William Shakespeare, Victor Hugo, 1864

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En rapport avec Victor Hugo
, ce site contient : 1. "Dans l'ombre" (poème de L'Année terrible) - 2. Biographie du poète - 3. Un poème des Voix intérieures (Dans les vieilles forêts où la sève à grands flots...) - 4. un article sur la conception hugolienne de l'Europe ("L'Avenir est un dieu tiré par des tigres" - 5. Une présentation des Misérables - 6. Une présentation des Contemplations - 7. "L'amour fut de tout temps...", Toute la lyre, VII, 11 - 8. Lire Le Dernier jour d'un condamné - 9. Lire Notre-Dame de Paris - 10. L'Homme qui rit -





"Shakespeare est le semeur d'éblouissements. A chaque mot, l'image ; à chaque mot, le contraste ; à chaque mot, le jour et la nuit."





En 1864, en même temps que se termine l'édition complète des traductions de Shakespeare procurée par François-Victor Hugo, Victor Hugo publie un texte prévu, à l'origine, pour en être la préface. C'est qu'entre temps, réfléchir à Shakespeare, comme il l'écrit dans son avant-propos, l'a conduit à toutes les questions relatives à l'art, et que les quelques pages sont devenues un gros volume.
Hugo a 50 ans lorsqu'il part en exil, il en a 62 lorsqu'il publie ce texte qui fait la somme de ses idées sur le génie, sur la création, sur les tâches des écrivains. Car, si le point de départ est Shakespeare, l'écrivain aboutit à une réflexion sur les obligations imposées par le moment historique, celui d'après 1789, celui où il s'agit pour les écrivains de prendre Shakespeare (et d'autres, dont Eschyle) pour modèle, pour idéal : devenir Shakespeare, non en l'imitant mais en l'égalant, c'est-à-dire fournir aux hommes de son temps ce dont ils ont besoin pour avancer vers l'avenir,  "Le drame de Shakespeare exprime l'homme à un moment donné. L'homme passe, le drame reste, ayant pour fond éternel la vie, le coeur, le monde, et pour surface le seizième siècle. Il n'est ni à continuer, ni à recommencer. Autre siècle, autre art." (II, 4, 4)
Les grandes idées rassemblées ici par Hugo ne sont chez lui pas nouvelles, mais prennent une forme plus dense : l'art est la région des égaux et ignore le progrès contrairement à la science ; le génie comme flamme, éclaireur du genre humain ; le génie littéraire comme créateur de types : "Un type ne reproduit aucun homme en particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ; il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille de caractères et d'esprits. Un type n'abrège pas, il condense. Il n'est un, il est tous." (II, 2, 2) ;  le poète au service du peuple, chargé de "faire le peuple" ; la nécessité de l'éducation ; la nécessité de réécrire l'histoire en mettant les "héros" (militaires) où ils doivent être, à l'arrière-plan, pour s'intéresser aux transformations des hommes et de leurs sociétés, et certaines pages résonnent comme une anticipation de l'Ecole des Annales et de l'histoire dans la longue durée.

Pour le travail de François-Victor Hugo, dont la publication commence en 1859 pour s'achever en 1864, Victor Hugo rédigera une nouvelle préface, brève comme il se doit mais qui ne sera publiée qu'en 1865, dans laquelle il insiste surtout sur les difficultés que présente la traduction de Shakespeare: "Shakespeare résiste par le style ; Shakespeare résiste par la langue. Est-ce là tout ? non. Il résiste par le sens métaphysique ; il résiste par le sens historique ; il résiste par le sens légendaire. Il a beaucoup d'ignorance, ceci est convenu ; mais ce qui est moins connu, il a beaucoup de science."





SHAKESPEARE

Hugo, avant de se pencher sur sa biographie, présente Shakespeare,  I, 1, 2 :

"Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l'écume, ces merveilleux levers d'astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l'innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l'abîme; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l'horizon, ce bleu profond de l'eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l'assainissement de l'univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait; ces colères et ces apaisements, ce tout dans un, cet inattendu dans l'immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l'immensité éternellement émue, cet infini, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s'appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c'est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l'Océan. "

En I, 2, 2 Hugo dresse la liste des "génies" formant son Panthéon personnel, Shakespeare clôt une liste de 14 noms (dont cinq proviennent de la Bible : Job, Isaïe, Ezechiel, Jean de Patmos, Paul de Thrace) avant que ne s'y ajoute Beethoven, génie allemand, génie musical.
Le texte, par ailleurs, reconnaît grand nombre d'autres noms, mais ces quatorze-là lui semblent installés sur un sommet indépassable.

"L'autre, Shakespeare, qu'est-ce? On pourrait presque répondre: c'est la Terre. Lucrèce est la sphère, Shakespeare est le globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère il y a le Tout; sur le globe il y a l'homme. Ici le mystère extérieur; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c'est l'être; Shakespeare, c'est l'existence. De là tant d'ombre dans Lucrèce; de là tant de fourmillement dans Shakespeare.
L'espace, le bleu, comme disent les Allemands, n'est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l'agonie, entre l'oeil qui s'ouvre et l'oeil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a l'inquiétude. Lucrèce est ; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les coeurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l'homme et l'humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent.
Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres.
Shakespeare est frère de Dante. L'un complète l'autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la nature; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l'absolu la même unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond; il y a de l'homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber des étoiles.
L'île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d'Armuyr, la plate-forme d'Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses.
Le que sais-je? demi-chimère, demi-vérité, s'ébauche là comme ici.
Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l'horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l'un comme dans l'autre il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakespeare en déborde; partout la chair vive ; Shakespeare a l'émotion, l'instinct, le cri vrai, l'accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c'est lui, et en même temps, c'est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément. Les génies recommençants, c'est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l'humanité; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l'Asie et le commencement de l'Europe; Shakespeare marque la fin du moyen âge.
Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantes la font aussi; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu'un aspect partiel ; l'esprit de Shakespeare est un total. Comme Homère, Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C'était là leur mission, ils l'ont accomplie; c'était là leur tâche, ils l'ont faite. La troisième grande crise humaine est la Révolution française; c'est la troisième porte énorme de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le dix-neuvième siècle l'entend rouler sur ses gonds. De là, pour la poésie, le drame et l'art, l'ère actuelle, aussi indépendante de Shakespeare que d'Homère. "

Dans la deuxième partie "Shakespeare - son génie", Hugo développe les raisons de son admiration qui tiennent autant à ses créations de types : Hamlet, Macbeth, Othello, Lear, Cordélia, qu'à sa capacité de fouiller l'inneffable :

"Un des caractères du génie, c'est le rapprochement singulier des facultés les plus lointaines. Dessiner un astragale comme l'Arioste, puis creuser les âmes comme Pascal, c'est cela qui est le poëte. Le for intérieur de l'homme appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque instant la surprise. Il tire de la conscience tout l'imprévu qu'elle contient. Peu de poëtes le dépassent dans cette recherche psychique.
Plusieurs des particularités les plus étranges de l'âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment sentir la simplicité du fait métaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce qu'on ne s'avoue pas, la chose obscure qu'on commence par craindre et qu'on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre du coeur des vierges et du coeur des meurtriers, de l'âme de Juliette et de l'âme de Macbeth; l'innocente a peur et appétit de l'amour comme le scélérat de l'ambition; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme, ici radieux, là farouche."




A lire : le texte complet, accessible sur Wikisource.
Le poète (Contemplations, III, 28)


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