20 octobre 1854 :
Arthur Rimbaud
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Photomontage à partir d'un détail d'une peinture murale d'Ernest Pignon-Ernest, 1978-79 (la peinture elle-même reprend le plus célèbre des portraits d'Etienne Carjat. Rimbaud a 17 ans sur la photographie) |
Ses contemporains ont, semble-t-il, été surtout
frappés par ses yeux. Mathilde, l'épouse de Verlaine,
rapporte ainsi sa première rencontre avec lui, dans les
Mémoires de ma vie : "C'était un grand et solide
garçon à la figure rougeaude, un paysan. Il avait
l'aspect d'un jeune potache ayant grandi trop vite, car son pantalon
écourté laissait voir des chaussettes de coton bleu
tricotées par les soins maternels. Les cheveux hirsutes, une
cravate en corde, une mise négligée. Les yeux
étaient bleus, assez beaux mais ils avaient une expression
sournoise que, dans notre indulgence, nous prîmes pour de la
timidité." Et son ami Delahaye écrira : "Sa seule beauté était dans ses yeux d'un bleu pâle irradié de bleu foncé, les plus beaux yeux que j'ai vus, avec une expression de bravoure prête à tout sacrifier quand il était sérieux, d'une douceur enfantine, exquise, quand il riait, et presque toujours d'une profondeur et d'une tendresse étonnante." Autre portrait qui ne dément pas la légende, l'ami de Verlaine, Lepelletier, dans la biographie qu'il lui consacre, en 1907, cherchant à dédouaner Verlaine de sa réputation d'homosexuel, décrit ainsi Rimbaud : "[...] c'était un gavroche sinistre, cet étrange garçonnet, dont on a récemment exhumé des vers étranges, au coloris sauvage, et d'une puissance bizarre. Il avait l'aspect d'un échappé de maison de correction. Mince, pâle, dégingandé, pourvu d'un appétit robuste et d'une soif inextinguible, avec cela froid, méprisant, cynique [...]" Dans Les Poètes maudits (dont on peut lire le texte à la BnF), Verlaine en 1883 (publication en revue d'abord, puis en plaquette en 1884), puis en 1888 dans une édition corrigée et augmentée, a pour projet de faire connaître les "poètes absolus" (Corbière, Rimbaud, Mallarmé, Marceline Desbordes Valmore, Villiers de L'Isle-Adam et lui-même). Il y présente ainsi Rimbaud :
Il y présente quelques poèmes dont "Le bateau ivre", recense un certain nombre d'autres poèmes dont il donne les titres en lançant un appel à ceux qui les détiendraient ; il y fait état de la disparition intégrale d'Une saison enfer, de la disparition des Illuminations : "Il courut tous les océans, tous les continents [...] après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments..."puis de leur réapparition. Il signale aussi en présentant Marceline Desbordes-Valmore et l'admiration qu'il lui voue qu'il en doit la connaissance à Rimbaud : "Quant à nous, si curieux de bons ou beaux vers pourtant, nous l'ignorions, nous contentant de la parole des maîtres, quand précisément Arthur Rimbaud nous connut et nous força presque de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans." |
LE PARCOURSLa vie de Rimbaud est à la fois fascinante et sans intérêt. Comme toutes les vies. Elle est courte : il naît le 20 octobre 1854, à Charleville, près de la frontière belge. Il meurt le 10 novembre 1891, à Marseille. 37 ans d'une existence, dont vingt placés sous le signe de l'errance. Verlaine l'avait surnommé "l'homme aux semelles de vent" et Mallarmé, en 1896, le dira "Ce passant considérable". Sa vie poétique est plus brève encore : son premier poème connu date de 1869 ("Les étrennes des orphelins") ; ses derniers textes poétiques de 1874. Après une scolarité plutôt brillante, le jeune Jean Nicolas Arthur Rimbaud fugue une première fois, en août 1870 vers Paris. Arrêté par la police, récupéré par Izambard (son professeur de rhétorique) il passe trois semaines à Douai dans la famille qui a élevé ce dernier, il y écrit et met au propre ce qu'on appelle "le cahier de Douai" (15 poèmes) confié à Paul Demeny, un jeune poète ami d'Izambard. Sa seconde fugue, en septembre, se termine aussi à Douai par le dépôt d'un 2e lot (7 poèmes) considéré comme la 2e partie du "cahier de Douai" En mai 1871, dans deux lettres, l'une adressée à Izambard, la deuxième plus prolixe, à Demeny, il définit son art poétique. Ce sont les deux lettres qui recevront plus tard le titre de "lettres du voyant" parce qu'il y définit l'activité du poète ainsi : "se faire voyant", non pas au sens de «pythonisse», mais de celui qui voit, de celui qui veut voir et qui rendant visible devient visible lui aussi. 1872 et 1873 sont les années les plus créatrices. Tout, ou presque, de ce que nous connaissons de Rimbaud, y compris, sans doute quelques Illuminations, est écrit dans ces années-là qui sont aussi les années de sa liaison avec Verlaine se terminant brutalement et bruyamment par des coups de revolver à Bruxelles (Verlaine tire sur Rimbaud et le blesse au poignet). Mais ces textes sont éparpillés et ne sont "récupérés", quand ils l'ont été, que dans les années 1880. On ignore exactement ce qui a disparu, hormis, peut-être, un texte intitulé La Chasse spirituelle dont fait état Verlaine dans plusieurs de ses lettres à des correspondants divers. Ce texte disparu fera quand même couler beaucoup d'encre, lorsqu'en 1949, il "réapparaît" . Breton, immédiatement, dénonce un faux mais la bataille sera vive même une fois les faussaires s'étant dénoncés. Jean-Jacques Lefrère, en 2012, a publié les résultats de sa recherche relative à ce fameux texte mais le mystère reste entier. En août 1873, Rimbaud rédige le seul recueil organisé par lui-même, Une saison en enfer, publié à Bruxelles, en 1873, dont seulement quelques exemplaires (les exemplaires de l'auteur) ont été distribués en leur temps (six, semble-t-il, dont trois seulement ont été formellement identifiés ), tout le reste ayant été retrouvé, dans les magasins de l'éditeur, en 1901, bien que la légende ait couru selon laquelle Rimbaud en avait brûlé lui-même tous les exemplaires. Leur découvreur apprenait en même temps, grâce au livre de comptabilité de l'imprimeur, que l'édition n'avait pas été payée. |
Couverture de l'édition originale, sans doute publiée à compte d'auteur, en 1873, chez Poot et compagnie, à Bruxelles. |
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En 1874, il
a vingt ans, c'est
fini. Rimbaud part, au sens propre (en Allemagne,
puis à Batavia, à Chypre, en Abyssinie —
à Harrar — où il vivra pendant dix ans) aussi
bien
qu'au sens figuré puisque nous ne connaissons plus aucun
texte
de lui, sinon des lettres parfaitement prosaïques, elles, et
quelques compte-rendus d'exploration destinés à
la Société de Géographie.
Il
reviendra en France en 1891, sans doute atteint d'un cancer dont
l'amputation de la jambe droite ne le sauve pas, puisqu'il en meurt,
à l'hôpital de Marseille, le 10 novembre 1891. Dès avant sa mort, dans les années 1880, grâce aux efforts de Verlaine pour faire connaître sa poésie, le poète était devenu une manière de mythe du poète adolescent, iconoclaste, rebelle. Reste une oeuvre éclatée, fragments où chacun brille de son propre éclat, sonorités nouvelles dont l'écho se répercute dans toute la poésie du XXe siècle. LE MYSTERECe qui fascine et fait rêver en Rimbaud c'est tout autant le côté comète de son passage dans le ciel poétique de la fin du XIXe siècle où, seul, Mallarmé lui fera pendant (pour l'importance du rôle joué dans l'évolution poétique du XXe siècle), que ce "renoncement", cet abandon des voies poétiques au profit d'une vie de tribulations se terminant assez tristement dans un lit d'hôpital, à Marseille. Ce qui fascine et fait rêver, c'est sa jeunesse, sa séduction que les portraits, surtout celui de Carjat, retouché, ont transmise, son désir d'ailleurs et tout ce que peut avoir d'incompréhensible une telle trajectoire. Le plus souvent d'ailleurs, c'est sur la vie de Rimbaud que se cristallisent les rêves, davantage que sur des textes poétiques d'un accès peu aisé, dont Segalen, un autre poète, disait qu'ils opposaient au lecteur leur "obscurité opiniâtre".Le mot "fulgurant" caractérise avec constance Rimbaud ; mais ce qui semble être un cliché n'en est pas moins le mot exact, au point qu'il semble inventé pour lui : la lumière et la beauté, la brutalité, le danger de l'éclair, l'oeuvre du jeune poète est cela précisément, un éclair dont la beauté est immédiate, visible, mais aussitôt se fait l'obscurité, d'où une interminable entreprise d'interprétation où les lectures les plus contradictoires voisinent. Ce mystère est d'autant plus troublant que le jeune homme de 15 ans donne le sentiment d'avoir eu fortement envie d'être publié, d'exister comme auteur ; il envoie des poèmes à des revues (et même, en vers latins, un poème de félicitations au prince impérial, le fils de Napoléon III, pour sa première communion), il écrit aux poètes reconnus, Théodore de Banville et Verlaine, accompagnant toujours de textes poétiques ses envois dans lesquels il demande à être publié. Et pourtant, il ne s'occupera jamais vraiment de ce que deviennent ses poèmes, et la publication, en 1886, des Illuminations dans la revue La Vogue, par les soins de Gustave Kahn, mais où Verlaine a aussi joué sa partie, ne suscitera de sa part aucune réaction. A Paris, Verlaine l'avait introduit dans des cercles poétiques, celui des "Vilains bonshommes" (injure que les Parnassiens s'étaient empressés d'adopter pour se désigner), celui des "Zutistes" fondé par Charles Cros. "Le bateau ivre" aurait peut-être été écrit pour le cercle des "Vilains bonshommes" ; il participe à leurs jeux poétiques (parodier, en particulier, les poètes les plus en vue) mais en même temps, il y paraît toujours en marge, à côté, prenant plaisir à scandaliser même ceux qui étaient des spécialistes du "scandale". Puis, à vingt ans, il tourne définitivement le dos à ces quatre années où de poèmes en poèmes, il bouleverse de fond en comble l'écriture poétique ; où il met en pratique ce que Baudelaire demandait dans le dernier poème des Fleurs du mal : "Plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau." Malgré la multiplication des biographies, malgré les enquêtes auprès des proches commencées dès sa disparition, malgré l'intérêt de tant de poètes aussi, aucune réponse n'a jamais été vraiment convaincante. Segalen, dans Le Double Rimbaud, un article publié au Mercure de France en 1906, l'expliquait par une erreur d'évaluation sur lui-même, attitude plus répandue qu'on ne croit, qu'un philosophe, Jules de Gaultier, avait étudiée à partir des personnages de Flaubert dans Madame Bovary, et qu'il appelait le "bovarysme" : C'est une explication qui en vaut d'autres, puisqu'à la vérité, Rimbaud n'en a jamais fourni aucune et son ami d'enfance, Delahaye, racontera longtemps après la mort du poète, qu'en septembre 1879, lors d'un séjour de Rimbaud chez sa mère, il en reçut cette réponse : "Le soir, après dîner, je me risquai à lui demander s'il pensait toujours à la littérature. Il eut alors, en secouant la tête, un petit rire mi-amusé, mi-agacé, comme si je lui eusse dit : «Est-ce que tu joues toujours au cerceau?» et répondit simplement : «Je ne m'occupe plus de ça.»" (Cité par Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud, éd. Fayard, 2001, p. 773) |
Pour en savoir plus sur l'écriture rimbaldienne : un remarquable site d'un professeur de français, monsieur Alain Bardel. Pour les passionnés, un site qui lui est consacré avec de nombreuses informations biographiques et le visage de tous ceux, de près ou de loin, qui ont fait partie de l'entourage de Rimbaud. A écouter : des poèmes de Rimbaud sur Vive voix des versions différentes du "Bateau ivre". A lire : le premier chapitre de Anicet ou le panorama roman (1921) dans lequel Aragon raconte à sa manière la biographie de Rimbaud. |