Anicet ou le panorama roman, Louis Aragon, 1921

coquillage




A propos d'Aragon ce site contient aussi
: 1. Une biographie de l'auteur - 2. Les Yeux d'Elsa (1942) - 3. "Ombres" (1941), "La guerre et ce qui s'en suivit" (1956) -










Anicet, première édition

Couverture de la première édition du texte, NRF, 1921. Le titre a perdu le mot "roman", suppression de l'éditeur, dira plus tard Aragon.

Tout d'abord, il est bon de le dire, Anicet ou le panorama roman est un texte jubilatoire. Par sa verve,  l'élégance de son écriture, l'invention continuelle qui y préside, et le jeu, jeu grave souvent, cruel encore plus souvent, désespéré et presque désespérant pour le lecteur, mais en même temps frivole, bondissant, joyeux dans sa fureur iconoclaste, il enchante à chaque phrase, il déconcerte, il interroge. Il noie le lecteur dans sa logorrhée, et le fait rire aux éclats au moindre répit qu'il lui accorde avant de le replonger dans le flux tourbillonnant de sa prose et de le laisser, tout étourdi au bout de ses derniers mots "M. Isidore Ducasse, ancien receveur de l'enregistrement, un bien digne homme."
Que l'auteur des Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont soit jugé "un bien digne homme" ne peut que réjouir le lecteur.

Rédaction et publication

Le récit est rédigé entre 1918 et 1920, le détail de cette rédaction se complique des témoignages divers qu'en a donné l'auteur lui-même à des moments différents de sa vie (Aragon a rédigé pas moins de quatre clés à propos de ce récit). Il semble cependant certain qu'il l'a commencé en 1918 (soit en septembre, sur le front encore, soit en novembre quand il est en Allemagne avec les troupes d'occupation), qu'il y a particulièrement travaillé durant l'année 1919, qu'il en a beaucoup discuté avec Breton, ce qui met quelque peu à mal la légende d'un Aragon franc-tireur du surréalisme avant même que celui-ci ne se donne un acte de naissance.
Ces discussions sont sans doute à l'origine d'une sorte de cassure perceptible dans le déroulement du texte dont l'élan initial (la quête de la Beauté) se fracture en irrémédiable perte, à la fin du sixième chapitre. Par là, Anicet... témoigne d'une circonstance —mais Aragon revendiquera toujours pour ses écrits poétiques ou non le poids de l'époque où ils naissent— d'abord celle du désarroi d'une jeunesse que la guerre, la destruction sanglante d'un monde aux valeurs desquelles elle ne croit plus, a laissé démunie, mais aussi d'une inquiétude qui est propre à la jeunesse, quels que soient les temps, l'inquiétude de la "récupération". La génération précédente, celle de leurs pères, Valéry, Gide, Apollinaire (qui n'est sauvé de cette méfiance générationnelle que par sa mort brutale en 1918) les ont accueilli comme des enfants prodiges (et non prodigues), leur ont ouvert les portes de la jeune NRF, Valéry a baptisé leur revue, Littérature (mars 1919) et ils ont peur de cesser d'être les séditieux qu'ils se veulent. Pour y échapper, il faut se radicaliser, refuser de s'inscrire dans quelque filiation que ce soit. Le récit d'Aragon témoigne à la fois de cette volonté d'affirmer une révolte permanente donc irrécupérable, en cassant tout, et, comme malgré lui, de l'impossibilité d'écrire en échappant aux héritages. Le texte est, en effet, tramé de références, d'allusions à la littérature passée (intertextualité) que ni l'ironie, ni l'humour ne parviennent à complètement déconsidérer.
En septembre 1920, les deux premiers chapitres paraissent dans la NRF sous le titre "Toutes choses égales d'ailleurs". En mars 1921, le roman paraît chez Gallimard, avec un titre amputé de son dernier mot "roman". La publication de l'extrait, comme le roman lui-même, portent en épigraphe, la réécriture d'une phrase de Tristan Tzara, empruntée au Manifeste Dada 1918 : "L'absence de système est encore un système, mais le plus sympathique." ("Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n'en avoir par principe aucun." T. Tzara)



Le titre

A première vue, rien de plus conventionnel que ce titre. Anicet est visiblement un nom propre, c'est même un prénom dont on trouve trace dans le calendrier, il annonce, comme il est habituel dans le genre romanesque, un personnage principal, précisé masculin, indéterminé socialement. Rares sont en fait les titres se bornant à un prénom, Armance (le premier roman de Stendhal, et dans les années cinquante, Aragon reconnaîtra l'importance de ce dernier dans son univers littéraire), Lélia (George Sand) qui est aussi une quête-enquête poétique en même temps qu'une méditation sur un choix de vie et ce qu'en disait Gustave Planche, en 1833, pourrait aussi définir le texte d'Aragon presque cent ans après : "L'exposition, le noeud, la péripétie et le dénouement de ce drame mystérieux se dessinent et s'achèvent dans les plis de la conscience." Là s'arrête bien sûr la ressemblance.
Le terme "panorama" qui suit le "ou" d'identification (bien mis en évidence par la typographie de la couverture de la première édition) propose au lecteur de découvrir à travers un personnage le tableau complet de quelque chose. Le terme reste énigmatique par son absence de précision. L'interrogation aurait pu être renforcée par l'adjonction du mot "roman", inclus dans le titre et non posé comme un sous-titre, mais l'éditeur, aux dires de l'auteur, l'a supprimé, peut-être parce qu'il le trouvait inutile ou peut-être inadéquat. Pour le lecteur d'aujourd'hui, il fait signe, car il souligne à plaisir le caractère supposé conventionnel du récit annoncé qui s'avance ainsi masqué et va lui exploser au visage. Un lecteur méfiant aurait pu s'interroger sur le choix du prénom qui se prête à des homophonies moqueuses: il cache le mot "âne", le mot "nice", synonyme de niais, vieilli certes, mais comme le dit Breton dès alors, Aragon a tout lu. Il y a de quoi s'amuser: l'âne hissé, l'âne y sait, mais aussi l'A n'y sait, où A fait écho à la première lettre du nom de l'auteur, sans compter que c'est aussi la première lettre de l'alphabet, donc le point de départ de l'écriture.
Le titre est donc un piège, même si le récit fournit une manière de panorama, ou un état des lieux littéraires de l'année 1919, et si, par certains aspects, il joue bien avec les caractéristiques traditionnelles du roman, car il possède des personnages et même une sorte d'intrigue qui se construit d'abord autour d'un roman d'apprentissage (Anicet en quête de la beauté moderne, puisqu'il est poète, et que la fonction du poète, comme l'a dit Apollinaire, est de dévoiler la Beauté encore non vue), puis un roman policier où ne manquent ni les meurtres, ni même la cour d'Assises.



Aragon, 1919

Louis Aragon, en 1919, au moment de la rédaction d'Anicet...


Organisation du récit

L'écrivain a distribué son récit en 15 chapitres titrés. Ces titres jouent de toutes les possibilités du rapport titre-contenu, du résumé (chap. 2 "Récit d'Anicet") à l'énigme à résoudre par le jeu de mots (chap. 5 "La carte du monde" où carte a le double sens de représentation géographique et de carte à jouer) voire le symbole (chap. 9 "Décès") Le récit est confié à un narrateur omniscient qui s'octroie toutes les libertés que lui avait données Stendhal après Diderot, interventions dénonçant la fiction, commentaires sur le personnage principal ou sur les autres, glissements vers la focalisation interne, voire externe, le narrateur est aussi désinvolte que son récit.
Du premier au sixième chapitre, Anicet, qui a été reconnu "poète", expédié par sa famille dans un voyage qu'elle espère salvateur (on se souvient de Baudelaire embarqué à Bordeaux), se cherche à travers ses rencontres, dont la première est celle de Rimbaud, qui tout mort qu'il est n'en raconte pas moins sa vie. Il finit par entrevoir sa Beauté, apparue dans une chambre d'auberge, sous les traits de Mirabelle (outre qu'il désigne un fruit, ce nom est porteur du mot "mire" qui au féminin a le sens d'objectif, de but, mais au masculin celui, vieilli, de médecin, sans compter que le "mira" initial sous-entend aussi le mirage, l'illusion) qui l'engage à se joindre à la confrérie de ses admirateurs qu'elle lui présente masqués. Parmi eux, un peintre, Bleu, qui semble le plus près de pouvoir la conquérir. Cette découverte faite, Anicet doit choisir sa voie, celle de "l'homme pauvre" (le poète dans sa mansarde, vieux cliché romantique) ou celle du "monde", de la réussite sociale, de l'argent, constatant alors que Mirabelle n'est autre qu'une femme du monde (ce qui n'est pas sans rappeler les désirs de Valentin dans La Peau de chagrin de Balzac, à l'égard de Foedora). Le sixième chapitre est une discussion dans un cinéma avec l'un des membres du groupe, Baptiste Ajamais, qui blâme sévèrement les tentations d'Anicet cependant qu'ils assistent sur l'écran aux noces de Mirabelle et d'un milliardaire. Ainsi, la beauté moderne n'est ni à conquérir, ni même à inventer, elle est à acheter. La quête tourne donc court. Que Rimbaud apparaisse au début de cette quête de la Beauté invite le lecteur à se remémorer Une saison en enfer qui commence par "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient. / Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l'ai trouvée amère. — Et je l'ai injuriée." Ainsi Anicet... se présente-t-il, à son tour, comme une nouvelle descente aux enfers, dont aucune Eurydice, cependant, ne pourra être ramenée. Ne reste que l'action.
Les neuf chapitres suivants développent un "roman noir" et burlesque dans lequel Anicet tue le physicien Omme, résolu à enlever Mirabelle à son riche mari, puis devient l'acolyte d'une bande de voleurs dont le chef est un autre membre de la confrérie des masques, le marquis della Robbia, ambassadeur, collectionneur et voleur, avant d'être poussé à l'assassinat du mari de Mirabelle, ce qu'il ne conduira pas à bien, Pedro Gonzales se suicidant sous ses yeux. Il est arrêté, jugé, et chargé de tous les meurtres qu'il n'a pas commis mais endosse, puisque la vérité ne saurait se faire entendre. Tout finit, comme de bien entendu, au café du commerce.

L'esthétique cinématographique

Mais l'apparente structuration linénaire, déjà mise à mal par la rupture du chapitre six qui fait glisser le récit d'un genre à un autre, celui du roman d'apprentissage à celui du roman policier, l'est bien davantage par le dialogue qu'il entretient avec l'art moderne, par excellence, le cinéma. Non seulement parce que le cinéma (comme lieu) est au centre du sixième chapitre, mais parce que le roman s'organise en séquences dont l'enchaînement juxtaposé fait penser au montage cinématographique. Le cinéma rejoint par ailleurs le rêve sur ce plan-là : on passe, par exemple, de la chambre de l'homme pauvre via la fumée odorante du cigare de Bleu au luxe d'un Club élégant avant de passer de celui-ci, en ouvrant une porte, dans la salle d'un dancing.
Parmi les cinéastes du temps qu'encenseront d'ailleurs les surréalistes, il faut penser à Louis Feuillade, par exemple au Trust (1911) ou à la série des Fantomas (1913-14). Nombre de scènes composant Anicet... reflètent l'esthétique que déploie le cinéma à ses débuts, chaque geste, chaque attitude devant se dessiner jusqu'à la caricature pour compenser l'absence de parole. Par ailleurs, si le personnage de la femme fatale a été inventé par les Symbolistes, à la fin du XIXe siècle, le cinéma s'en est emparé et lui a donné des incarnations qu'il va mener bien au-delà des années vingt, l'associant dans le vocabulaire, la vamp, au personnage (Irma Vep, anagramme évident de vampire) incarné par Musidora dans Les Vampires (Feuillade, 1916).
Mirabelle est une vamp littéraire et la beauté qu'elle incarne jusqu'à la dégradation doit tout autant à la quête poétique qu'à ces images empruntées aux écrans de l'époque.

Les clés

Aragon a écrit quatre textes pour s'expliquer sur ce récit, deux sont conservés dans la Bibliothèque Doucet, puisqu'ils ont été écrits à la demande de Doucet lui-même,  le premier qui semble contemporain du roman, l'autre a pour titre "Anicet 1923", les deux autres viennent des papiers de l'écrivain, le dernier ayant été publié en 1983 (un an après la mort de l'écrivain dans Digraphe, revue fondée en 1974 par Jean Ristat, héritier d'Aragon), on ne sait quand il a été écrit. Ces "clés" ne nous semblent avoir qu'un intérêt anecdotique, et ne viennent tout au plus que conforter l'idée qu'un écrivain fait feu de tout bois, y compris des éléments de sa propre vie. Que "Bleu" ait pour pilotis Picasso vient tout au plus nous dire l'admiration, teintée de scepticisme, du jeune Aragon pour celui qui est déjà reconnu comme un maître dans les années 1920. Que l'on doive reconnaître Breton dans Baptiste Ajamais, son portrait y incitait déjà : "Il fallait bien qu'il fût né au bout d'un grand fleuve, dans quelque port de l'Océan pour que ses yeux prissent cet éclat gris et que sa voix acquît certaine sonorité de coquillage quand il disait : la mer." (chap. 6) Que le "pauvre homme" se dessine à partir de Max Jacob, n'est pas d'un très grand intérêt pour la compréhension d'un texte qui n'a pas pour objectif de raconter des anecdotes.
Il est plus intéressant de constater ce retour de l'écrivain sur une de ses premières oeuvres, comme si elle-même était une "clé" pour l'écrivain lui-même. De fait, Anicet..., dans lequel les jeux de masques sont continuels, dans lequel aucun des personnages n'est jamais ce qu'il semble être, où le retrait d'un masque ne fait qu'en dévoiler un autre, nous prévient peut-être que l'écriture est toujours un piège. Tout est faux-semblant, vérité qui devient mensonge mais aussi mensonge qui dit la vérité. Anicet, lui-même, reculant d'abord lorsqu'il s'aperçoit que les tableaux qu'il va voler sont ceux de Bleu, découvre le plaisir de trahir, la volupté de trahir, comme Baptiste Ajamais brutalisant Mirabelle (là encore cliché : le voyou maltraitant la dame du monde qui se rend avec délice) pour qu'elle sauve Anicet, puis écrivant au procureur de la République pour le dénoncer ; Miranda, puis Mirabelle, trahissant leur amant et mari, la tromperie est toujours le fond des rapports humains et le désir perpétuellement ambivalent. Cette ambivalence des sentiments dont Freud a pu aider à reconnaître la profondeur est aussi une "clé" : "Il n'y a pas d'amour heureux" écrira le poète au coeur même de sa célébration de l'amour et de la femme aimée.
Par ailleurs, il permet sans doute de comprendre que l'amour et la poésie répondent au même désir, celui d'une plénitude, d'une fusion qui abolirait la solitude essentielle de l'homme qui est, finalement, celle de tous les personnages du récit.
C'est peut-être d'ailleurs Anicet..., qui propose une clé pour les dix dernières années de la vie d'Aragon qui ont tant défrayé la chronique. Le récit en effet se clôt sur le "café du commerce de Commercy" où des hommes vieillissants se retrouvent autour d'une table de manille, tous plus "comme il faut" qu'il n'est permis, anciens poètes devenus employés de bureau. La menace plane sur les poètes depuis bien plus longtemps que la mémoire de Rimbaud puisque Murger, dans Scènes de la vie de bohème (1851) en suggérait déjà l'horizon. il n'est pour les poètes d'avenir que dans la cour d'Assises (Anicet) ou dans le conformisme (tous les autres), gageons qu'Aragon avait des frissons d'horreur à l'idée de "se ranger", comme dit le langage courant et que tout, absolument tout, valait mieux que cette "fin", et vive le chaos qui est une fête, ou la fête qui est un chaos.



Accueil                    Aragon