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En 1864, en
même temps que se termine l'édition complète des
traductions de Shakespeare procurée par François-Victor
Hugo, Victor Hugo publie un texte prévu, à l'origine,
pour en être la préface. C'est qu'entre temps,
réfléchir à Shakespeare, comme il l'écrit
dans son avant-propos, l'a conduit à toutes les questions
relatives à l'art, et que les quelques pages sont devenues un
gros volume.
Hugo a 50 ans lorsqu'il part en exil, il en a 62 lorsqu'il publie ce
texte qui fait la somme de ses idées sur le génie,
sur la création, sur les tâches des écrivains. Car, si le
point de départ est Shakespeare, l'écrivain aboutit
à une réflexion sur les obligations imposées par le
moment historique, celui d'après 1789, celui où il s'agit
pour les écrivains de prendre Shakespeare (et d'autres, dont
Eschyle) pour modèle, pour idéal : devenir Shakespeare,
non en l'imitant mais en l'égalant, c'est-à-dire fournir
aux hommes de son temps ce dont ils ont besoin pour avancer vers
l'avenir, "Le drame de Shakespeare exprime l'homme à un
moment donné. L'homme passe, le drame reste, ayant pour fond
éternel la vie, le coeur, le monde, et pour surface le
seizième siècle. Il n'est ni à continuer, ni
à recommencer. Autre siècle, autre art." (II, 4, 4)
Les grandes idées rassemblées ici par Hugo ne sont chez
lui pas nouvelles, mais prennent une forme plus dense : l'art est la
région des égaux et ignore le progrès
contrairement à la science ; le génie comme flamme,
éclaireur du genre humain ; le génie littéraire
comme créateur de types : "Un type ne reproduit aucun homme en
particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ;
il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille
de caractères et d'esprits. Un type n'abrège pas, il
condense. Il n'est un, il est tous." (II, 2, 2) ; le poète
au service du peuple, chargé de "faire le peuple" ; la
nécessité de l'éducation ; la
nécessité de réécrire l'histoire en mettant
les "héros" (militaires) où ils doivent être, à
l'arrière-plan, pour s'intéresser aux transformations des
hommes et de leurs sociétés, et certaines pages
résonnent comme une anticipation de l'Ecole des Annales et de
l'histoire dans la longue durée.
Pour le travail de
François-Victor Hugo, dont la publication
commence en 1859 pour s'achever en 1864, Victor Hugo rédigera
une nouvelle préface, brève comme il se doit mais qui ne
sera publiée qu'en 1865, dans laquelle il insiste surtout sur
les difficultés que présente la traduction de Shakespeare:
"Shakespeare résiste par le style ; Shakespeare résiste
par la langue. Est-ce là tout ? non. Il résiste par le
sens métaphysique ; il résiste par le sens historique ;
il résiste par le sens légendaire. Il a beaucoup d'ignorance,
ceci est convenu ; mais ce qui est moins connu, il a beaucoup de
science."
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SHAKESPEARE
Hugo, avant de se pencher sur sa biographie, présente Shakespeare, I, 1, 2 :
"Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de
tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces
végétations propres au gouffre, cette démagogie
des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l'écume, ces
merveilleux levers d'astres répercutés dans on ne sait
quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses,
têtes confuses de l'innombrable, ces grandes foudres errantes qui
semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus,
ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces
furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces
naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains
mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l'abîme;
puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles
blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces
ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à
l'horizon, ce bleu profond de l'eau et du ciel, cette
âcreté utile, cette amertume qui fait l'assainissement de
l'univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait; ces
colères et ces apaisements, ce tout dans un, cet inattendu dans
l'immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement
variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et
ces paradis de l'immensité éternellement émue, cet
infini, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et
alors cet esprit s'appelle génie, et vous avez Eschyle, vous
avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez
Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c'est la même chose de
regarder ces âmes ou de regarder l'Océan. "
En I, 2, 2 Hugo dresse la liste des "génies" formant son Panthéon personnel, Shakespeare clôt une
liste de 14 noms (dont cinq proviennent de la Bible : Job,
Isaïe, Ezechiel, Jean de Patmos, Paul de Thrace) avant que ne s'y
ajoute Beethoven, génie allemand, génie musical.
Le texte, par ailleurs,
reconnaît grand nombre d'autres noms, mais ces quatorze-là
lui semblent installés sur un sommet indépassable.
"L'autre, Shakespeare, qu'est-ce? On pourrait presque répondre:
c'est la Terre. Lucrèce est la sphère, Shakespeare est le
globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère.
Dans la sphère il y a le Tout; sur le globe il y a l'homme. Ici
le mystère extérieur; là, le mystère
intérieur. Lucrèce, c'est l'être; Shakespeare,
c'est l'existence. De là tant d'ombre dans Lucrèce; de
là tant de fourmillement dans Shakespeare.
L'espace, le bleu, comme disent les Allemands, n'est certes pas
interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel; elle
le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute
et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est
un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la
naissance et l'agonie, entre l'oeil qui s'ouvre et l'oeil qui se ferme.
Ce secret, Shakespeare en a l'inquiétude. Lucrèce est ;
Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons
verdissent, les coeurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre,
il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les
forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel
flotte. La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple,
les actions et les idées, l'homme et l'humanité, les
vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les
diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux
des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur
Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la
terre, les morts en sortent.
Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres.
Shakespeare est frère de Dante. L'un complète l'autre.
Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la
nature; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui
nous apparaissent si diverses, sont dans l'absolu la même
unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se
mêlent par les bords et adhèrent par le fond; il y a de
l'homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La
tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de
Shakespeare; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être
même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut
enseignement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue
et en fait tomber des étoiles.
L'île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère
d'Armuyr, la plate-forme d'Elseneur, ne sont pas moins
éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque
par la sombre réverbération des hypothèses.
Le que sais-je? demi-chimère, demi-vérité, s'ébauche là comme ici.
Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l'horizon
crépusculaire de la conjecture. Dans l'un comme dans l'autre il
y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le
réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakespeare en
déborde; partout la chair vive ; Shakespeare a l'émotion,
l'instinct, le cri vrai, l'accent juste, toute la multitude humaine
avec sa rumeur. Sa poésie, c'est lui, et en même temps,
c'est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément.
Les génies recommençants, c'est le nom qui leur convient,
surgissent à toutes les crises décisives de
l'humanité; ils résument les phases et complètent
les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de
l'Asie et le commencement de l'Europe; Shakespeare marque la fin du
moyen âge.
Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantes la font
aussi; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu'un
aspect partiel ; l'esprit de Shakespeare est un total. Comme
Homère, Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux
génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux
premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte
gothique. C'était là leur mission, ils l'ont accomplie;
c'était là leur tâche, ils l'ont faite. La
troisième grande crise humaine est la Révolution
française; c'est la troisième porte énorme de la
barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le
dix-neuvième siècle l'entend rouler sur ses gonds. De
là, pour la poésie, le drame et l'art, l'ère
actuelle, aussi indépendante de Shakespeare que d'Homère.
"
Dans la deuxième partie
"Shakespeare - son génie", Hugo développe les raisons de
son admiration qui tiennent autant à ses créations de
types : Hamlet, Macbeth, Othello, Lear, Cordélia, qu'à sa
capacité de fouiller l'inneffable :
"Un des caractères du génie, c'est le rapprochement
singulier des facultés les plus lointaines. Dessiner un
astragale comme l'Arioste, puis creuser les âmes comme Pascal,
c'est cela qui est le poëte. Le for intérieur de l'homme
appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque
instant la surprise. Il tire de la conscience tout l'imprévu
qu'elle contient. Peu de poëtes le dépassent dans cette
recherche psychique.
Plusieurs des particularités les plus étranges de
l'âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment
sentir la simplicité du fait métaphysique sous la
complication du fait dramatique. Ce qu'on ne s'avoue pas, la chose
obscure qu'on commence par craindre et qu'on finit par désirer,
voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre du
coeur des vierges et du coeur des meurtriers, de l'âme de
Juliette et de l'âme de Macbeth; l'innocente a peur et
appétit de l'amour comme le scélérat de
l'ambition; périlleux baisers donnés à la
dérobée au fantôme, ici radieux, là
farouche."
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