Mauprat, George Sand, 1837

coquillage



A propos de Sand, ce site contient :  1. un article sur la formation de l'écrivain - 2. une présentation de Lélia (1833) - 3. Un extrait de Lélia - 4. Une brève biographie de l'auteur - 5. Une présentation de La Petite Fadette (1848) - 6. François le champi (1848/1850) -









George Sand

Portrait de George Sand, détail, peinture anonyme, Herzog Anton Ulrich Museum (Brunswick , Allemagne)

Contexte

     Le roman, publié en 1837, en quatre livraisons successives, dans la Revue des Deux Mondes (1er avril, 15 avril, 1er mai, 1er juin), avant de l'être en volume la même année, est le résultat d'une assez longue gestation puisque les premières traces en remontent à 1835. Ce n'est alors qu'une nouvelle comme George Sand l'annonce à Buloz auquel elle envoie la première partie en mars, mais presque aussitôt, elle revient en arrière, et reprend son texte, considérant que "le sujet de Mauprat est trop fort pour une nouvelle". Il lui faudra encore deux ans pour le mettre au point, il est vrai qu'elle écrit d'autres textes parallèlement, que sa vie personnelle est aussi une source de tracas. En octobre 1835, à la suite d'une dispute avec son mari, Casimier Dudevant, plus orageuse encore que les précédentes, elle a fait une demande de séparation judiciaire au tribunal de La Châtre qui lui sera finalement accordée, lui permettant de retrouver sa propriété de Nohant, en juillet 1836. Il faut compter aussi avec les maladies des enfants, Maurice et Solange, les machinations de leur père (qui enlève Solange en septembre 1837), sa vie sentimentale qui n'est pas non plus de tout repos, et la rupture avec Musset (1835) n'est pas vraiment encore une page tournée.
     C'est aussi dans ces années-là (en 1835) qu'elle fait le connaissance de Michel de Bourges (Louis-Chrysostome Michel, 1797/ 1853)  qui sera son avocat dans le procès en séparation. Leurs échanges ne sont sans doute pas étrangers à l'écriture de Sand, à ce qui peut sembler une interrogation personnelle, comment à partir d'un présent bien peu enthousiasmant, car 1830 n'a pas fondamentalement changé la société que la Restauration avait imposée, espérer un avenir meilleur. Sans compter que, comme toute sa génération, Hugo, Dumas, etc., la question de l'héritage révolutionnaire la taraude aussi, d'autant plus que son père, comme ceux de Hugo et de Dumas, avait été enrôlé dans les armées de la République (1798), devenues ensuite armée napoléonienne où il faisait carrière. il était encore soldat lorsqu'il meurt, d'un accident de cheval, en 1808. Comment penser la violence révolutionnaire ?
      Mais les questionnements de l'écrivain ne doivent pas faire oublier qu'écrire est aussi un métier et Mauprat, comme tous les romans de Sand, c'est d'abord une "affaire". L'écrivain a besoin de gagner sa vie et sa correspondance avec Buloz (largement citée dans le dossier de Jean-Pierre Lacassagne de l'édition Folio-classique, 1981) en témoigne. C'est parfois un métier exténuant, comme elle le confie à Marie d'Agoult (elles ne sont pas encore brouillées) : "Le fait est que je me suis embarquée à fournir du Mauprat à Buloz [...] croyant que je finirais où je voudrais [...] Mais il s'est trouvé que le sujet m'a emporté loin et que cette besogne m'a ennuyé comme tout ce qui traîne en longueur..." L'aveu de l'ennui (suscité par la contrainte) et de la difficulté de finir se double, dans le même temps, de l'aveu d'une curiosité engendrée par le sujet lui-même : étant donnés une situation et des personnages, que peut-il, que doit-il se passer ?
Le roman est dédié à son ami d'enfance, Gustave Papet, dont elle raconte dans Histoire de ma vie qu'elle l'a connu (il a 8 ans de moins qu'elle) alors qu'il portait encore des robes (Pléiade I, 1970, p. 734). Médecin, mais suffisamment riche pour en faire une activité philanthropique, il a toujours été très proche de Sand.
En 1851, alors que Hetzel entreprend de publier les Oeuvres illustrées de George Sand, un direecteur de théâtre propose d'adapter Mauprat. Sand décide de s'en occuper elle-même et la pièce (drame en cinq actes, en six tableaux) est présentée, à l'Odéon, le  28 novembre 1853.





château de Commarque

Ruines du château de Commarque (Périgord noir) dont l'enfermement dans la végétation peut rappeler la Roche-Mauprat (imaginaire) du roman.

Une narration simple et complexe

     Quelques mots sur le titre, inhabituel chez Sand qui utilise plus volontiers le prénom (Indiana, Lélia, Jacques, etc.). Par ailleurs, ce nom propre "Mauprat" pourrait trouver son étymologie dans "male pratum", "mauvaise prairie", voire "mauvaise herbe", et de fait, le personnage qui est au centre du récit, est bel et bien une "mauvaise herbe" au sens du langage populaire qui désigne ainsi un "Mauvais sujet, vaurien ou enfant dont on n'attend rien de bon pour l'avenir" (TLF).
Le prologue met en place un récit enchâssé puisqu'il débute à la première personne, "je vous demande pardon de vous envoyer aujourd'hui une narration si noire"; celui qui s'exprime connaît bien le pays qui va servir de cadre au récit et commence d'ailleurs par là en décrivant le château en ruine de la Roche-Mauprat, les légendes et superstitions qui l'entourent, dont lui-même n'est pas exempt puisque durant son enfance il a "placé le nom de Mauprat entre ceux de Cartouche et de la Barbe-bleue" et d'ajouter "il m’est souvent arrivé alors de confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de l’Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des Mauprat". Mais ce premier narrateur n'est là que pour rapporter l'histoire racontée par le second, Bernard de Mauprat, 80 ans.  C'est lui qui s'exprime dans les trente chapitres qui constituent le roman. C'est un récit à peu près chronologique qui raconte son histoire entre l'âge de 7 ans et celui de 25 ans. Cette longue plongée dans le passé se fait au profit de deux auditeurs, deux jeunes gens, dont le premier narrateur ainsi caractérisé par le vieil homme " [...] petit jeune homme [...] Je sais votre caractère et votre profession : vous êtes observateur et narrateur, c'est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard." Ces auditeurs ne se manifesteront pas durant ce qui peut être aussi bien apparenté à une confession puisque le personnage donne pour but à ses confidences de laver "sa mémoire de tout reproche" qu'à la remémoration apologétique de la femme aimée, puisque de sa vie, il n'entend relater que les événements qui lui ont permis d'épouser enfin celle qu'il a aimée au premier regard et n'a jamais cessé d'aimer, même après sa mort survenue dix ans avant son récit.








Delaville

La Roche-Mauprat, gravure de H. Delaville d’après Tony Johannot pour les Œuvres illustrées de George Sand, Hetzel, 1852.

D'ailleurs, la notice de 1851, insiste sur cette dimension, une histoire d'amour plus idéalisée que réelle, mais dont la charge poétique pourrait "donner des idées" : faites de l'homme et de la femme des égaux, ayant l'un envers l'autre mêmes droits et mêmes devoirs, et vous aurez de vraies unions et non des simulacres.
L'ensemble est divisé, si l'on peut dire, en deux, comme un souvenir des contes rapportés dans les veillées : le premier jour correspond au récit allant du chapitre 1 à 11, et la fin, du chapitre 12 au chapitre 30, est racontée le lendemain. Le récit de Bernard s'interrompt parfois pour faire des portraits de personnages qui ont compté dans son existence, comme le "philosophe rustique" surnommé Patience, en raison de sa propension à utiliser ce mot, qui passe pour sorcier, meneur de loups, et vit en solitaire dans une tour abandonnée dans les bois, la tour Gazeau ; ou Marcasse, "preneur de taupes" qui débarrasse fermes et châteaux des animaux dits nuisibles, "fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants", ou encore de son ami Arthur, le scientifique, dont il fait la connaissance pendant la guerre de libération américaine, et, naturellement celui de son rival, le lieutenant général, Monsieur de la Marche.

L'intrigue

     Bernard de Mauprat est le dernier rejeton de la branche aînée des Mauprat, dit "Coupe-jarrets" car la famille a un lourd passé et pour le présent (dans les années 1770) est constituée du grand-père, Tristan, et de ses huit fils, tous plus mauvais les uns que les autres, vivant de rapines et d'extorsions. Le père de Bernard était le seul fils marié de cette famille, et il meurt d'un accident de chasse. L'enfant ne l'a pas connu. Elevé par sa mère, il devient orphelin à 7 ans et son grand-père ("un animal perfide et carnassier qui tenait le milieu entre le loup-cervier et le renard" dit de lui son petit-fils, presque 70 ans après sa mort) le ramène dans son repaire de la Roche-Mauprat, un château fort défendu par un pont-levis et ses hautes murailles. Il y vit jusqu'à l'âge de 17 ans, en ne recevant pour toute éducation que les préjugés dont sont imbus grand-père et oncles, dont l'essentiel est qu'un noble a tous les droits ("Un gentilhomme en sait assez quand il peut abattre une sarcelle et signer de son nom" proclame vaniteusement le gamin de 17 ans), le reste des hommes n'étant là que pour son bon plaisir.


H Delaville

Edmée, gravure de Henri Delaville d'après Tony Johannot.

      Mais la famille Mauprat est aussi constiituée d'une branche cadette (Mauprat dit "Casse-têtes", pour leur vaillance guerrière) dont le dernier représentant est Hubert de Mauprat, appelé "le Chevalier" parce qu'il a appartenu à l'orde de Malte avant de se marier sur le tard, veuf et père d'une fille de 17 ans, au moment où commence l'action, Edmonde, dite affectueusement Edmée. Ils habitent le château de Sainte-Sévère sis au milieu d'un parc.
Entre les deux branches de la famille aucun point commun si ce n'est l'orgueil nobiliaire (quoique différemment vécu dans l'une et l'autre branche) et la couleur brune des cheveux.
L'action se déroule dans les années 1770-1780, "Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la Varenne", région dont elle rappelle dans sa dédicace à Gustave Papet qu'elle l'a baptisée "La vallée noire" dont elle disait "la teinte varie selon les saisons mais par les soirs d'orage vous la verrez nettement noire." (cité dans un article de Cabanis, 1959)
     L'histoire débute avec la rencontre des deux cousins, lorsqu'Edmée, au cours d'une chasse, s'égare dans la forêt et, prise par la tempête, se retrouve à la Roche-Mauprat où il est question de la donner en pâture au jeune homme. Point n'est besoin de beaucoup d'imagination pour découvrir la suite : le jeune homme s'échappe avec la jeune fille et l'aventure peut commencer vraiment, car comme s'exclame Patience en les voyant ensemble "La colombe en compagnie de l'ourson ! [...] Que se passe-t-il donc ?" Comment transformer la petite brute en être humain ? comment socialiser celui que tous ne voient que comme une sorte d'animal, car "l'ourson" n'est pas le seul comparatif, le loup y joue, à juste titre, sa partie, et d'autres moins glorifiants comme le blaireau ou le milan que voit en lui la femme de chambre-dame de compagnie, Leblanc ? Comment transformer la "mauvaise herbe" ?
C'est donc d'une certaine manière, un roman d'apprentissage, qui est proposé là au lecteur. Et en vérité, ce n'est pas un roman mais plusieurs qui s'offrent à son plaisir, car ne nous y trompons pas, Mauprat est une lecture passionnante. Il s'agit bien d'aventures, avec ce qu'il faut de rebondissements et de surprises pour que le lecteur ait envie d'en savoir plus. Les personnages y sont attachants, suffisamment complexes pour donner envie de les mieux connaître. Les lecteurs ne s'y sont pas trompés puisque le roman a connu au moins 13 rééditions en une centaine d'années, avant de sombrer dans l'oubli (relatif) durant la seconde moitié du XXe siècle.



Roman d'apprentissage (roman de formation)

     Le récit rapporte, en effet, la trajectoire, ou plus exactement le cheminement difficile, d'un jeune homme prisonnier de préjugés (nobiliaires, masculins) tout autant que d'une "hérédité" violente. Celle-ci, qui s'exprime à l'état brut chez son grand-père et ses oncles, n'en est pas moins présente dans la branche cadette de la famille, et Hubert de Mauprat, le chevalier, est capable de mouvements d'humeur. Mais cette violence est contrôlée, s'extériorise dans la chasse (celle du loup, en particulier) et son dernier voeu sera de participer à une chasse au renard. Quant à Edmée, elle est aussi sujette à des violences intérieures, qui se manifestent parfois en gestes brutaux. Le narrateur le rappelle "Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère, habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie inflexible", ce qu'elle prouve en le menaçant de sa cravache, mais elle le reconnaissait elle-même en s'épanchant auprès de son confident, l'abbé Aubert : "J’ai lu La Nouvelle Héloïse, et j’ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison que je suis une Mauprat et que j’ai un inflexible orgueil, je ne souffrirai jamais la tyrannie de l’homme, pas plus la violence d’un amant que le soufflet d’un mari ; il n'appartient qu'à une âme vassale et à un lâche caractère de céder à la force ce qu'elle refuse à la prière." (chap. 11)
     Le jeune homme va donc suivre un long chemin pour apprendre à se discipliner, d'autant plus dur que sa jeunesse et son absence d'instruction le laissent à la merci de ses pulsions. Il faudra en passer par l'instruction, les savoirs transmis par l'abbé Aubert (qui se méfie fort de son élève), la réflexion que les conversations avec Patience vont fortifier (à grands renforts de références à "Jean-Jacques" comme il dit), les lectures du soir faites par Edmée. Il y aura des progrès et des rechutes, par exemple, la vanité, le sentiment d'être supérieur aux autres (autre version de l'orgueil nobiliaire), mais l'ouverture progressive au monde accomplira son travail. De la Roche-Mauprat au château de Sainte-Sévère était un premier pas, de Sainte-Sévère à Paris en est un second, puis de Paris, où il prend la décision de partir avec La Fayette, à l'Amérique où il restera six ans. Les six ans de guerre qu'il y passe, l'amitié avec Arthur, jeune naturaliste, l'amitié avec Marcasse venu accompagner M. de La Marche, engagé à son tour, vont parfaire sa progression vers la reconnaissance de ce qui sera l'idéal révolutionnaire ; nécessité de la liberté, égalité et surtout fraternité. Lorsqu'il rentre en France, il est mûr pour prendre sa place dans une société plus généreuse. Il le dit lui-même à ses auditeurs : "Un immense changement s’était opéré en moi dans le cours de six années. J’étais un homme à peu près semblable aux autres; les instincts étaient parvenus à s’équilibrer presque avec les affections, et les impressions avec le raisonnement. […] Il s’en fallait de beaucoup que je fusse un homme instruit ; mais j’étais arrivé à pouvoir acquérir rapidement une instruction solide." (chap. 17)


collection Nelson

Jaquette de la collection Nelson, 1913, d'après Tony Johannot : Edmée dans le costume de chasse tel que le décrit Bernard de Mauprat (chap. 6)


Le narrateur avait insisté, dès le départ, sur le caractère apodictique de son récit encadré par l'affirmation réitérée qu'il n'y a pas de destin : "si j'étais législateur, je ferai arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait prêcher ou écrire que l'organisation des individus est fatale, et qu'on ne refait pas plus le caractère d'un homme que l'appétit d'un tigre." (chap. II) ; "Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à y croire. Voilà la morale de mon histoire" (chap. 30)

Un manifeste féminin.

     "Féminin" et non "féministe". George Sand ne visait nullement le champ du politique (par exemple, le droit de vote réclamé par les "suffragistes") mais celui des droits civils, pas plus dans sa vie que dans ses romans. Les figures féminines qu'elle imagine, si elles revendiquent d'être traitées en égales par les hommes, n'entendent pas, le plus souvent, changer leur condition. Elles exigent une éducation digne de ce nom, leur liberté, les mêmes droits qu'ont les hommes, hors ou dans le mariage. L'héroïne de Mauprat, Edmée a été "privée de sa mère dès le berceau" (chap. 10), et son environnement a été masculin, père, curé, Patience. Sa femme de chambre- dame de compagnie, Leblanc, est une sotte, pleine de préjugés. L'éducation qu'elle a ainsi reçue a été identique à celle qu'aurait reçu un garçon et elle tient particulièrement à son indépendance.
     Comme elle va l'expliquer elle-même, la vive attraction ressentie pour Bernard ne l'a pas empêchée de comprendre que leurs relations seraient un échec si elle ne parvenait pas à le "civiliser" et pour ce faire, le tenir à distance. Elle lui confiera, alors que leur mariage est décidé, "Où en serions-nous aujourd'hui, grand Dieu ! tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union, et je t'aurai puni en t'abandonnant ou en me donnant la mort, ou en te tuant toi-même : car on tue dans notre famille, c'est une habitude d'enfance." (chap. 29)
     Le personnage d'Edmée se caractérise par sa "dualité". C'est le narrateur qui le constate dès sa première rencontre (ou c'est le narrateur devenu vieux qui tente de transmettre l'impression trouble que la jeune fille avait alors fait sur lui) : "Elle était d'une taille assez élevée, svelte, et remarquable par l'aisance de ses mouvements. Elle était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le mélange était incompréhensible ; il semblait que le ciel lui eût donné deux âmes, une toute d'intelligence, une toute de sentiment" (chap. 6)
     Tous les comportements d'Edmée sont à la fois ceux d'une jeune fille bien née et bien élevée en même temps que ceux d'une "amazone" (et Bernard garde une mémoire précise de son costume de chasse dans lequel elle est lui est apparue la première fois). Elle est une cavalière émérite, aime les courses dans les bois, la chasse "C'était une fière et intrépide jeune fille autant qu'une douce et affable châtelaine". Parfois aussi, Bernard qui voit en elle une "soeur", une 'mère", y voit aussi un compagnon "un jeune homme de mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le point d’honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui faisait les frères d’armes."
Elle propose ainsi au lecteur, comme à la lectrice, un modèle féminin alliant les vertus considérées comme féminines (la bonté, la charité, le souci d'autrui) et les vertus considérées comme masculines (l'indépendance, le courage, la volonté, l'énergie).






Delacroix
Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Eugène Delacroix, le parc de Nohant

un roman symbolique

     Inutile de chercher le "réalisme" dans ce récit qui, pour une grande part, tient du conte de fée. En effet, la transformation de Bernard c'est autant celle du crapaud devenant prince charmant sous l'effet d'un baiser que celle de la Bête redevenant le prince par l'amour de la Belle. Dès la première rencontre, le lecteur ne doute pas une seconde que tout cela finira par un mariage heureux et pas seulement parce que le narrateur s'empresse de l'énoncer avant même d'en conter les péripéties. Mais cet amour de conte de fée a aussi la charge de proposer à la réflexion des lecteurs un certain nombre de questionnements. Il y parvient en multipliant les oppositions, ce à quoi sert, en particulier, l'utilisation d'un matériau emprunté au roman gothique : orages, ténèbres, flammes, poisons, ruines, châteaux moyennâgeux, souterrain, chambres secrètes, tribunal, juges indignes, moines prévaricateurs, seigneurs cruels. Grâce à ces éléments, l'auteur met en scène l'opposition essentielle entre passé et avenir. Le passé inscrit dans la forteresse de la Roche-Mauprat, isolée, tapie dans un ravin, au plus fort des bois que hantent les loups, et dont les habitants perpétuent des modes de vie considérés comme d'un autre temps, en l'occurrence le Moyen Age, avec la violence et la brutalité attribuée aux grands féodaux. Comme il y a lieu de s'y attendre, la religion est tout aussi obscurantiste et l'alliance du noble et des moines, prévaricateurs naturellement, ne manque pas, "l'inquisition est l'âme de l'Eglise, et l'inquisition doit sourire à Jean de Mauprat" fait remarquer à Bernard l'abbé Aubert, lorsque resurgit, sous l'habit de moine, le pire des oncles de Bernard. La violence, la sauvagerie des Mauprat-Coupe-Jarrets, n'hésitant pas à s'en prendre à leur propre famille, brue, cousine par ailliance, voire neveu, comme l'oppression qu'ils font subir aux paysans des environs, leur mépris des lois, justifient  ce que le roman évoque à peine mais qui reste sa ligne d'horizon, l'explosion révolutionnaire.
     Face à ce monde délétère, mais condamné (à quoi servent les réflexions de Patience qui annoncent la Révolution future, et l'expérience de Bernard durant la guerre américaine), le monde qui émergera et qui n'est encore qu'une promesse, au même titre que le jeune "ourson", Bernard de Mauprat, est une possibilité d'être humain complet, se dessine dans le château de Sainte-Sévère, ouvert sur un parc (nature domestiquée), ouvert sur le village, accueillant les marginaux comme l'abbé Aubert accusé de jansénisme dans son village de Briantes et, finalement, chassé de sa cure, ou encore Patience dans une maisonnette mise à sa disposition. L'esprit des lumières règne sur le château. 


Dans le récit de Bernard, la Révolution de 1789 n'est qu'un épisode, accepté comme nécessaire ("Nous fîmes de grand coeur, et en les considérant comme de justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois de la république", chap. 30) malgré ses cruautés (que pleure Edmée), Bernard se battra ("Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya servir en qualité de volontaire") mais quittera l'armée lorsque (c'est implicite) elle deviendra armée de Napoléon. A Sainte-Sévère, après le mariage, se constitue la communauté des amis autour du couple ; l'abbé, Patience et Marcasse, pour être roturiers n'en sont pas moins membres de la famille, "jamais dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre". Ainsi se réalise le rêve d'une société égalitaire comme celui d'un couple égalitaire, béni de six enfants dont "quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis".
Comme Sand l'écrira dans le prologue de La Mare au Diable (1846), à ses yeux "L'art n'est pas une étude la réalité positive ; c'est la recherche de la vérité idéale..."





A lire
: sur ce que la pièce permet de mieux comprendre du roman, un article d' Olivier Bara "Mauprat en 1853. Le drame de l'Odéon" (décembre 2020)
Une étude très intéressante sur le nocturne de Pascale Auraix-Jonchière,  "La nuit dans Mauprat, forme et signification" (décembre 2020)
Un article sur la mise à l'index du roman de Philippe Boutry (2006) qui ouvre des perspectives de lecture.
Le roman d'Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent (1847) dont les personnages ont bien des points communs avec ceux de Sand, à la sauvagerie initiale de Bernard correspondent, pour des raisons similaires, celle de Heathcliff que personne ne rédimera et celle de Hareton que l'amour et la patience de Catherine Linton ramèneront vers la lumière. Il n'est pas exclu qu'Emily ait lu le roman puisque sa soeur Charlotte était abonnée à la Revue des Deux Mondes, et que les soeurs connaissaient le français.



Accueil               George Sand