Les Misérables, Victor Hugo, 1862

coquillage



En rapport avec Victor Hugo
, ce site contient : 1. "Dans l'ombre" (poème de L'Année terrible) - 2. Un extrait de William Shakespeare - 3. Un poème des Voix intérieures ("A Albert Dürer") - 4. un article sur la conception hugolienne de l'Europe ("L'Avenir est un dieu tiré par des tigres"). 5. une courte biographie de l'auteur - 6. Une présentation des Contemplations - 7. "L'amour fut de tout temps...", Toute la lyre, VII, 11 - 8. Lire Le Dernier jour d'un condamné - 9. Pour lire Notre-Dame de Paris - 10. lire L'Homme qui rit -


 

La rédaction des Misérables


D'une certaine manière, ce roman est pour Victor Hugo celui de toute sa vie, d'abord parce que sa rédaction s'inscrit de facto dans 25 ans de celle-ci, mais aussi parce que le roman donne corps, en les incarnant dans des personnages, à des idées qui appartiennent aux réflexions de toute une vie.

A la fin des années vingt, lorsqu'il va rédiger Le Dernier jour d'un condamné (publié en 1829), Hugo a assisté au ferrement des bagnards à Bicêtre, en 1827. Il s'est documenté sur Monseigneur Miollis, évêque de Digne, en raison de son attitude à l'égard d'un bagnard, mais aussi sur les égouts de Paris dans ces années-là.
Claude Gueux, publié en 1834, qui en reprend en partie le thème, trouve dans le nom du personnage éponyme une dimension symbolique non négligeable. Que ce nom ait vraiment été celui d'un homme réel ne donne que plus de sens à cette valeur symbolique, le gueux n'est-il pas le pauvre parmi les plus pauvres, le mendiant, le misérable (au sens matériel du terme) que sa marginalité conduit au crime, en faisant un misérable au sens moral du terme?
A la fin du roman, le narrateur imagine ce que pourrait dire un député décidé à s'occuper de choses sérieuses :




Le peuple a faim, le peuple a froid. [...] Ayez pitié du peuple, à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous avez trop de forçats, vous avez trop de prostituées.




Dans Notre-Dame de Paris déjà, publié en 1831, la cour des miracles où Esméralda entraîne le poète Gringoire est aussi le refuge des pauvres réduits à la mendicité (et pas seulement celui des truands).
Ce souci des malheureux est donc permanent chez Hugo, et on en trouve aussi trace dans sa poésie.
Mais c'est dans les années quarante que va se concrétiser l'idée du roman.

Le 17 novembre 1845, Hugo commence à écrire un roman qu'il intitule alors Jean Tréjean. Sa rédaction se poursuit jusqu'en 1847 et doit avancer suffisamment bien pour qu'en décembre Hugo signe un contrat avec l'éditeur Gosselin et Renduel pour un ouvrage qui porte à ce moment-là le titre de Misères.
Les événements politiques de 1848, la révolution qui débouche sur le IIe





frontispice

Frontispice d'une publication en feuilleton par l'éditeur Jules Rouff (maison fondée en 1880) qui vend les fascicules du roman 5 sous (autrement dit, un prix extrêmement bas) en livraisons hebdomadaires.
La dernière proposition du préambule de Victor Hugo se lit, manuscrite, dans l'encadré.
L'illustration (Waterloo, le couple Thénardier, le couple Jean Valjean- Cosette jeune fille) renvoyant à la deuxième partie du roman, "Cosette".
République, l'élection de Hugo à la Chambre des députés interrompent ce travail que, par ailleurs, le poète poursuit sur d'autres terrains. La plupart de ses interventions à la Chambre vont dans le sens d'une défense des miséreux, Hugo s'efforçant de faire partager ses vues en matière d'éducation (école gratuite et obligatoire, et surtout laïque), convaincu qu'il est, à l'instar des autres Républicains qu'une école en plus, c'est une prison en moins ; il défend aussi le droit au travail, pour les hommes et pour les femmes; s'insurge contre le travail des enfants. Il fait un beau tapage, monsieur Victor Hugo, mais sans beaucoup faire avancer ce que Sand appelle "La cause du peuple". Le coup d'Etat de Louis Bonaparte (1851) qui se couronne Napoléon III (1852) va envoyer Hugo en exil et le vouer pour quelques années au seul combat politique.
Ce n'est qu'en 1860 (le 26 avril) que l'écrivain reprend son manuscrit. Il le relit et se remet au travail. Il le termine le 30 juin 1861.
Mario Vargas Llosa dans La Tentation de l'impossible. Victor Hugo et "Les Misérables" (Gallimard, 2008) présente ainsi ce travail de réécriture :




Ce qui était à l'origine une histoire plus ou moins compacte — celle de l'ex-forçat Jean Valjean qui, gagné par la bonté de l'évêque Myriel, se rachète et s'élève dans l'échelle morale jusqu'à des hauteurs insoupçonnées, après avoir vécu un martyre social — devient, douze ans plus tard, une forêt inextricable : sur l'intrigue principale se greffent d'autres histoires, indépendantes ou parasites, ainsi que de multiples digressions philosophiques, sociales et religieuses. Cette amplification est parfois disproportionnée, anarchique ; tant d'allées et venues font par moment perdre le fil de l'action et il arrive que l'attention du lecteur se dilue dans l'abondance des commentaires. Mais c'est précisément par sa nature torrentielle, à l'image du vertige de la vie, que ce roman Les Misérables, malgré ses naïvetés et sa sensiblerie, son côté daté et ses maladresses de feuilleton, est apparu à ses lecteurs depuis sa publication — et nous ne faisons pas exception —, comme l'une des plus mémorables histoires qu'ait produites la littérature.

Traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès.



Nous retiendrons l'idée de prolifération, portées par les métaphores de la nature (forêt, torrent) qui expriment ce caractère de somme qu'ont Les Misérables, son impétuosité que nous ne confondrons pas, pour notre part, avec l'anarchie ; et naturellement, sa conclusion, car ce roman est sans discussion l'un des monuments, peut-être même LE monument de la littérature française.



Publication et réception.

      Hugo termine son roman en juin 1861, ce qu'il écrit à Auguste Vacquerie : "[...] ce matin "30 juin,  à huit heures et demie, avec un beau soleil dans mes fenêtres, j'ai fini Les Misérables." Il séjourne alors à Waterloo.
Après un court voyage en Hollande, Hugo de retour à Guernesey, s'attaque à la correction, ce qui veut aussi dire, pour lui, à la rédaction de passages entiers qu'il estime devoir ajouter. Puis, il mènera de front, corrections, ajouts, travail sur épreuves pour que le livre puisse sortir comme prévu en avril 1862.
Le livre sort simultanément à Bruxelles (Lacroix) et à Paris (Pagnerre, successeur de Gosselin et Renduel avec lequel Lacroix a passé contrat), mais aussi dans d'autres capitales européennes. Le succès de librairie est immense : les six mille exemplaires parisiens de la première partie, publiée en deux volumes, le 12 avril 1862, sont épuisés le même jour. Lors de la publication des deuxième et troisième parties (quatre volumes) le 15 mai, c'est presque une émeute (le mot est de Jules Claye dans une lettre à Hugo datée de ce jour-là) qui révolutionne la rue de Seine où est sise la librairie Pagnerre. La publication des deux derniers livres le 30 juin ne démentira pas cet engouement.
Les traductions et les contre-façons vont bon train, et signe encore plus certain du succès les parodies se multiplient, de même que se préparent des adaptations théâtrales.
Mais ce succès de librairie trouve une critique littéraire agressive ou tiède : "Les journaux soutenant le vieux monde disent : c'est hideux, infâme, odieux, exécrable, abominable, grotesque, repoussant, difforme, monstrueux, épouvantable, etc. Les journaux démocrates et amis répondent : Mais non, ce n'est pas mal." (Lettre de Hugo à Auguste Vacquerie du 31 mai).
La postérité retiendra plus volontiers les articles agressifs . Celui de Barbey d'Aurevilly, voire celui de Baudelaire qui après avoir admiré les deux premiers volumes prétendra en avoir menti "Ce livre est immonde et inepte. J'ai montré, à ce sujet, que je possédais l'art de mentir." (Lettre à sa mère, 10 août 1862) ; Lamartine consacrera cinq de ses entretiens du Cours familier de littérature au roman dans lesquels l'admiration pour le style de l'auteur va de pair avec la dénonciation farouche de son propos car le livre ne raconte pas les misérables, «mais les coupables et les paresseux, car presque personne n'y est innocent et personne n'y travaille dans cette société de voleurs, de débauchés, de fainéants et de filles de joie... », il ajoute qu'il s'agit de "l'épopée de la canaille", ce qui résume assez bien le reproche le plus constant, à droite.
Ne sachant trop que faire de l'oeuvre, lorsqu'elle ne la rejette pas, la critique la découpe et isole des morceaux de chefs-d'oeuvre, "Tempête sous un crâne", le plus souvent.
Le roman reste marqué de ce double baptème : un succès populaire sans précédent, et une réception critique distante, voire souvent méprisante. Et on en trouve même trace dans les travaux les plus récents, témoin ce que nous citions plus haut de l'oeuvre de Maria Vargas Llosa.



page
                manuscrite des "Misérables"

Page manuscrite du début du livre II de la première partie des Misérables : "Le soir d'un jour de marche.
dans les premiers jours du mois d'octobre 1815..."












Cosette, Emile Bayard
Cliquer sur l'image pour l'agrandir et acccéder à une analyse.

La plus célèbre des illustrations du roman. Cosette par Emile Bayard (1837-1891). Fusain et pastel. Maison de Victor Hugo (On peut y lire le titre du livre IV de la première partie "Confier, c'est quelquefois livrer")




Le roman

Ce roman,  océanique, comme son auteur, se déploie sur cinq parties, elles-mêmes subdivisées en livres, découpés pour leur part en chapitres.
Son intrigue est relativement simple : un forçat libéré (mais menacé pour avoir commis un dernier vol de manière presque inconsciente), Jean Valjean, promet à une femme, Fantine, de s'occuper de son enfant, Cosette. Il accomplit sa promesse, en dépit de tous les obstacles. Une fois dit cela, rien n'est dit, sinon que le roman repose sur une structure qui est celle du conte : un héros dévalorisé qui doit vaincre des obstacles pour se qualifier. A quoi tient donc la force du roman ? A tout ce dont il est composé bien évidemment et, sans doute, en particulier, à ce qui est apparu disparate à nombre de ses contemporains. Depuis, la critique  s'est penchée sur l'oeuvre avec plus de soin pour souligner sa richesse, laquelle est sans doute inépuisable, comme il advient de toute grande oeuvre. Mais arrêtons-nous sur deux de ses aspects : ses personnages, y compris celui du narrateur, qui en est le premier. Arrêtons-nous aussi sur les métaphores qui l'interprètent. Métaphore de l'océan, chère aux romantiques, ou métaphores de la mine et du souterrain.

Les personnages.

Les personnages des Misérables ne sont pas des personnages comme les autres, ils ne relèvent ni de la "concurrence à l'état civil" (c'était le projet de Balzac dans la préface de La Comédie humaine), comme ceux de Stendhal, de Tolstoï ou de Flaubert, ni du type, comme ceux de Molière ou de Balzac ; ils ne sont pas non plus des "fonctions", bien que l'on puisse aussi trouver les uns et les autres dans le roman, comme le grand-père Gillenormand, type du grand bourgeois ayant survécu au dix-huitième siècle avec ses préventions et ses habitudes, voire Théodule, le neveu militaire. Les personnages importants des Misérables sont des symboles, pour commencer par ce qui les marque tous, symboles du changement, de la possibilité de se transformer. Au cours du récit, tous se transforment, y compris le petit Gavroche, symbole du peuple. Jean Valjean, brave homme introverti que la misère accule au vol se transforme en dangereux hors-la-loi presque malgré lui, accumule des profondeurs de haine, puis sous l'impulsion de Monseigneur Myriel, devient M. Madeleine, homme repenti, lit, apprend, réfléchit, découvre l'amour et le véritable sacrifice, et dans le regard de ceux qui l'entourent (y compris Javert qui, lui, ne peut changer et en meurt) il apparaît comme un saint. Cosette, petite fille laide et martyrisée, devient une jeune femme épanouie. Marius monarchiste découvre le bonapartisme en même temps que la Révolution et commence son long chemin vers la république.
Peu ou prou, tous les personnages passent par des mutations, à commencer par Monseigneur Myriel qui va voir un "terroriste" (comme dit Lamartine) et finit par lui demander sa bénédiction.
Ces transformations sont rendues possibles par l'amour. Et si certains ne changent pas : Javert dans la rigidité de la loi qu'il représente, au double sens du terme, par sa fonction de policier qui en fait le défenseur et par sa personnalité qui en fait l'incarnation ; Thénardier dont l'égoïsme l'enfonce de plus en plus dans sa noirceur, c'est qu'ils sont justement hors de tout amour.
La force de ces personnages vient de ce qu'ils sont à la fois fortement individualisés, Cosette n'est pas tous les enfants martyrisés, mais une petite fille, puis une jeune fille particulière, comme Marius n'est pas tous les "enfants du siècle", mais un jeune homme particulier, et qu'en même temps le lecteur les perçoit comme représentant autre chose qu'eux-mêmes.



Pour certains, le narrateur prend lui-même la peine de souligner ce caractère symbolique, pour d'autres non. Ainsi de Fantine :
"Qu'est-ce que cette histoire de Fantine ? C'est la société achetant une esclave.
A qui ? A la misère.
A la faim, au froid, à l'isolement, à l'abandon, au dénuement. Une âme pour un morceau de pain. La misère offre, la société accepte." (I, 5, 11)
Mais Marius, élevé par son grand-père dans la haine de ce qu'a représenté son père (la Révolution, la République, Napoléon) qui découvre, par accident, une réalité qui d'être reconnue trop tard, dans les livres, en devient un idéal irréfragable, ébranlé par l'attitude de ses amis de l'ABC et le mot "liberté" jeté seul en face de ses rêves de gloire, est bien le frère de "l'enfant du siècle" peint par Musset, pris entre le vieux monde de la Restauration qui l'écrase et le nouveau, encore à construire, à cette différence près que l'amour et le politique lui dessinent un avenir, dont la barricade sera en quelque sorte le baptème mais qui reste encore en germe à la fin du roman, inscrit toutefois dans cette expérience autant que dans l'héritage des chandeliers que leur transmet, à lui et Cosette, Jean Valjean.

Les métaphores

Elles ont plus ennuyé les contemporains qu'elles ne les ont séduits. Elles sont pourtant ce qui fait vibrer le roman, ce qui lui interdit justement de se ramener à tout ce qu'il est aussi, le conte, le mélodrame, le roman historique (ce qu'il est sans l'être car Hugo choisit 1832 et non 1830 ; 1832 ce qui revient à souligner que 1830 n'a pas été au bout de son projet, ou de ce qui aurait dû l'être, et 1832 est un nouveau soubresaut comme il y en aura d'autres avant que ne s'impose la république dont, entre 1848 et 1851, Hugo a défini la nécessité en acquérant la certitude qu'elle était le seul avenir rêvable, l'idéal), l'acte de foi métaphysique autant que politique, la romance, le feuilleton (que signalent les rebondissements, les coïncidences extraordinaires, les fins de chapitres suspendus "Qu'allait devenir Marius ?" (III, 3, 8).
La première de ces métaphores est celle de l'océan, developpée en I, 2,8 "L'onde et l'ombre". Elle interrompt le cours du récit et conte l'histoire d'une noyade que son avant dernière phrase interprète: "La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère." La fureur des flots se joint à la nuit pour évoquer un monde sans espoir. Elle se retrouve régulièrement dans le roman, de même que la nuit, l'ombre. Le roman en devient le récit d'une lutte entre l'obscurité et la lumière et il s'agit bien de savoir si les personnages vont surnager, rejoindre le jour où s'enfoncer dans les abîmes et les ténèbres. Certains s'y engloutissent. C'est le cas de Thénardier qui finit "négrier" (trafiquant d'esclaves) dans le nouveau monde, conjoignant en lui les flots et le souterrain.
La seconde est celle des souterrains. Elle ouvre le livre 7 de la troisième partie : elle décrit la société en terme de verticalité. Sous le sol social se creuse ce qui le fera s'effondrer. Les étages de ces puits sont multiples, de ceux qui sont bénéfiques et assainiront un sol peu fiable à ceux qui détruiront tout. On comprend que pour entrer dans l'avenir, Marius doive être emporté à travers le souterrain des égouts ; l'échec de l'émeute rejetant dans l'ombre l'avenir qui doit de nouveau creuser avant de resurgir au grand jour. Zola, quoiqu'il en ait pu dire, construit, vingt ans plus tard, Germinal sur cette métaphore empruntée à Hugo.
Les métaphores jointes au travail des antithèses et des accumulations (qui sont souvent un bonheur de langage, ainsi de cette description de la commère qui fera jeter Fantine sur le pavé : "Elle était sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse, presque venimeuse...", on ne saurait mieux peindre la bêtise associée à la méchanceté) font aussi de ce roman un poème le plus souvent lyrique mais aussi épique à l'occasion (la charge des cavaliers à Waterloo, la défense de la barricade).





A lire
: le discours sur la misère de juillet 1849.
Une réécriture des Misérables, La Vie devant soi, Romain Gary (sous le pseudonyme d'Emile Ajar), 1975
Un article de Pierre Laforgue sur les rapports entre ce roman de Hugo et Le Curé de village de Balzac.
Un article de M. Raymond Trousson sur la réception de l'oeuvre et en particulier les rapports entre Lamartine et Hugo (1995)
A voir : à la bibliothèque nationale, une parodie illustrée du premier livre, "Fantine", dessinée par Cham pour le Journal amusant, 6 septembre 1862.
A voir et écouter : une interview de Marcel Bluwal pendant le tournage de son adaptation pour la télévision, en 1971, qui insiste, à juste titre, sur la dimension sociale et politique du texte.
A regarder : un extrait du film de Jean Delannoy (1957) avec Jean Gabin dans le rôle de Jean Valjean et Bourvil dans celui de Thénardier.



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