Lélia, George Sand, 1833
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A propos de Sand, ce site contient : 1. un article sur la formation de l'écrivain - 2. une biographie de l'écrivain - 3. Un extrait de Lélia - 4. Une présentation de François le champi (1847/1850) - 5. Une présentation de La Petite Fadette (1848) - 6. Mauprat (1837) |
Publié en juillet 1833, c'est le troisième roman de George Sand. Gustave Planche (1808-1857) qui en avait suivi de près l'élaboration en présentait ainsi un extrait dans la Revue des Deux Mondes, en mai de la même année : "Lélia, autant que nous en pouvons juger sur une première et rapide lecture, participe du roman par la grâce piquante des détails, par la réalité simple et naïve, et en même temps du poème par l'élévation des idées, la grandeur des images et la beauté idéale des sentiments." Il ajoutait ensuite : "L'exposition, le noeud, la péripétie et le dénouement de ce drame mystérieux se dessinent et s'achèvent dans les plis de la conscience." Sand le remaniera fortement, en 1839, en modifiant, en particulier, le dénouement. Mais la version de 1833, dans la violence de son dénouement, dans les ellipses du récit comme dans les troubles psychologiques et intellectuels où sont plongés les personnages en font un texte particulièrement fascinant. StructureLe récit est divisé en cinq parties (comme une tragédie en cinq actes, dont Planche reprend l'image dans sa présentation en utilisant le lexique théâtral: exposition, noeud, etc.).L'intrigue en est très simple : un jeune poète, Sténio, est amoureux d'une femme, Lélia, qui ne parvient pas à répondre à son amour sur le même plan. Lélia a pour ami un certain Trenmor à qui cinq ans de bagne mérités ont permis d'atteindre la sagesse. Elle a aussi une soeur, Pulchérie, courtisane célèbre sous le nom de Zinzolina qui, elle aussi, aime Sténio avec dévouement et abnégation. Lélia, enfin, est aimée et haïe d'un prêtre, Magnus, dont la frénésie n'est pas sans rappeler le Claude Frollo de Notre Dame de Paris (Hugo, 1831). Pulchérie essaie de sauver Sténio du désespoir, comme l'essaie Trenmor ; la première en lui offrant les voies du plaisir, le second celles de la nature et de la méditation. La première partie présente les personnages, à l'exception de Pulchérie qui n'apparaît qu'à la fin de la deuxième. La troisième partie est une anamnèse : Lélia raconte sa vie à Pulchérie et les raisons pour lesquelles elle est incapable de répondre à l'amour de Sténio. Le dialogue des deux soeurs est aussi un échange philosophique sur des choix de vie qui opposent le relatif et l'absolu, le profane et le sacré, l'immanence et la transcendance, la matérialisme et l'idéalisme. |
George Sand en 1833.
Dessin de Musset qu'elle a rencontré en juin, à un dîner de la Revue des deux Mondes, à laquelle tous deux collaborent. Musset, avec Planche et Sainte-Beuve, fait partie de ceux qui ont admiré les deux premiers romans de Sand. |
Page de titre de la première édition de Lélia.
Exemplaire dédicacé à Gustave Planche "A Gustave Planche, son véritable ami / George / 1 août 1833" |
Publication
Le roman fait scandale et le dédicataire, lui-même, Henri de Latouche
(alors directeur du Figaro) en récuse la dédicace qui sera supprimée
dans la deuxième édition.
Il y avait de nombreuses raisons à cela. La première, sans doute, et la plus insupportable, était l'image de femme que transmettaient les deux personnages féminins : Lélia et Pulchérie. Deux personnages pour, en fait, une seule entité : Lélia dont le corps de marbre (la métaphore est continue soulignant à la fois la beauté et la froideur, l'absence de vie de ce corps) apparaît comme la coquille abritant un pur esprit en quête d'absolu; Pulchérie qui, elle, a confié le sens de sa vie au corps, aux sens et au plaisir. La première inquiète par son indépendance, ses réflexions; la seconde, par sa générosité. En effet, elle explique à sa soeur comment, adolescente (même si le mot est d'un emploi rare alors, les romantiques sont à l'origine de cette catégorie inexistante avant eux des âges de la vie), elle a découvert la beauté de sa soeur, et à l'instar de ce qu'écrira Stendhal dans De l'amour, qu'elle est une promesse de bonheur : "[...] en cet instant, le sens de la beauté se révélait à moi dans une autre créature. Je ne m'aimais plus seule : j'avais besoin de trouver hors de moi un objet d'admiration et d'amour." Pulchérie en devient l'incarnation de la quête de l'autre, alors que Lélia ne sort pas de la quête de soi. Du double récit de Lélia et de Pulchérie se dégagent des identités : le rôle des rêves et des fantasmes dans la construction de la personnalité; la quête éperdue, et désespérante pour Lélia, d'un sens à la vie dans un monde où seuls les hommes existent de fait. Leurs comportements, à l'une comme à l'autre, sont par ailleurs identiques à ceux des hommes : Lélia dans sa plongée philosophique et son inquiétude métaphysique; Pulchérie dans sa vie d'épicurienne, accepter le passager, le fugace, le relatif, accepter le bonheur que le corps peut donner. La deuxième était que Lélia donnait forme à ce que Musset développerait un peu plus tard dans La Confession d'un enfant du siècle (1836): le mal-être d'une génération se vivant comme une transition entre un monde perdu, celui des certitudes, d'un sens garanti par Dieu et la foi, et un monde à venir dont les contours se dessinaient sans être encore affirmés. La violence du dénouement, que ne rédimait guère la marche en avant de Trenmor, témoignait d'un désespoir qui était aussi sensible déjà dans La Peau de chagrin de Balzac (1831) : comment vivre dans la certitude de la finitude ? Mais la fable de Balzac par son épilogue en désamorçait la force émotive en faisant appel directement à la réflexion du lecteur. |
Eugène Delacroix, illustration de Lélia, Pastel, 1833, Musée Carnavalet |
Par
ailleurs, les personnages masculins ne devaient guère satisfaire davantage les
lecteurs. Magnus est un être torturé, tout droit sorti d'un roman gothique, prêtre malgré lui, mais aussi une créature profondément égoïste dont Sand dira plus tard, dans les Lettres d'un voyageur, qu'il était "l'enfance", ce temps de l'égoïsme, des désirs violents, de l'incapacité de passer au principe de réalité (dirait Freud encore plus tard). Sténio dont la jeunesse n'excuse pas vraiment la faiblesse, ni les enthousiasmes poétiques la veulerie, est l'objet de tous les amours : Lélia l'aime à sa manière, Trenmor veut le sauver de lui-même, Pulchérie lui donne ce qu'elle sait donner, le plaisir ; mais Sténio, enfant gâté, est incapable d'apprécier ce qu'il reçoit, n'aspirant qu'à ce qu'il n'a pas. En quoi il est bien le "double" de Lélia. Quant à Trenmor, sa sagesse, chèrement acquise, ne l'empêche pas d'être un marginal : d'abord joueur compulsif, puis escroc, puis bagnard. Marginal social, il est aussi marginal dans le développement du roman bien qu'il en soit l'origine. Avant de rédiger Lélia, Sand avait écrit l'histoire de Trenmor, proposée à Buloz (son éditeur) sous le titre même de Trenmor. Buloz l'avait refusée. A la suite de quoi, Sand, furieuse, cherche un autre éditeur, et tenant compte, malgré tout, des critiques, étoffe son récit en développant les deux personnages secondaires (Sténio et Lélia) qui vont prendre le pas sur le personnage de départ. Aucun de ces deux personnages ne parvient à dépasser ses contradictions pour atteindre l'étape que représente Trenmor. Mais pour le lecteur, celui-ci apparaît comme l'horizon désirable de l'âge vraiment adulte, celui où la raison l'emporte sur les passions, dont Sand disait, pour elle-même, qu'elle espérait devenir Trenmor. Dans la version de 1839, le personnage prendra un peu plus d'ampleur et de solitaire se fera solidaire en s'inscrivant dans un combat politique et social. SuiteLe roman a eu, sur ses contemporains, une influence considérable dont Isabelle Hoog Naginski fait un bilan dans un article intitulé "Lélia ou l'héroïne impossible".Presque deux siècles après, Lélia peut être lu comme une oeuvre romantique par excellence à la fois par les inquiétudes de ses personnages et le lyrsime de son style ; on y peut apprécier la finesse d'analyse sans fard d'une féminité en quête de soi et une sensiblité à la nature dont Lanson (historien de la littérature, 1857-1934) faisait déjà l'éloge. |
A lire : l'article de Gustave Planche sur Lélia, dans La Revue des Deux Mondes, août 1833 |