pendant des siècles a explosé en terreur. La peine de mort a clos un temps ancien. Le nouveau n'a plus rien à faire avec elle. Et Hugo salue avec enthousiasme l'abolition votée au Portugal en 1867: "Le Portugal vient d'abolir la peine de mort. / Accomplir ce progrès c'est faire le grand pas de la civilisation. / Dès aujourd'hui le Portugal est à la tête de l'Europe." (lettre à M. Pedro de Brito Aranha, 15 juillet 1867). Parmi ces interventions, la lettre ouverte adressée à Lord Palmerston, secrétaire d'Etat de l'Intérieur en Angleterre, le 11 février 1854, mérite une lecture attentive.





A lire
: un article d'Yvette Parent (groupe Hugo) sur l'argot dans le roman.
En écho, Les Sept pendus de Leonid Andreïev (1908), traduit par Sophie Benech (éd. Sillage, 2010) qui reprend la situation du condamné en attente de sa mort. Le projet est très différent de celui de Hugo, puisqu'il s'agit d'une réflexion plus générale sur le "comment s'affronte la mort ?", mais Andreïev n'ignorait pas le texte d'Hugo.



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