"L'avenir est un dieu tiré par des tigres." L'Europe de Victor Hugo |
En rapport avec Victor Hugo, ce site contient : 1. "Dans l'ombre" (poème de L'Année terrible) - 2. Un extrait de William Shakespeare - 3. Un poème des Voix intérieures ("A Albert Dürer") - 4. Biographie du poète - 5. Une présentation des Misérables. - 6. Une présentation des Contemplations - 7. "L'amour fut de tout temps...", Toute la lyre, VII, 11 - 8. Lire Le dernier jour d'un condamné - 9. Pour lire Notre-Dame de Paris - 10. L'Homme qui rit - |
Ce texte est le
"brouillon" d'une conférence prononcée au
SESC, Vila Mariana, à São Paulo, lors du Colloque "Europa em
obras" (Europe en travaux), 29-30 mai 2001. |
|||||
“Etats-Unis
d’Europe”, la première
fois qu’une voix a prononcé ces mots, elle a soulevé un tonnerre
d’applaudissements. Ce jour là, le 21
août 1849, un
écrivain connu ouvrait, solennellement, à Paris,
le
premier Congrès de la Paix. Cet écrivain se
nommait
Victor Hugo, et ce Congrès rassemblait des hommes de bonne
volonté, venus de toute l’Europe, Russie
comprise,
venus aussi des Amériques, qui rêvaient, les
songe-creux
!, d’en finir avec les guerres. La deuxième fois, cette voix, la même voix, utilisant les mêmes mots, n’a déclenché qu’un tumulte où dominaient les éclats de rire. C’était en 1851, le 17 juillet exactement, toujours à Paris, mais dans l’enceinte de la Chambre des députés. A la tribune, cet écrivain, qui était aussi un député, protestait de toute son énergie et de tout son talent contre un gouvernement qui prétendait réviser la Constitution française. Que disait-il, ce député ? Il disait que cette révision attentait à la Constitution, attentait à la République donc au Droit, car “La République est pour le peuple une sorte de droit naturel comme la liberté pour l’homme” ; pis encore, elle attentait à l’avenir dans la mesure où cette république française en était le fondement et d’ajouter : “ le peuple français a taillé dans le granit indestructible et posé au milieu même du vieux continent monarchique la première assise de cet immense édifice de l’avenir qui s’appellera les Etats-Unis d’Europe.” Hilarité générale ponctuée d’exclamations : “Il est fou !”, “Quelle extravagance !”, et ce mot : “poète !”, insulte qui contient tout le mépris des politiciens s’auto-proclamant réalistes, positifs, sérieux en un mot. Rappelant cette séance en 1869, fameuse à bien d’autres titres puisqu’il y dénonçait la préparation d’un Coup d’Etat qui ne s’était guère fait attendre, d’ailleurs, puisque le 2 décembre de la même année Napoléon III perçait sous Louis Bonaparte, l’écrivain la commentait ainsi : “J’ai, heureusement pour moi, la réputation d’être bête. [...] M. Victor Hugo ne sait ce qu’il dit ! cria un membre compatissant de la majorité.” Fin du tumulte, on hausse les épaules et on passe1. Dont acte. Ce poète-là, ce naïf, cet “enfant de choeur” selon les termes d’Anatole France, a passé sa vie à proclamer et à défendre quelques idées tout aussi absurdes: abolition de la peine de mort, égalité des femmes, droit des enfants et d’abord à la protection et à l’instruction, enseignement obligatoire, gratuit et laïc, droit au travail, éradication de la misère, droit d’asile, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, République universelle, liberté, égalité, fraternité ! Bref, il a fourni de quoi rire longtemps aux hommes sérieux, à tous ceux, hier comme aujourd’hui, qui font leurs ces dignes paroles d’un homme d’ordre: [...] liberté, droits, progrès, balivernes! Hier encor j’empochais une prime d’un franc ; Et moi, je sens fort peu, j’en conviens, je suis franc, Les déclamations m’étant indifférentes, La baisse de l’honneur dans la hausse des rentes.2 Il aura fallu un siècle, deux guerres mondiales, l’abomination nazie, pour que la formule “Etats-unis d’Europe” soit reprise, et prise au sérieux, en 1946, par un Anglais, un homme d’Etat, lui, pas un rêveur, Churchill, pour que progressivement, difficilement, l’Europe sorte des limbes. Elle en sort, et il n’est pas sûr que nous soyons satisfaits de ses premiers pas, justement parce que s'il y a Europe, la question des "états unis" reste plus qu'ouverte. Pourtant, quelles que soient nos réticences, il y a une leçon dans les applaudissements de 1849 et les rires de 1851 ; entre les deux réactions, la première préparait l’avenir auquel la seconde ne comprenait rien ; l’avenir appartient de droit aux rêveurs, les hommes “positifs” ayant une certaine tendance à ne pas voir plus loin que le bout de leur nez. Peut-être cela justifie-t-il que nous passions un peu de temps à nous demander ce que voulait dire "Europe" pour Hugo et pour ses amis, lesquels avaient noms Kossuth, Mazzini, Garibaldi, parmi tant d’autres. Car Lacan a eu beau faire remarquer que les poètes “qui ne savent pas ce qu’ils disent, c’est bien connu, disent toujours quand même les choses avant les autres.”3, il semble bien qu’aujourd’hui, comme hier, il soit fait peu de cas de ce que disent les poètes. Avant de se pencher sur le rêve, il n’est pas mauvais de connaître mieux le rêveur. Car l'idée de l'Europe est le résultat d'un contexte et d'une histoire à la fois personnelle et collective. |
1. Oeuvres Complètes, "Politique", éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, Actes et paroles. Avant l’exil, p. 275. 2. Châtiments, VI, 11, “Le parti du crime.” 3. Le Séminaire, livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la techniques de la psychanalyse, Seuil, 1978. |
||||
|
4. Cf. “Ecrit en 1846” , Contemplations, II, V-3. Le poème est en fait écrit en 1854, mais si Hugo le date de 1846, c'est que cette année-là marque un tournant pour l’homme qui vient de commencer la rédaction des “Misères”, premières pages de ce que l’exil fera le grand roman des Misérables. 5. Oeuvres Complètes, "Politique", op. cit., p. 746. 6. Robert Desnos, Destinée arbitraire, éd. Gallimard, coll. poésie. “Le legs”, p. 223, poème écrit en 1943-44, en réponse à l’enrôlement de Hugo par les nazis confondant ses éloges de l’Allemagne avec l’exaltation potentielle du IIIe Reich. 7. Et Lamartine était de son bord. Brunetière, à son tour, tiendra Châtiments pour une mauvaise action. Hugo fait aussi peur à droite que dans une certaine gauche. 8. Pour l’édition française de Châtiments, en 1870. La musique n’était pas de Beethoven, mais l’important est que tout le monde y a cru, parce que le poète s’était donné la peine d’expliquer ce choix, son choix, comme une démonstration de fraternité. |
||||
Hugo inscrit la formulation dans le 40e poème des Feuilles d'autonme
(1831) et, de fait, il est bien d'abord le fils de son temps. Ce qui
n’est pas peu de
choses.
Se former dans les années vingt du XIXe
siècle,
c’est se trouver nanti, bon gré, mal
gré,
d’un héritage particulièrement lourd
quand on est
Français. Il faut vivre dans un monde
étriqué et
immobile, dominé par des vieillards, un temps dont le nom est à lui
seul un progamme, la Restauration, avec
dans
la mémoire toute proche le souvenir d'un temps où
tout
semblait possible, actif, brillant et jeune.
D’autres, de
Musset à Stendhal, raconteront le “mal
du
siècle” qui afflige
ces jeunes-gens.
Hugo fait là ses
premières armes de
poète et de romancier, plus ou moins
empêtré dans
la contre-révolution et la religiosité ambiante.
Il y
glane, à droite et à gauche, de quoi alimenter sa
propre
réflexion. Une chose est sûre, il est convaincu,
dès qu’il plonge une plume dans un encrier, comme
la
plupart de ses contemporains, que les intellectuels (le mot
n’existe pas encore, mais la fonction se dessine dont
les philosophes du XVIIIe siècle, et
Voltaire en particulier,
ont
été les précurseurs) ont un
rôle à
jouer dans la société. Parce que
poète, il
est peut-être plus sensible que d’autres
à
l’opinion, aux courants des idées qui passent, et
l’opinion, elle, est bien certaine d’une chose,
c’est
que la Révolution est irréversible, la preuve
c’est
que, elle, l’opinion, elle existe et qu’elle
existera de
plus en plus, ayant trouvé sa voix : la presse. Et
qu’il
n’y aura pas de retour en arrière. Les
quelques
libertés conquises, elle n’a pas
l’intention de
s’en dessaisir. Hugo n’est en cela pas
différent des
hommes de son époque qui ont fait de la liberté
leur valeur suprême. Elle l’est dans sa
vie, et Hugo
est jaloux de son indépendance ; elle l’est dans sa
conception de l’art. La Préface de Cromwell
en est le
manifeste et la bataille d’Hernani
une prise de pouvoir, l’art sera libre ou ne sera pas. Ce qui
avait commencé dans les rangs de la
contre-révolution,
explose avec le fameux gilet rose de Gautier qui devient rouge dans
tous les comptes-rendus: les romantiques sont coude à coude
avec
les libéraux dont l’aile gauche est
constituée de
Républicains. Mais ce n’est pas tout. Dans une société profondément altérée par la succession rapide des événements qui l’ont conduite de 1789 à 1815, dans une société qui prétend revenir sur ces vingt-cinq années alors que ses institutions ont fait eau de toutes parts et qu’elle n’a pas d’autre choix que de faire avec, la bourgeoisie n’a pas l’intention de se laisser dérober ses acquis. Le XIXe siècle français en devient un tourbillon: l’émeute y couve à chaque carrefour parisien, et régulièrement l’émeute se fait révolution. Univers instable, monde mouvant en constantes mutations, techniques, économiques, sociales, qui se heurte à l’immobilisme de gouvernements plus timorés et répressifs les uns que les autres. Il est vrai que 200.000 électeurs y décident du présent et de l’avenir de plus de 30 millions de personnes. Et chose qui, sans doute, compte, une grande partie de la bourgeoisie, dont les intellectuels (les “capacités” dit-on à l’époque, autrement dit tous ceux qui sont nantis d’un diplôme), ne fait pas partie des électeurs. En compensation, ses membres occupent tout le champ de la parole : universités, librairie, presse. S’ils veulent exister, il leur faut changer ce monde. Et ils s’y emploient. Ils s’y emploient si bien qu’ils finiront par réussir. Chemin faisant, ils fabriquent de l’idéologie. Leurs maîtres mots : liberté, droits, progrès. Toutes ces balivernes dont se gaussent les hommes positifs. Mais vingt-cinq ans d’histoire ont conféré un certain poids à ces balivernes, sans compter quelques répondants, Rousseau, Voltaire, mais aussi et surtout, dans cette première moitié du siècle, Condorcet. Un petit livre du mathématicien philosophe est alors un succès de librairie: L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain9 ; l’auteur y dresse une manière de panorama historique brossé à grands traits, puisque dans son esprit, il ne s’agissait que du plan d’un livre futur, destiné à prouver la justesse de sa thèse : l’homme développe sa raison, sa maîtrise de la matière à travers le temps, contre et quelquefois à travers, voire grâce à, tout ce qui semble exactement son contraire. S’il est vrai que les hommes vivent des situations difficiles, l’humanité, globalement, marche vers le mieux. Cette progression est irrésistible et, si elle peut être entravée, elle ne peut-être arrêtée, puisqu’elle est la conséquence des progrès de l’esprit humain. Les hommes accumulent des connaissances quoi qu’il arrive et ces connaissances finissent toujours par se traduire en améliorations. La thèse était d’autant plus hardie qu’écrite en pleine Terreur, à un moment où nombreux étaient ceux qui doutaient de ce perfectionnement humain. Condorcet lui-même fut victime de ces temps difficiles où la passion l’emportait sur la raison. Pour Hugo, comme pour ses contemporains, cette thèse est devenue une certitude. Elle se retrouve constamment dans son oeuvre, et deux vers de "Lux" en feront la synthèse, en 1853: “Le progrès, ténébreuse abeille, / Fait du bonheur avec nos maux.”10 L’homme est perfectible et partant le monde l’est aussi. Que les penseurs libéraux les plus à gauche y aient toujours adhéré ne surprendra personne, ayant été, pour la plupart d’entre eux, élèves des Idéologues, liés à Condorcet. L’homme est sa propre finalité. Plus surprenant est le fait que cette vision du monde ait aussi été adoptée par des royalistes catholiques qui lui ont donné un garant de poids, Dieu en personne. Non seulement l’humanité progresse vers le mieux et vers le bonheur, mais ce faisant elle accomplit la volonté divine. Dieu a voulu la Révolution française, Terreur et exécution du roi comprises, et lui obéir consiste à la continuer. C’est cette idéologie que certains, à l’époque déjà, qualifient avec le haussement d’épaules et le sourire narquois de rigueur face à de douces divagations : humanitarisme. Les seuls qui ne sourient guère sont les catholiques ultra-montains, et le pape qui n’aime pas trop qu’on lui rappelle “ce vagabond qu’on nomme Jésus-Christ.” L'humanitarismeAinsi, le parcours politique de Hugo, jeune royaliste dans les années vingt qui va lentement, progressivement, devenir républicain, transformation que le poète estime accomplie en 1849, pour se définir définitivement comme républicain et socialiste11, ainsi qu’il l’affirme au Congrès de la paix en 1869, parce que c’est la même chose, baigne dès le départ et tout au long de son parcours, dans une idéologie pour laquelle “l’homme est la mesure de toute chose”.Certes, il y a des nuances dans toutes ces interprétations de l’histoire, s’appuyant ou non sur les Evangiles, et Ballanche n’est pas Lamennais, ni Leroux, encore moins Michelet ou Hugo. Mais tous ont la même certitude, l’humanité progresse vers le mieux, à la fois mieux être matériel garanti par les sciences et les techniques, et mieux être moral où la fraternité deviendra le milieu naturel des hommes : plus de haine, plus de guerres, respect, entraide et amour entre les hommes d’une même nation, puis entre les nations. De là, le pas était minuscule à franchir qui consisterait à transfuser Dieu tout entier dans l’humanité, figure sublimée de l’Homme, voire à s’en passer complètement. Hugo oscillera toute sa vie entre la foi en un Dieu transcendant et l’identification totale de Dieu à l’humanité. |
9. écrit en 1793 alors que Condorcet est entré dans la clandestinité après avoir été décrété d’arrestation en juillet, le livre ne sera publié qu’après la mort du philosophe, en 1795, aux frais de la Convention et avec un succès que les premières années du XIXe siècle ne démentiront pas. 10. Châtiments," Lux" 1. 11. “A côté de la liberté qui implique la propriété, il y a l’égalité qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848 ! et il y a la fraternité, qui implique la solidarité. Donc République et Socialisme, c’est un.” Oeuvres Complètes, "Politique", op. cit., p. 626. |
||||
Sans entrer
dans le détail d’une pensée qui est
d’autant
plus complexe que chacun l’accommode à sa propre
sensibilité et que l’humanitarisme d'Auguste Comte
n’est
pas celui de Fourier encore moins celui de Marx, on
reconnaîtra
là une pensée qui a alimenté sous des
formes
diverses tout le XIXe siècle, et une
grande partie du XXe.
Hugo en est très profondément
imprégné.
L’histoire a un sens, d’abord au niveau
d’une
orientation, elle va du chaos vers le paradis, pour utilisr des
métaphores religieuses, du désordre à
l’ordre, de la dispersion à l’union.
C’est
moins une question de nécessité qu’une
question de
logique “naturelle”.
L’humanité, comme
l’individu, cherche sa satisfaction, elle vise au bonheur. Et
elle ne peut le faire que parce qu’elle est libre. Comme la
liberté, ainsi que la République, est une et
indivisible,
elle est ou elle n’est pas, l’Homme ne peut, par
définition, être soumis à aucune
puissance
supérieure. Ni destin, ni fatalité (hormis la
mort,
c’est-à-dire sa finitude, ce qui est une autre
histoire).
Inutile de chercher des forces qui le dépassent, que
l’on
les nomme marché, histoire, nature, etc.
L’Homme est le “faiseur” de la
nature en la
dominant, en l’adaptant à ses besoins, il est le
“faiseur” de l’histoire, au sens
où
l’explicitait Michelet en 1831: “Avec le monde a
commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas
avant ;
celle de l’homme contre la nature, de l’esprit
contre la
matière, de la liberté contre la
fatalité.
L’histoire n’est pas autre chose que le
récit de
cette interminable lutte.”12 pour le bien comme pour le mal, en
conséquence, toutes les autres “forces”
ne sont
jamais que ce qu’il les fait. Libre, l’Homme est
volonté, choix, projets: “Ceux qui
vivent ce sont
ceux qui luttent” proclame le 1er vers
d’un des
poèmes les plus fameux de Châtiments13.
L’homme, tel que le conçoit Hugo, n'est pas loin
d'être "existentialiste",
voire sartrien avant la lettre, il est d’abord et avant tout
une
liberté. Reste que l’Homme s’incarne dans des hommes. La fragilité est là. L’Homme, l’humanité, est l’idéal. Les hommes sont le réel, le concret, le quotidien, composés d’esprit et de matière, sujets donc à trahir, à pervertir l’humanité en eux. Le double avantage de l’humanitarisme, c’est qu’il justifie d’une part toutes les transformations ; le présent n’est pas immuable, il est toujours une étape qui peut (et donc doit) être améliorée, en l’homme et hors de l’homme; et que d’autre part, le temps devient une arme. Ces penseurs, poètes, historiens sont des hommes qui vivent en permanence dans l'avenir, en fonction de cet avenir. Le poids de la mortalitéHugo ajoute à cette conviction, un sentiment aigu de la finitude. La condition humaine se définit, pour lui, d’abord par sa fragilité. Il y a du Pascal chez Hugo. L’identité des hommes, l’égalité profonde qu’il y a entre eux, c’est qu’ils sont tous des condamnés à mort en sursis : “La mort c’est la grande fraternité.”14Lorsqu’il écrit, par exemple, à Lord Palmerston, alors premier ministre britannique (nous sommes en 1854), pour protester contre l’exécution d’un condamné à mort, c’est en ces termes que, lui, le proscrit, s’adresse à cette puissance : “Je suis de la cendre, vous êtes de la poussière. D’atome à atome, on peut se parler. On peut d’un néant à l’autre se dire ses vérités.”15 et c’est pour lui rappeler brutalement qu’il n’est pas différent de ce criminel qu’il a fait exécuter et que l’ombre le guette lui aussi. Contre la mort, face à elle, tous les hommes sont égaux, c’est-à-dire impuissants. De cette égalité essentielle, il conclut à l’absurdité des hiérarchisations sociales. Si la fin d’une vie est la tombe, tout désir de puissance est absurde, de quoi servent accumulation de richesses, de pouvoirs, puisque la mort en dépouillera leurs possesseurs, “Et la garde qui veille aux barrières du Louvre / N’en défend point nos rois” écrivait Malherbe à Monsieur Du Périer16. Nus, nous venons au monde, et nus, nous en repartons. Hugo utilise volontiers la métaphore du voyage en variations sur le “nous sommes embarqués” de Pascal, ainsi par exemple du double vaisseau, marin de “Pleine mer” ou aérien de “Plein ciel” (La Légende des siècles, première série), ainsi de la conclusion de “Le droit et la loi”: “Que les grands aient pitié des petits, et que les petits fassent grâce aux grands. Quand donc comprendra-t-on que nous sommes sur le même navire, et que le naufrage est indivisible ? cette mer qui nous menace est assez grande pour tous ; il y a de l’abîme pour vous comme pour moi. je l'ai déjà dit ailleurs,et je le répète. Sauver les autres, c'est se sauver soi-même."17 Tout ce qui accélère l'inévitable victoire de la mort : guerres civiles, guerres étrangères, haines, conflits de tous ordres, est une trahison du seul bien que les hommes détiennent : leur vie et la terre, qui sont une seule et même chose. Le bon sens voudrait que chacun en jouisse du mieux possible pour le temps (indéterminé) qui lui est imparti. Qu’est-ce qui empêche de le faire ? L’absence de conscience; le fait que l’homme est aussi un animal, et que se dégager de l’animalité (la lutte de la liberté et de la fatalité, disait Michelet) ne va pas sans combats. L’engagement politique de Hugo, comme celui de ses amis, est donc d’abord et avant tout un humanisme, ce qui devrait être un pléonasme et qui pourtant, aujourd’hui, demande explication. Qu’est-ce en effet que la politique? une manière d'être et de faire, d'être un citoyen, un savoir-faire. Elle vise à produire, construire quelque chose, en l’occurrence la "polis", la Cité, autrement dit la société. Enjeu formidable et essentiel : faire vivre ensemble les hommes. Si bien que par définition, ou la politique est humaniste ou elle usurpe ce nom. Technique, art, savoir-faire, comme toutes les autres techniques, elle a pour objectif la production d’un “objet” fonctionnel, adapté à son usage. Or, une société dans laquelle des hommes sont opprimés par d’autres n’est pas fonctionnelle puisqu’en exacerbant les tensions, elle fomente les haines et prépare les révolutions qui sont de terribles débiteurs. Il n’est donc pour les hommes qu’une seule organisation sociale satisfaisante : la République. Parce que seul ce système politique est plus qu’un système, parce qu’il est un ensemble de valeurs “humaines” que résument les trois mots des Jacobins : liberté, égalité, fraternité. Ajoutez à cela quelques expériences personnelles qui confortent cette idéologie. Fils d’un officier d’Empire, Hugo enfant a vécu en Italie, puis en Espagne, à l’heure où l’Espagne s’insurgeait contre le joug napoléonien et menait une guerilla farouche. Hugo y a appris une leçon dont il ne prendra conscience que progressivement, mais peut-être, pour cela même, une leçon inoubliable : la liberté ne s’impose pas, elle se conquiert. Avec pour complément que si les peuples ne savent pas toujours ce qu’ils veulent, ils savent très exactement ce qu’ils ne veulent pas. Alors, l'Europe ?Mêlons tout cela, et le résultat fait un ensemble de convictions qui dessine un avenir. Le point de départ est toujours l’homme, l’individu qu’il faut commencer par transformer pour le muer en citoyen. Le but, c’est la constitution de la République universelle, c’est-à-dire l’extension à la terre entière du mot d’ordre républicain : liberté, égalité, fraternité. Temps futurs où l’Humanité sera rendue à elle-même dans chaque homme, lorsque le “Le globe sera la maison de l’homme et [que] rien ne sera perdu.”18 Aussi, le premier travail de la politique est-il de muer des rassemblements humains en nations. Le “je” doit devenir un “nous”, ce qu’il ne peut faire qu’en se dotant d’une identité et d’une identité forte. Ce “nous” collectif, la linguistique nous le rappelle, se construit de la somme des “je” si bien que “nous” n’existe que du rassemblement des individus, qui est en même temps assemblée des consciences. Il est donc tout le contraire du lieu de dissolution des responsabilités individuelles, il en est, à l’inverse, l’exaltation. La collectivité hugolienne n’a d’existence que, lorsqu’en son sein, chacun de ses membres en a assumé pleinement les enjeux en s’engageant à les maintenir seul contre tous, le cas échéant: “Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là!”19 est le premier et le dernier mot ("Ultima Verba", dit le poème) de l’engagement républicain.Aux yeux de Hugo, comme à ceux de bien de ses contemporains, la première responsabilité des hommes du XIXe siècle consistait à constituer des nations fortes et libres, sur le modèle de ce que la France avait fait avec la Révolution. Raison pour laquelle (et non comme on le comprend trop souvent par nationalisme étroit), la France apparaît porteuse du flambeau et Paris comme son symbole. Le poète s’y est employé, en tant que Français, et nul plus que lui, sans doute, dans l’histoire de notre littérature, ne s’est autant appliqué à nous faire “Français” , mais nul plus que lui non plus n’a éprouvé autant de plaisir à louer les nations soeurs et à déployer à grands renforts d’allégories toutes les qualités qu’il admirait dans les autres peuples. C’est indéniablement lui qui a tissé les plus beaux éloges de l’Angleterre, de l’Allemagne et de tant d’autres. Mais il s’y est employé aussi en tant que citoyen, en se donnant en modèle (au sens d’exemple) : 19 ans d’exil sous le Second Empire. Ayant fui la France après avoir résisté au Coup d’Etat, dans la mesure où il avait été possible de le faire, inscrit sur la liste des expulsés de janvier 1852, il a pendant ces dix-neuf années refusé toute compromission avec le régime, exalté l’opposition nationale et internationale. A Puebla, au Mexique, en 1863, les Mexicains diffusaient aux soldats français des extraits de Napoléon-Le-Petit, en soulignant, à juste titre, que la vraie France était avec eux, ce que Hugo se hâta de leur confirmer avec bonheur : “Combattez, luttez, soyez terribles. Et si vous croyez mon nom bon à quelque chose, servez-vous en.”20 Il avait dit “Quand la liberté rentrera, je rentrerai” et il est arrivé à Paris, le 5 septembre 1870, le lendemain de la proclamation simultanée de la déchéance de l’Empire et de l’instauration de la République. Et c’était une liberté bien en danger. Mais Hugo était l’homme des combats. La deuxième étape, pour laquelle nous, hommes du XXe siècle, étions sommés de travailler, devait consister à rassembler les nations en regroupements plus vastes, à fédérer les continents pour qu’ensuite, dans la dernière étape, ces derniers s’associent entre eux : “Il y aura au XXe siècle une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. [...] Cette nation [...] s’appellera l’Europe. / Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.”21 Que cette progression fût possible, l’histoire de la France était là pour le prouver : “Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctives et vos glorieuses individualités, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.”22 |
12. Michelet, Introduction à l’histoire universelle, cité par Paul Bénichou in Le Temps des prophètes, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1977, p. 506. 13. Châtiments, IV, 9. Le poème a été écrit en 1848. 14. Actes et paroles, pendant l’exil, in Oeuvres complètes, "Politique", op. cit., p. 469. "Eloge funèbre de Félix Bony, 27 septembre 1854". 15. Id., p. 462 “ A Lord Palmerston, 11 février 1854. 16. "Consolation à Monsieur Du Périer sur la mort de sa fille", 1598. 17. préface à Actes et paroles, avant l’exil, 1875, in Oeuvres complètes, "Politique", op. cit., p. 85. 18. “Paris” , introduction du Paris-Guide, 1867, in Oeuvres complètes, "Politique", op. cit., p. 5. 19. Cf. Châtiments, 1853. 20. Oeuvres Complètes, "Politique", éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, Actes et paroles. pendant l’exil, p. 558. 21. Oeuvres complètes, "Politique", op. cit., pp. 3-6, premier chapitre de “Paris”, introduction au Paris-Guide, conçu pour l’Exposition universelle de 1867. 22. Id., p. 301, "discours d’ouverture au Congrès de la paix, 21 août 1849". |
||||
Dans cette
Europe future où chaque pays sera d’abord devenu
une
république, où chaque territoire, grand ou petit,
aura
retrouvé sa liberté et donc le droit de choisir
son
présent autant que son avenir, ce n’est pas la
concurrence
qui règnera mais l’émulation. Si
l’image du
bateau rend compte de l’humanité, c’est
l’image du banquet qui figure et, pourrait-on dire,
préfigure l’Europe. Elle ressemblerait
à ces
banquets dans lesquels les proscrits, toutes nationalités
confondues, exaltaient leurs ressemblances et leurs
différences.
Hugo ne s’est jamais lassé du travail
allégorique
dans lequel il donnait corps à ces nations :
l’Angleterre,
la Suisse qui, souvent, sert de modèle parce
qu’elle est
République, la seule en Europe dans les années
1850, et
parce qu’elle est un modèle de
tolérance aussi bien
linguistique que religieuse, petits et grands pays en termes
de
territoires ayant à ses yeux toujours de grandes
âmes.
Ainsi conclut-il, en 1852, son discours au banquet
célébrant l’anniversaire de
l’insurrection
polonaise de novembre 1830 : “Quand les tyrans ont
scellé
sur un peuple la pierre du tombeau, qu’est-ce
qu’ils ont
fait ? Ils croient avoir enfermé une nation dans la tombe,
ils y
ont enfermé une idée. Or la tombe ne fait rien
à
qui ne meurt pas, et l’idée est immortelle.
Citoyens, un
peuple n’est pas une chair; un peuple est une
pensée !
Qu’est-ce que la Pologne ? C’est
l’indépendance. Qu’est-ce que
l’Allemagne ?
c’est la vertu. Qu’est-ce que la Hongrie ?
c’est
l’héroïsme. Qu’est-ce que
l’Italie ?
c’est la gloire. Qu’est-ce que la France ?
c’est la
liberté.”23 Parce que les peuples sont des idées, comme les nations, les génies, ceux qui transmettent les idées à travers le temps et pas seulement à travers l’espace, en sont les mandataires naturels. Penseurs, poètes, hommes de science, ils ne travaillent ni pour eux, ni pour leur patrie, ils travaillent pour l’humanité. Dante, Shakespeare, Beccaria, Fulton, Volta réalisent cette humanité rêvée. Leurs pensées, leurs découvertes, qu’ils explorent l’âme humaine ou les mystères de la nature, appartiennent de droit à l’ensemble des hommes. Comme toutes les oeuvres d’art appartiennent à l’humanité. Oui, Hugo avait aussi inventé la notion de patrimoine de l’humanité. En voulez-vous une preuve, lisez la lettre écrite au capitaine Butler au sujet de l’expédition de Chine en 1861: ‘Il y avait
dans un coin du monde, une merveille du monde; cette merveille
s’appelait le Palais d’Eté. [...] Cette
merveille a
disparu. [...] J’espère qu’un jour
viendra où
la France délivrée et nettoyée,
renverra ce butin
à la Chine spoliée.
Inutile
d’ajouter que cette dette court toujours.En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate. Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.”24 Mais la Chine n’est pas l’Europe. C’est vrai. Pourtant cette lettre, où il est aussi question des vols commis par l’Angleterre au détriment de la Grèce, permet de saisir une des idées importantes de cette fraternité. L’Europe est une assomption, ce n’est pas une dissolution. Chaque nation doit y conserver son originalité, ses différences, il s’agit bien d’un banquet où chacun des convives sera d’autant mieux venu qu’il pourra apporter aux autres de quoi enrichir la communauté, étant entendu que l’enrichissement est d’abord moral, mais qu’il sera aussi matériel, l’Europe ayant, entre autres fonctions, celle de protéger, aider, les nations moins favorisées (par la nature, par l’histoire) grâce à celles qui le sont davantage. La libre circulation des marchandises, des hommes, des idées par l’annulation des frontières qui sont des barrières fictives ne peut qu’améliorer le sort de tous, à une condition, essentielle, qu’elle ne devienne pas une obligation de circuler. Supprimer les frontières ne peut avoir pour corrolaire l’exode. L’Europe dont rêvait Hugo était celle de la fraternité entre les hommes25, celle dont donnait l’exemple poètes et hommes de science dans leurs continuels échanges, enrichissement sans appauvrissement ; pas celle de la circulation du capital, pour lequel les hommes ne sont que des pièces interchangeables et ayant un coût qu’il faut ramener au plus bas. Une Europe des vases communicants où le trop plein de l’un pouvait compenser le vide de l’autre ; où les plus petits, les plus fragiles, comme la Crète en 1868, la Serbie en 1876, ne seraient pas à la merci du premier prédateur venu ; une Europe dans laquelle des gouvernements ineptes ne jetteraient pas les uns contre les autres des hommes, partant des peuples, qui ont, de fait, les mêmes intérêts: vivre en paix le peu de temps qu'ils ont à vivre, car, le premier cauchemar que ferait disparaître la constitution de l’Europe serait celui de la guerre. Eradiquant la guerre du vieux continent, elle aurait, de plus, cet autre avantage : servir de modèle au reste du monde, comme la Révolution française avait servi de modèle à l’Europe dans la revendication des nationalités. Ce n’est pas tout à fait ce que nous pouvons vivre aujourd’hui. Mais comme Hugo était un optimiste de la meilleure race, il nous dirait, aujourd’hui encore, “n’importe ! le premier pas est fait. Vous en gagnerez d’autres.” Il écrivait en conclusion de son terrible article en appelant de la conscience humaine contre le martyre serbe : “L’avenir est un dieu tiré par des tigres.” Aujourd’hui les tigres semblent bel et bien dévorer le monde, mais ici ou là, dans les Chiapas et à Mexico, à Porto Alegre et dans cent autres endroits du Brésil, à Seattle ou à Washington, on entrevoit la lumière. L’Europe se fera, gageons qu’elle n’aura pas tout à fait le visage que certains voudraient lui donner. Et après ? Après, tous les espoirs sont permis. Souvenons-nous que les poètes disent toujours tout avant les autres, et Hugo disait : “La fin des nations, c’est l’unité, comme la fin des racines c’est l’arbre [...]”26 L’Europe est une belle idée, mais la République universelle en est une plus belle encore. |
23. Ibid., p. 431 (29 novembre 1852) 24. Ibid., p. 527-28. Les deux voleurs sont la France et l'Angleterre. Pour la question de l'identité du capitaine Butler et celle de la datation, voir l'article de Cheng Zhenghou. 25. celle qui pouvait apporter une solution à l'état de démembrement et d'oppression que rapportent la préface des Feuilles d'automne et son dernier poème (1831) 26. op. cit., p. 422. |