LE SPHINX :  Un visage de femme, des griffes de lion, des ailes d’aigle...
Pour saluer George Sand

coquillage



A propos de Sand, ce site contient 1. une biographie de l'écrivain - 2. une présentation de Lélia, 1833 - 3. Un extrait de Lélia - 4. Une présentation de François le champi (1847/1850) - 5. Une présentation de La Petite Fadette - 6. Mauprat (1837)




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logo marquant les activités de commémorations du bi-centenaire de la naissance de George Sand








Victor HUGO, “Obsèques de George Sand", in Politique, éd.
Robert Laffont, coll. Bouquins,1985, p. 915.
                  Patuit dea : citation tirée d’un vers de Virgile “On vit qu’elle était déesse”.





La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l’idée. George Sand est une idée : elle est hors de la chair, la voilà libre ; elle est morte, la voilà vivante.
Patuit Dea.

Victor Hugo, 10 juin  1876



Le texte qui suit a été rédigé, pour servir de support à une conférence,  à l'occasion d'un hommage rendu à George Sand par le département des Lettres de l'université (UNESP) d'Araraquara (Etat de Sao Paulo, Brésil), en décembre 2004.




Si les commémorations ont un petit côté artificiel, leur avantage est pourtant de nous permettre de réévaluer des oeuvres que la postérité n’a pas toujours traitées judicieusement.  Ainsi en est-il de l'écrivain qui nous intéresse aujourd'hui et qui, après avoir, de son vivant, été regardée à l'égal de Victor Hugo, a progressivement glissé dans l'oubli, l'indifférence, pis encore, pour elle qui justement avait tenté d'y échapper en se choisissant un pseudonyme masculin, dans la littérature pour la jeunesse.
Je me sens honorée d'ouvrir cette journée de travaux. Et peut-être ai-je tort, car si honneur il y a, je ne peux m’empêcher de le trouver périlleux. Il me semble, en effet, très difficile de présenter un écrivain. Tout présentateur ne se trouve-t-il pas contraint de naviguer entre Charybde et Scylla ? Et bien téméraire est celui qui oublie que le naufrage le guette à chaque bordée qu’il tire. Va-t-il se laisser emporter sur les voies du biographique ? Il entend la voix de Proust lui répéter qu’il se fourvoie et que de l’homme à l’oeuvre, la distance est infranchissable.  Va-t-il s’en tenir à l’ébauche, au dessin toujours évanescent de cette “créature” virtuelle, de cette position imaginaire, qu’est l’auteur ? Mais ne risque-t-il pas constamment la surinterprétation ? Dans le premier cas, d’anecdotes en anecdotes, le risque d’éparpillement est patent comme nous en avons tous fait l’expérience à la lecture de biographies; les livres refermés, nous restons avec ce sentiment frustrant que toutes ces pages (les biographes ont tendance à être prolixes) peuvent se résumer à  : il — ou elle — est né, a vécu, est mort; accessoirement, il — ou elle — a écrit, peint, composé. Ce qui, convenons-en, ne nous avance guère. Dans le second, au lieu de donner à saisir un auteur, nous offrons le portrait d’un critique. Les admirables pages de Barthes sur Racine nous en apprennent davantage sur l’acuité d’un lecteur, sa finesse, sa sensibilité, bien plus encore sur ses postulats théoriques et sa conception de la littérature que sur Racine ; et ses adversaires de la Sorbonne avaient eu beau jeu, en leur temps, de mettre en évidence les incongruités d’une lecture qui faisait de Racine un ensemble de connotations propres à la 2e moitié du XXe siècle, et négligeait ce qu’il était : un écrivain du XVIIe siècle.
Que dire alors lorsque l’écrivain qu’il s’agit de présenter, est une femme qui choisit un pseudonyme masculin ? Parce qu’il s’agit d’une femme, la tentation biographique joue à plein, et il est fort commun de présenter George Sand par la liste des amants d’Aurore Dupin. Naturellement, le pseudonyme masculin se prête aussi à toute une fantasmatique autour du cigare et de la pipe (oui, cette femme aimait fumer), du pantalon (essayez donc d’imaginer ce que pouvait être marcher dans Paris au XIXe siècle avec des escarpins de tissu ou de cuir, si fins que le premier pavé venu les déchire à coup sûr, des robes, toujours coûteuses, qui ramassent la boue partout où elles la trouvent, et les rues de Paris n'en manquait pas alors...), de l’amitié  amoureuse avec Marie Dorval, puis Marie D’Agoult. Car, enfin, une femme libre, qui ne dépend de personne, dont les oeuvres se vendent, et bien, il n’en faut sans doute pas davantage pour susciter l’hostilité (manifeste ou latente) d’une société pour laquelle les femmes sont d’éternelles mineures. Selon les critères de cette société, elle ne peut être “qu’anormale”. D’autant plus que ses choix politiques n’arrangent rien.  Socialiste ! pensez-donc.  Et peu importe qu’il s’agisse du socialisme que Marx qualifiera d’utopique.  Le mot sent le soufre.
Si bien que tenter de présenter George Sand c’est aussi affronter le poids de préjugés ayant acquis, avec le temps, le statut de vérités, d’autant plus sans doute qu’ils se prêtent aisément à un certain goût du scandale loin de déplaire à nos contemporains. Mais à trop s’occuper de la femme on en oublie l’écrivain.
    Alors que reste-t-il ?  à la fois rien et tout. Si malgré Histoire de ma vie, George Sand inspire toujours l’ardeur biographique c’est que, sans doute, nous éprouvons le sentiment que cet écrivain nous échappe encore. Qu’il reste, comme l’écrit Dumas dans ses Mémoires, “ce génie hermaphrodite, qui réunit la vigueur de l’homme et la grâce de la femme ; qui, pareille au sphinx antique, vivante et mystérieuse énigme, s’accroupit aux extrêmes limites de l’art avec un visage de femme, des griffes de lion, des ailes d’aigle.” [Mes Mémoires, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, tome 2, p. 990]  Peut-être pouvons apporter une modeste contribution pour éclairer un peu cette énigme.  Parce qu’un auteur, un “être de papier”, une créature virtuelle, relève aussi bien qu’une personne de chair et d’os d’une temporalité et d’un contexte. De George Sand à Balzac ou Flaubert, quoique leurs postures (ethos) d’écrivains soient fort dissemblables, il y a davantage de points communs qu’entre George Sand et Mme de La Fayette, ou Marguerite Yourcenar, quoiqu’il s’agisse aussi de plumes tenues par des mains féminines.

Un visage de femme

Commençons donc par le cadre le plus large : celui d’un siècle, d’une temporalité dans laquelle la femme et l’auteur s’inscrivent :



1804  - 1876 : la trajectoire d’une vie, celle d’Amandine-Lucie-Aurore Dupin, fille légitime de Maurice Dupin et de son épouse Sophie-Victoire Delaborde, née à Paris le 1er juillet, devenue par son mariage en septembre 1822, baronne Dudevant, légalement séparée de son époux en 1836, mère de deux enfants, propriétaire d’un domaine à Nohant, hérité de sa grand-mère paternelle, et vivant de ses productions littéraires, de 1831 à sa  mort, survenue le 8 juin 1876, à Nohant, d’une occlusion intestinale.
1832 - 1876 : la trajectoire d’un auteur à succès qui commence à grands fracas par la publication d’Indiana et qui s’interrompt sur un roman inachevé: Albine. Un auteur certes un peu moins producteur que Dumas ou Balzac, mais pas loin. Un auteur qui, comme beaucoup de ses confrères, à la même époque, alimente la presse, l’édition, le théâtre. Un auteur “engagé”, bien que ce mot appartienne à la terminologie sartrienne et soit donc postérieur d’un siècle. Engagé dans ses oeuvres, engagé dans son travail de journaliste.

    Ces années sont, pour  la France et les Français, des années d’instabilité gouvernementale, des années aussi de transformations essentielles tant économiques que sociales:
1804 : an XII de la 1ère République, sa dernière année. Aurore Dupin naît en même temps que le 1er empire. Le 18 mai, la nouvelle Constitution confiait la République “à un Empereur qui prend le titre d’Empereur des Français”. Le 2 décembre, Napoléon Ier se couronne lui-même à Notre-Dame de Paris.
1814 : le 6 avril, Napoléon abdique sans condition. Première Restauration : Louis XVIII monte sur le trône.
1815 :  le 1er mars, Napoléon débarque à Golfe-Juan et monte triomphalement vers Paris où il arrive le 20 mars. 18 juin : Waterloo, fin du règne après l’aventure de 100 jours. RESTAURATION (Louis XVIII revient, qui meurt en 1824. Charles X lui succède).
1830 : révolution  (27/28/29 juillet - le 2 août Charles X abdique, il est remplacé par Louis Philippe)
1832 : avril, épidémie de choléra à Paris ; juin, émeutes à Paris, barricades (ce jour-là, celui de l’enterrement du Général Lamarque, le 5 juin, a été brandi pour la 1ère fois le drapeau rouge, dont il sera de nouveau beaucoup question en 1848. Lamartine faisant pencher, définitivement, la balance, du côté du drapeau tricolore).
1834 : émeutes à Lyon et à Paris
1848 : février, révolution, IInde république / juin : répression contre la révolte ouvrière.
1851 : 2 décembre, coup d’Etat de Louis Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, président de la République, en passe de ne plus l’être. Fusillade du Boulevard Montmartre. Exil d’un certain nombre de Républicains dont Hugo.
1852 : couronnement de Louis Bonaparte sous le nom de Napoléon III, Second Empire.
1870 : guerre avec la Prusse, défaite française à Sedan (3 septembre), déchéance de Napoléon III le 4 septembre. Proclamatiom discrète de la IIIe République.
1871 : mars-mai : commune de Paris. Répression sanglante. Puis installation difficile mais définitive de la République.



Naturellement, les dates retenues sont un choix, mais elles jalonnent de manière visible la lente et complexe et douloureuse transformation d’un monde, le passage de l’Ancien Régime à un nouveau, la rupture de 1789 n’en finissant pas d’irradier. De la première République (qui dure à peine 12 ans, en y incluant le consulat) à la troisième du nom, en passant par la deuxième (qui ne dure que trois ans), il faut presque un siècle pour que la démocratie s’implante définitivement en France.
Il y faudrait rajouter bien des émeutes, révoltes localisées, souvent extrêmement violentes (en 1828 à Brest, en 1831 à Paris, puis à Lyon, etc.) Elles ont parfois joué sur le plan imaginaire un rôle sans commune mesure avec leur poids historique. C’est le cas de juin 1832 : la résistance de la barricade de St-Merry, en particulier, a profondément marqué les esprits, autant que la répression de juin 1848,  blessure dont les Républicains l’ayant vécue ont porté la cicatrice toute leur vie durant. Hugo, par exemple, n’en finira jamais de se justifier, à ses propres yeux d’abord. Chez certains Républicains, dont Sand, cette image de guerre civile a été une telle hantise qu’elle explique, en partie, à la fois son refus de s’impliquer en 1851 et sa condamnation de la Commune dont Hugo dira aussi que c’était “une bonne chose mal faite”.
Si l’on résumait, on pourrait presque dire qu’au XIXe siècle, la France vit sur pied de guerre : quand le pays n’est pas en guerre avec l’extérieur, il est constamment au bord de la guerre civile, et quelquefois en plein dedans (juin 1848, décembre 51 et janvier 52, 1871). Un poète seul, sans doute, peut rendre sensible l'image, sinon exacte, en tous cas, parlante de ce qu'ont pu vivre les contemporains :


O Dieu ! Si vous avez la France sous vos ailes,
Ne souffrez pas, Seigneur, ces luttes éternelles ;
Ces trônes qu'on élève et qu'on brise, en courant ;
Ces tristes libertés qu'on donne et qu'on reprend ;
Ce noir torrent de lois, de passions, d'idées,
Qui répand sur les moeurs ses vagues débordées ;
Ces tribuns opposant, lorsqu'on les réunit,
Une charte de plâtre aux abus de granit ;
Ces flux et ces reflux de l'onde contre l'onde ;
Cette guerre, toujours plus sombre et plus profonde,
Des partis au pouvoir, des pouvoirs aux partis ;
L'aversion des grands qui ronge les petits ;
Et toutes ces rumeurs, ces chocs, ces cris sans nombre,
Ces systèmes affreux échafaudés dans l'ombre,
Qui font que le tumulte et la haine et le bruit
Emplissent les discours, et qu'on entend la nuit,
A l'heure où le sommeil veut des moments tranquilles,
Les lourds canons rouler sur le pavé des villes !

                V. Hugo, Les Chants du crépuscule, V (poème écrit en 1835 mais daté de 1832)


Sand, caricature 1848

George Sand, caricature d'Alcide Joseph Lorentz (1813-1891), 1848


Dans cette société profondément altérée par la succession rapide des événements qui l’ont conduite de 1789 à 1815, mais qui prétend, après 1815,  revenir sur ces vingt cinq années alors que ses institutions ont fait eau de toutes parts et qu’elle n’a pas d’autre choix que de faire avec, la bourgeoisie n’a pas l’intention de se laisser dérober ses acquis. Le XIXe siècle français en devient un tourbillon: l’émeute y couve à chaque carrefour parisien, et régulièrement l’émeute se fait révolution. Univers instable, monde mouvant en constantes mutations, techniques, économiques, sociales, qui se heurte à l’immobilisme de gouvernements plus timorés et répressifs les uns que les autres. Il est vrai que 200.000 électeurs y décident du présent et de l’avenir de plus de 30 millions de personnes. Et chose qui sans doute compte, une grande partie de la bourgeoisie, dont les intellectuels (les “capacités” dit-on à l’époque, autrement dit tous ceux qui sont nantis d’un diplôme), ne fait pas partie des électeurs. En compensation, ces "capacités" occupent tout le champ de la parole : universités, librairie (entendons: édition), presse en pleine expansion, théâtres. S’ils veulent exister, il leur faut changer ce monde. Et ils s’y emploient. Ils s’y emploient si bien qu’ils finiront par réussir. Chemin faisant, ils fabriquent de l’idéologie. Leurs maîtres mots : liberté, droits, progrès. Ainsi se crée, difficilement, le nouveau monde dans lequel la bourgeoisie va asseoir son pouvoir non sans combat ; quant au peuple (comme on dit à l’époque, c’est-à-dire  les pauvres, travailleurs de tous genres, des agriculteurs aux ouvriers en passant par les artisans, ceux qui sont à la limite de la survie) il fait les frais de la transformation économique, mais en retour, il se transforme aussi. C’est un monde, on l’a compris,  pétri de contradictions — et ce n’est pas une image, pensons par exemple, pour rester dans l’univers littéraire, aux débuts du Romantisme. Ces jeunes fanatiques (là encore le mot n’est pas hyperbolique) de la liberté artistique (lesquels hurleront à la première d’Hernani : “A la guillotine les genoux!” — les “genoux” étant les chauves, parce que vieux, défenseurs du classicisme), sont royalistes au départ, alors que leurs adversaires, classiques sur le plan littéraire, sont dans l’opposition sur le plan politique, des libéraux aux républicains. Un monde violent sur tous les plans, un monde instable nécessairement, à la fois prisonnier (volontairement parfois) du passé et aspiré par l’avenir.
    Et si l’on ne devait retenir qu’une image du XIXe siècle, pour le pire et pour le meilleur, ce serait celle d’un temps, qui s’est éprouvé tiraillé entre passé et avenir [ce n’est pas pour rien que c’est aussi le siècle des historiens] et a choisi de se tourner délibérément vers l’avenir, de s’ouvrir sur le futur, persuadé de travailler pour demain.  Ce que notait d’ailleurs, dès 1797, Joseph Joubert: “la postérité a remplacé les ancêtres.” Bien des attitudes, y compris littéraires, s’expliquent par cette aspiration, au sens physique du terme. Les hommes du XIXe siècle sont “aspirés”,  littéralement, vers le XXe. Tous les romans de Balzac le prouvent qui disent exactement le contraire de ce que l’homme s’acharnait à défendre ; lui, le légitisme déclaré, a signé des romans qui disent tous que la révolution est sans retour et le cheminement vers la démocratie, irréversible.
Pour en revenir à la première moitié du siècle, si la Restauration, comme son nom l’indique, est revenue sur des acquis révolutionnaires —mais pas sur d’autres, par exemple, la vente des biens nationaux, entendez: les propriétés de la noblesse émigrée et celles de l’Eglise —, en particulier en renouant avec une stratification sociale que les années républicaines, mais aussi impériales, avaient mises à mal, elle n’a pu effacer l’imaginaire égalitaire que tout le XVIIIe avait élaboré. La littérature en témoigne par ses récits de tentatives d’ascension sociale, en général ratées, par exemple  celle de Julien Sorel chez Stendhal et de manière particulièrement exemplaire, celle de Lucien de Rubempré chez Balzac (Illusions perdues, 1837), mais réussies parfois aussi, comme celle de Rastignac chez le même Balzac.
    C’est toujours, bien sûr, un monde masculin, dans lequel les femmes peuvent être égéries, épouses, mères, mais sauf exceptions extrêmement rares, ne peuvent exister ni par, ni pour elles-mêmes.
    Aurore Dupin est une femme de ces temps-là. Elle a eu le malheur, mais aussi la chance, d’avoir un père quelque peu tête brûlée, soldat de la République puis de l’Empire (comme celui de Dumas ou celui de Hugo), suffisamment dégagé des préjugés de son temps pour épouser une femme de “rien”, au grand dam de sa mère, qui toute fille illégitime qu’elle fût (elle était la fille naturelle de Maurice, Maréchal de Saxe) ayant épousé en secondes noces, après son veuvage, le fermier général Dupin de Francueil, avait un sens aigu des hiérarchies. Quand le père meurt, en 1808, d’un accident de cheval, il laisse l’enfant (elle a quatre ans) tiraillée entre l’hostilité de deux femmes, pour lesquelles elle est un enjeu: sa mère et sa grand-mère. La grand-mère gagnera, et ce sera encore une chance autant qu’un malheur. Un malheur parce que l’enfant ne peut pas ne pas vivre la séparation d’avec la mère comme un abandon dont porte encore trace, malgré tous les efforts de l’écrivain pour dédouaner la mère, Histoire de ma vie, autobiographie commencée en 1847. Une chance, parce que cette grand-mère, âgée et malade, donnera, involontairement d’ailleurs, à cette petite fille, le plus inestimable des cadeaux : la liberté. Liberté de vivre à la campagne avec de petits paysans, comme un “garçon manqué”, en compagnie d’un demi-frère plus âgé (il a 5 ans de plus qu’elle, étant né en 1799) et ce n’est pas rien. Là où les petites filles de son temps et de sa classe sont confinées dans l’apprentissage de la contrainte et de la mutilation, elle aura eu la possibilité d’épanouir son corps, privilège dont elle a suffisamment conscience pour le rappeler dans Histoire de ma vie :



Se priver de travail pour avoir l’oeil frais, ne pas courir au soleil quand ce bon soleil de Dieu vous attire irrésistiblement, ne point marcher dans de bons gros sabots de peur de se déformer le cou-de-pied, porter des gants, c’est-à-dire renoncer à l’adresse et à la force de ses mains, se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle débilité, ne jamais se fatiguer, quand tout nous commande de ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour n’être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l’âge, voilà ce qu’il me fut toujours impossible d’observer.

  Histoire de ma vie, éd. Gallimard, coll. Pléiade, tome 1, p. 466


Mais le refus de respecter les conventions (ce dont George Sand fera une volonté “l’impossibilité de”) visant à préserver le capital féminin, le seul qui soit permis, la beauté, pour entrer sur le marché du mariage, la jeune Aurore n’aura pas eu à le conquérir, il lui fut donné, par inadvertance, certes... Mais toute vie ne se construit-elle pas, un peu par inadvertance, de chances à saisir ? Celle-là Aurore aura su la saisir. Liberté du corps, mais aussi, mais surtout, liberté d’esprit : et d’abord la possibilité d’avoir un précepteur, peu pédagogue aux yeux du XXIe siècle, mais cultivé et pour lequel Homère et Le Tasse faisaient de convenables lectures pour un enfant de douze ans. Entre l’Iliade et la Jérusalem délivrée, il est difficile de ne pas apprendre la grandeur. Gageons que rares furent les petites filles de l’époque qui en eurent autant ; ensuite liberté de puiser dans la bibliothèque de la grand mère, composée en grande partie des philosophes du XVIIIe siècle.
Voici comment elle rappelle, dans Histoire de ma vie, cette fin d’adolescence à Nohant où elle dévore tout, après avoir longuement hanté Le Génie du christianisme de Chateaubriand :



En avant ! en avant ! Et puis je me mis aux prises sans façon avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz, Pascal, Montaigne, dont ma grand-mère elle-même m’avait marqué les chapitres et les feuillets à passer. Puis vinrent les poètes ou les moralistes : La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, que sais-je ?

  Histoire de ma vie, éd. Gallimard, coll. Pléiade, tome 1, p. 1051


Rappelons que nous sommes dans un temps où les lectures féminines sont particulièrement surveillées : la “pureté”, qui doit être la première qualité d’une jeune fille n’étant pas autre chose que l’ignorance, et constatons que là encore, la culture dont bénéficie la jeune Aurore est tout à fait inhabituelle. Elle ne connaît guère le latin, mais en revanche ses années de pension lui ont permis d’apprendre l’anglais. Et lire Shakespeare, quand on est une jeune-fille de 18 ans, en province, au moment où l’on se “bat” dans le champ culturel pour savoir si ce théâtre-là peut s’approprier les scènes françaises, c’est, dans la solitude, avancer du même pas que les jeunes gens, à Paris, qui inventent l’art du XIXe siècle. Ensuite, la chance d’échapper à la contrainte religieuse car la grand-mère, en femme des Lumières, n’a pour la religion qu’un respect tout mondain. Et même le passage au couvent des Dames anglaises, malgré la crise mystique qui affecte l’adolescente,  ne changera pas foncièrement le déïsme dans lequel se sont construites, sans qu’elle le perçoive, ses idées religieuses : il y a bien un Dieu garant de la certitude d’un sens, l’histoire du Christ fournit les premiers linéaments d’une vision égalitaire, mais ce Dieu, bienveillant et lointain, laisse l’homme libre de la férule des Eglises, libre d’imaginer le règne de la justice sur la terre et de chercher les moyens d’y parvenir. En somme, de manière un peu involontaire, la grand-mère a appliqué une éducation toute rousseauiste, non pas celle que Rousseau réservait à Sophie, mais celle qu’il voulait pour son Emile, ou celle qu’il remodèle dans Les Confessions : épanouissement de la sensibilité puis développement de la raison. 
Ajoutons que sur le plan économique, dans ce temps où pèsent sur tous, mais davantage encore sur les pauvres,  les crises  périodiques de subsistances et les épidémies (typhus, choléra et même variole — malgré le vaccin pour lequel les philosophes du XVIIIe siècle faisaient déjà campagne), c’est encore une chance d’être élevée dans un domaine à la campagne, qui pour n’être pas une grande propriété l’est assez pour nourrir ses habitants et leur permettre de vivre sans vrais soucis. Dans ce monde dur, où les solidarités, familiales et amicales, sont des contreparties indispensables, Aurore, à Nohant, apprendra l’amitié, l’échange, le respect d’autrui, le goût du bonheur, la valeur des hommes non pas mesurée à l’aune de leur statut social, mais à leur être et à leurs actes. Elle a été, et elle l’a dit, une “métisse” culturelle. Du monde maternel, elle a appris que la liberté c’est l’indépendance financière, et que cette indépendance financière ne se conquiert que par le travail ; que fortune, statut social, sont faits de hasard, que, de plus, dans le monde aléatoire qui est celui d’après 1789, rien n’en garantit la pérennité. Elle y a sans doute appris aussi, ce que bien peu de ses contemporains, de son groupe social en tous cas, et moins encore les femmes, devaient savoir : qu’il est dans le peuple, inculte, misérable, des êtres de valeur et que l’infériorité sociale n’est pas une infériorité de nature. Ce qui nous semble une évidence a mis des siècles à s’imposer. Du monde grand-maternel, elle a obtenu en partage les outils intellectuels (mais aussi une certaine sécurité matérielle qu’il ne faut pas négliger) lui permettant de se forcer une place dans le monde instable où il lui a été donné de vivre. Du père à peine entrevu et aussitôt perdu mais dont la grand-mère et la mère, sans compter le précepteur Deschartres, et le grand frère, n’ont cessé d’entretenir le fantôme, une sorte de vision de l’audace, une certaine aura de républicanisme assez semblable, toutes proportions gardées, aux images qu'Hugo prêtera à son jeune Marius dans Les Misérables. Histoire de ma vie en témoigne qui peut se lire comme un tombeau du père : plus de la moitié de l’oeuvre est composée de la correspondance entre le père et la grand-mère.
Somme toute, l’enfance et l’adolescence de la jeune Aurore Dupin ont construit une jeune fille nantie de toutes les armes qui pouvaient transformer une créature passive par destination en une créature active, prenant en charge sa vie. Il n’en reste pas moins que le poids de l’idéologie n’est pas si aisé à secouer. Tant d’autres ont plié sous le faix qu’il ne faut pas trop s’étonner si même George Sand continuera à être quelque peu Aurore Dupin, s’il lui faudra faire face à ce défi, que, même aujourd’hui, bien des femmes ne parviennent pas à vaincre : comment ne rien sacrifier de soi? Et, il s’en faut encore d’une dizaine d’années pour que “les griffes du lion et les ailes de l’aigle” transforment une jeune femme, peu ordinaire, sans doute, mais jeune femme quand même, en sphinx.
    Et puisque nous en sommes là, autant aborder la question la plus épineuse quand il s’agit de George Sand. Les critiques ont souvent voulu lire dans ses oeuvres les traces de l’influence qu’auraient eu sur elle ses rencontres et tout particulièrement ses passions amoureuses, voire ses foucades. Et les jugements des contemporains, qui avaient bien des raisons de dévaluer un écrivain qui les gênait singulièrement avec des romans aux sujets brûlants, n’a rien arrangé. Avec le temps, ils sont devenus parole d’évangile, ainsi de cette affirmation aussi habile que perfide de Delphine de Girardin : “Chacun de ses livres admirables porte l’empreinte de l’élection qui l’inspira. C’est surtout à propos de ses ouvrages que l’on peut s’écrier avec M. de Buffon : le style, c’est l’homme.” (La Presse, 8 mars 1837) Peut-être serait-il plus juste de penser que comme tous les êtres humains, plus encore sans doute les créateurs, elle rencontre ceux qu’elle a besoin de rencontrer pour clarifier, affiner, consolider ce qu’elle est déjà, ce qu’elle doit devenir. Tout créateur illustre la formule nietzschéenne : “Deviens ce que tu es”. Traitons-la comme elle a choisi de l’être : en écrivain. Et foin de la féminisation des mots. En francais, langue qui ne connaît pas le neutre, le genre grammatical n’a rien à voir avec le sexe. Qu’est-ce qu’un écrivain sinon une écriture, un style, la fameuse “petite musique” dont parle Proust ? L’idée, un peu trop répandue par les féministes militantes des années 70-80 du XXe siècle, qu’il y aurait une écriture “féminine” reste encore à démontrer.  Les premiers critiques d’Indiana ont encensé l’auteur en le soupçonnant d’avoir eu des informateurs féminins en raison de “la finesse de ses analyses de l’âme féminine”, disaient-ils. Ensuite, ils ont crié à l’évidence lorsqu’ils ont su que cet homme était une femme. Il n’empêche que l’évidence ne leur avait guère sauté aux yeux. Au lieu donc de dire que George Sand écrit sous l’emprise de ses passions amoureuses, demandons-nous pourquoi la question ne se pose jamais quand il s’agit d’un écrivain masculin.  De Musset, nul ne dit que sans George Sand, Lorenzaccio n’existerait sans doute pas. C’est pourtant le cas. Sans parler de La Confession d'un enfant du siècle (1836) et de sa dette à l'égard de Lélia (1833). Et nul, à ma connaissance ne s’est demandé quelle a été l’importance de George Sand pour la pensée de Ledru-Rollin ou de Pierre Leroux, quoique Pierre Macherey, dans un article particulièrment intéressant sur Spiridion [“Un roman panthéiste: Spiridion de  George Sand”, in A quoi pense la littérature ?, PUF, 1990], ait bien montré comment convergeaient les propres aspirations de Sand et la philosophie de Leroux, ce qui est un grand pas en avant, reconnaissons-le. Mais enfin, ce n’est qu’un pas, continuons donc à nous demander pourquoi les questions  sont toujours posées dans le même sens.
Aurore a aimé, a été aimée, a quitté, a été délaissée, quelquefois d’une manière assez déplorable [et Musset ou Chopin n’ont certes pas le beau rôle dans ces histoires], mais l’écrivain George Sand, dès 1832, dans Indiana, dessinait, avec le portrait-procès acide, et attendri en même temps, de l’homme charmant de son époque, sous les traits de Raymon de la Ramière,  les limites de la compréhension-incompréhension entre le masculin et le féminin, dans cette société-là.
    Après ses quelques années de mariage, ses deux enfants (1823, 1828),  tribut payé à la condition féminine, que vouliez-vous qu’elle fît ? sinon, fuir. Fuir l’ennui, la soumission, l’effacement, l’inexistence. Casimir Dudevant avait épousé Aurore Dupin, une charmante héritière, mais Aurore Dupin était autre chose qu’une jolie tête fragile couronnée d’anglaises, elle avait des rêves, des aspirations, des idées que le maternage et les beuveries maritales ne pouvaient guère combler. Il suffisait d’un rien pour qu’elle en prît vraiment conscience. Par “rien” entendons un regard qui lui rendît son “intégrité” : femme, oui, aussi, mais être humain d’abord.  Que le rien ait eu nom Jules Sandeau n’est peut-être pas si important que cela. Sinon qu’il apportait l’air de Paris, les discussions, les espoirs, le mouvement, qu’il réveillait, par son admiration et son désir, certainement, dans la jeune femme qui s’étiolait, le goût de vivre et de combattre. Et voilà sans doute comment Aurore eut le courage, c’en était un, et même franchement le “culot”, de négocier avec son mari une séparation qui le laissait maître de Nohant en échange d’une petite pension, de prendre sous son bras sa petite fille de deux ans et de filer à Paris gagner sa vie. Mais comment gagner sa vie quand on est sans qualification, qui plus est une femme ? Une seule possibilité : la littérature. Jules aussi avait une ambition : arriver. Lui aussi n’avait qu’une possibilité : la littérature. Ils vont donc écrire à quatre mains et bénéficier du réseau de solidarité berrichon, au premier rang duquel se trouve de Latouche, bientôt directeur du Figaro (1832), journal d’opposition, qui accepte de les enrôler comme rédacteurs avec un troisième larron : Félix Pyat, qui deviendra aussi un nom important dans le combat pour la République. C’est un début. Voici comment le rapporte Pierre Larousse dans son Dictionnaire encyclopédique. Ils écrivent, dit-il :



... sous le pseudonyme de Jules Sand, abréviation du nom de Sandeau. C’étaient quelques articles sur différents sujets, qui furent, d’ailleurs, peu remarqués. En 1831, une nouvelle, La Prima donna, fut insérée dans La Revue de Paris, et bientôt après parut un roman intitulé Rose et Blanche. Ce fut tout. Les deux collaborateurs devaient travailler désormais chacun de son côté, l’un pour voler à tire-d’aile vers les extrêmes régions de l’idéal et devenir une des illustrations littéraires de l’époque, l’autre pour planer sagement dans les sphères intermédiaires et devenir académicien.

Pierre Larousse, Grand Dictionnaire encyclopédique, volume 14


Ces quelques mots de Larousse soulignent la différence entre les deux jeunes gens, celui pour lequel la littérature est bel et bien la voie d’accès à un statut social que marque l’intégration dans l’Institution représentée par l’Académie, celui pour lequel, il s’agit de bien autre chose.  Au départ, l’un et l’autre ne doivent pas avoir des ambitions très différentes, Aurore et Jules veulent la même chose : exister, se faire un nom, être reconnus et donc vivre de leur travail. Mais les ambitions d’Aurore ne peuvent être exactement la mesure des oeuvres de George Sand ; entre les deux, il y a cet impondérable que l’on nomme parfois talent, parfois génie, il y a les chemins que lui fait prendre l’écriture, ce qu’elle confie avc humour à Laure Decerfz, après la publication d’Indiana : “A Paris Mme Dudevant est morte. Mais George Sand est connu comme un vigoureux gaillard”. Comme Proust l’a dit et redit : “un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.” [Contre Sainte Beuve, éd. Gallimard, coll. folio-essais ,1987, p. 127]  George Sand ne peut pas être la somme des moments vécus par Aurore, même si de l’une à l’autre il y a nécessairement des passerelles.

Des griffes de lion, des ailes d’aigle  

Voilà ! en 1832, une signature apparaît à la devanture des librairies : Georges Sand, Georges avec un S. Prénom ordinaire, dont Sand dira qu’il lui paraissait berrichon. Jules avait accepté de laisser leur pseudonyme commun, mais il fallait un prénom, pourquoi pas celui-là. Le choix d’un prénom masculin n’est guère difficile à expliquer : c’est une question de “marché”. Une signature féminine cantonne à un public limité : les femmes et les enfants. Littérature éducative. On comprend qu’un écrivain un peu ambitieux n’ait nulle envie d’être catalogué avant que d’être lu. Un nom masculin,  c’est une manière de passe-partout. Fulguration! “Mes pareils à deux fois ne se font point connaître / Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.” déclarait orgueilleusement le Cid à Don Gormas [Pierre Corneille, Le Cid, acte II, scène 2]. George Sand eût pu en dire autant. Voilà le jeune auteur propulsé au faîte de la gloire, gloire de scandale d’abord : Indiana est lu comme un réquisitoire contre le mariage. Du jour au lendemain, la jeune journaliste besogneuse est devenue un maître. A partir de là George Sand, qui devient très vite Mme Sand, est ce personnage public dont le nom apparaît régulièrement sur des couvertures de romans, en signature d’articles de journaux et qui défraie la chronique mondaine dans la mesure où ses oeuvres font “scandale”. Et elles feront toutes scandale. Naturellement, le scandale n’explique pas tout. George (dès la publication de Valentine,  le S disparaît du prénom, le rendant plus personnel, plus “exotique” aussi) est d’abord et avant tout un écrivain romantique. Et qui dit écrivain romantique dans les années trente, dit scandale !
Expliquons-nous. Lorsque la jeune femme qu’est Aurore, elle a 26 ans, arrive à Paris avec ses rêves d’indépendance, nous avons dit qu’elle avait longuement médité, ruminé (Jules Renard serait content du mot, lui qui traitait Sand de “vache bretonne de la littérature” - Journal, 23 février 1891) Le Génie du christianisme. C’est encore Théophile Gautier qui, dans ses Souvenirs du romantisme, publiés dans Le Bien public en 1872,  résume le mieux ce qu’a représenté Chateaubriand pour deux générations :  “Chateaubriand peut être considéré comme l’aïeul ou, si vous l’aimez mieux, comme le sachem du romantisme en France. Dans Le Génie du Christianisme, il restaura la cathédrale gothique ; dans Les Natchez, il rouvrit la grande nature fermée ; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne.” [éd. Seuil, coll. Ecole des lettres, 1996, p. 11]. Lectrice attentive de Chateaubriand, elle est toute préparée pour entrer dans une ville en effervescence où les Romantiques, victorieux sur toute la ligne (romanesque, théâtrale, poétique, picturale, musicale), sont maîtres du terrain, dans le genre armée d’occupation, acclamée par la jeunesse, vilipendée par les gens en place. Si Châteaubriand en est le dieu, Victor Hugo est le général en chef de l’armée. Une armée aux bataillons divers : depuis les généraux, amis intimes du général en chef, réunis dans “Le Cénacle” et qui ont été la première ligne, bataillant entre 1825 et 1830, pour conquérir enfin leur public (et le public) avec le triomphe d’Hernani, jusqu’aux sans-grades, jeunes écrivains, peintres, poètes souvent talentueux, ayant parfois connu un succès éphémère, mais dont l’étoile a pâli d’avoir dû être mesurée à l’aune des premiers. Tout proches de la première ligne, les maîtres poétiques, au premier rang desquels Lamartine ; les catalyseurs, comme Nodier qui réunit tout ce petit monde dans ses soirées à la bibliothèque de l’Arsenal ; les critiques dont Sainte-Beuve est le parangon : il fait et défait les réputations. Viennent ensuite, les plus jeunes, ceux du “petit cénacle”, autour de Gautier, qui hésite encore entre peinture et écriture, Nerval et Pétrus Borel. Musset un peu en retrait, parce que dans ce monde que régit l’enthousiasme, il traîne un ennui et un scepticisme, dont plus tard, Dumas dira à quel point il était insupportable : “Musset était un buisson d’épines. Il rendait la piqure pour la caresse [...] Pauvre de  Musset! Je crois qu’au fond il a été une des âmes les plus désolées de notre époque.” [Les Morts vont vite, éd. du Rocher, 2002 , p. 290].  Balzac n’est pas loin non plus. Et tant d’autres... Bien sûr, il faut y adjoindre les peintres et d’abord Delacroix, Boulanger, les frères Devéria; les musiciens, Meyerber, Liszt, Chopin, Berlioz ; des actrices et des acteurs, Marie Dorval, Frédéric Lemaître, et bien d’autres, des sculpteurs, des graveurs, des architectes, on n’en finirait pas de faire la liste. Il ne faut pas croire, parce qu’on les connaît moins, que les femmes soient totalement absentes de ce tableau: Delphine de Girardin, née Delphine Gay, est poétesse comme Louise Colet, et si Marie d’Agoult ne trouvera sa voie que bien plus tard, à la fin des années quarante, dans l’essai politique et moral sous la signature de Daniel Stern, elle est bien présente : son salon étant un des lieux de réunion des “sauvages”, comme les classiques appelaient ces jeunes iconoclastes. Le monde artistique bouillonne, surtout qu’entre les années vingt et trente, il s’est opéré un glissement essentiel, celui que Stendhal appelait de ses voeux dans ses articles sur Racine et Shakespeare, dès 1823-25, d’un certain nombre de jeunes royalistes (dont Hugo n’est pas le moindre), fer de lance du romantisme, vers les idées républicaines. Tous ces jeunes gens s’aiment, se détestent, s’encouragent, se critiquent férocement, tiennent le haut du pavé, font beaucoup de bruit, choquent, séduisent, provoquent, et de toutes leurs différences font cette unité que nos histoires littéraires nomment “romantisme”. Ils apportent une contribution ineffaçable au mythe de la jeunesse qui s’élabore depuis quelques années. Ils inventent la “vie de bohème” qui deviendra, dans notre imaginaire de la création, l’épreuve de feu de tout artiste authentique. C’est la première avant-garde de l’histoire artistique française, et elle a fière allure. Il faudra attendre un siècle et les surréalistes pour retrouver une telle vitalité, une telle richesse d’oeuvres, et un tel ensemencement de l’avenir. C’est encore Gautier qui en rapporte les traits à la fois de la manière la plus concise mais aussi la plus sensible, dans ses écrits de 1872:



Le caractère qu’on retrouve dans tous les débuts de ce temps-là est le débordement du lyrisme et la recherche de la passion. Développer librement tous les caprices de la pensée, dussent-ils choquer le goût, les convenances et les règles ; haïr et repousser autant que possible ce qu’Horace appelait le profane vulgaire, et ce que les rapins moustachus et chevelus nomment épiciers, philistins ou bourgeois ; célébrer l’amour avec une ardeur à brûler le papier, le poser comme seul but et seul moyen de bonheur, sanctifier et déifier l’Art regardé comme second créateur ; telles sont les données du programme que chacun essaye de réaliser selon ses forces, l’idéal et les postulations secrètes de la jeunesse romantique.


 
On reconnaît dans cette esquisse l’essentiel des traits dont sont porteurs les romans de George Sand. Le débordement de lyrisme se note à la fois dans l’évocation de la nature et dans celle des sentiments; le non-respect du goût peut se comprendre à plusieurs niveaux: celui de l’excès, il y a souvent dans les oeuvres de Sand un certain flamboiement peu éloigné du roman noir, version Ann Radcliff; celui de l’indiscrétion: dans quel roman contemporain ose-t-on dire qu’un homme de la bourgeoisie bat sa femme, comme un vulgaire charretier ? l’indifférence aux convenances qui l’ont si souvent fait accuser d’immoralité ; la sanctification de l’amour et de l’Art, indubitablement, partout et toujours, de 1832 à 1876. Bref, sur le terrain de l’écriture, George Sand est romantique comme le sont Hugo, Dumas, Sue et  Balzac lui-même n’en déplaise à Georges Luckács. Ce que Dumas appelle “les ailes de l’aigle” ; cet élan qui la fait planer à hauteur des plus grands de ses contemporains en terme de poésie, avec les mêmes exigences : le rythme, le mot propre, la métaphore adéquate, la couleur, le détail véridique. C’est à se demander, parfois, comment Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights, 1847) d’Emily Brontë, qui ont tant à voir avec Mauprat (1837), font partie de toute bibliothèque qui se respecte alors que le second est aujourd’hui si peu lu. Pour ajouter un seul mot à ces qualités de poète au sens de créateur, il faudrait aussi se pencher sur la construction des récits. Elle a beau affirmer qu’elle écrit sans système, ce qui est sans doute vrai au niveau le plus superficiel, celui auquel se situent tous les Romantiques dans leur affirmation de la spontanéïté, de “l’inspiration”, il n’en reste pas moins que la structuration de ces romans ne laisse rien au hasard. Prenez Indiana, c’est son premier roman, a-priori il a tout pour laisser voir les maladresses de la débutante qui veut tout dire en une seule fois, mais cette histoire d’une jeune femme malheureuse, prise au piège de sa passion pour un charmant “imbécile”, change totalement de sens avec son dernier chapitre où le lecteur découvre que le narrateur lui a raconté une histoire qu’un autre narrateur lui a racontée, si bien que le personnage d’Indiana ne nous est accessible que sous le filtre de deux regards masculins successifs. Indiana, l’Indienne, la sauvage, la barbare, “infans” non encore pourvue de parole propre, l’Autre.
Comme ses pairs, Sand a joué de toutes les possibilités qu’offrait cet instrument illimité : le roman.  Et, par exemple, les récits du cycle dit “champêtre” sont de petits bijoux de narration dans lesquels l’auteur joue à sertir les pierres brutes du parler local dans la masse de la langue nationale pour produire ce chatoiement particulier dont il semble que Giono, seul, au XXe siècle, ait réussit à en produire un semblable dans quelques-uns  de ses plus beaux romans.
Mais ce romantisme dans le choix des moyens mis en oeuvre n’est pas encore suffisant pour produire le sphinx. Il y manque les griffes du lion.  Comme tous ses contemporains de poids, George Sand entre en littérature à ce niveau exact où dès les années vingt, ils se situaient, quand St-Valry, dans La Muse française en rendant compte des Odes de Hugo soulignait: “Ecrire, ce n’est plus pour eux [les jeunes écrivains] le vain désir de briller, c’est remplir le plus beau ministère parmi les hommes, c’est venger la justice qu’on outrage, le malheur qu’on calomnie, la vraie liberté qu’on déshonore, l’humanité toute entière  blessée dans ce qu’elle a de plus cher et de plus sacré.” [Cité par Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne. Ed. Gallimard, coll. bibli des idées, 1996, p. 299]. Le plus intéressant, dans cette formule c’est qu’elle peut aussi bien s’appliquer au Hugo des Odes qu’à celui des Misérables, aussi bien à Balzac qui avait décidé de prendre l’homme tel qu’il est, qu’à Sand dont Balzac disait qu’elle cherchait “l’homme tel qu’il devrait être” [George Sand, Histoire de ma vie, éd. Gallimard, coll. Pléiade, tome 2, p. 161] Tous sont convaincus, dès qu’ils se mettent à écrire que l’écriture est un ministère sacré : écrire, c’est transformer. Naturellement, entre les années vingt où St-Valry écrit et les années trente du plein épanouissement du romantisme, les implicites ne sont plus les mêmes : la royauté est devenue la République, la religion est devenue celle de l’humanité elle-même, mais le mot d’ordre est le même. Ce n’est plus le regard vers le passé  qui forme à la mission mais celui vers l’à-venir. Ces écrivains étaient bel et bien sartriens avant la lettre, ils n’ont jamais pensé qu’un vers, une phrase, un mot étaient innocents. Ils ont hérité cette certitude du XVIIIe siècle, sur le plan théorique, et ils savent, par expérience, les pouvoirs de l’opinion publique. C’est d’ailleurs elle, via les critiques, qui décortique leurs oeuvres à la recherche des idées qu’elles véhiculent explicitement ou implicitement. Une grande partie de la correspondance de Sand avec Balzac, ou plus tard, avec Flaubert, porte sur leurs conceptions de la littérature. Avec Balzac, Sand partage la certitude que l’écrivain a une mission, même si celle-ci peut emprunter des voies différentes pour parvenir à ses fins, comme en témoigne la conclusion  du premier chapitre de La Mare au diable (1846) qui oppose leur deux visions:



[...] nous ne voulons pas dénier aux artistes le droit de sonder les plaies de la société et de les mettre à nu sous nos yeux; mais n'y a-t-il pas autre chose à faire maintenant que la peinture d'épouvante et de menace? Dans cette littérature de mystères, d'iniquités, que le talent et l'imagination ont mise à la mode, nous aimons mieux les figures douces et suaves que les scélérats à effet dramatique. Celles-là peuvent entreprendre et amener des conversions, les autres font peur, et la peur ne guérit pas l'égoïsme, elle l'augmente.

    Nous croyons que la mission de l'art est une mission de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps naïfs, et que l'artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour atténuer l'effroi qu'inspirent ses peintures. Son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une étude de la réalité positive; c'est une recherche de la vérité idéale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et plus sain à l'âme que Le Paysan perverti et Les Liaisons dangereuses.



Avec Flaubert, la dispute sera autre. Mais ce sera un autre temps où les romantiques devront affronter de nouvelles générations d’écrivains qui ne voudront plus entendre parler d’utilité en art. Gautier, qui se sera écarté d’eux, avait déjà écrit de manière polémique en 1835 :  “tout ce qui est utile  est laid”.  Sand, quant à elle, ne se départira jamais de la certitude que l’écrivain a une responsabilité sociale. Hugo non plus, d’ailleurs, témoins les romans postérieurs aux années 1860 : Les Misérables, L’Homme qui rit, Les Travailleurs de la mer ou Quatre-vingt-treize.
De quoi s’agissait-il ? “d’exprimer la société”. Non seulement dans son présent mais dans son devenir.  Le “il faut être absolument moderne” de Rimbaud, dans les années 1870, était déjà le mot d’ordre des romantiques. Tous les romans de Sand s’emploient à le faire. Ils ont la plupart du temps pour cadre la société contemporaine, et leurs personnages se proposent aisément à l’identification pour les lecteurs.  Ces romans doivent faire naître des émotions, ils visent des sensibilités d’abord, le raisonnement viendra ensuite. Si les personnages et leurs aventures sont les supports de cet éveil de la sensibilité, les narrateurs sont ceux du raisonnement. Ces derniers, chez Sand comme chez les autres romantiques, sont toujours des personnages actifs qui orientent les interprétations. Ne nous en étonnons pas. Les romantiques, devenus proches des républicains, voire républicains eux-mêmes, sont tous disciples de Condorcet, spécialement du Condorcet auteur de l' Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Ecrit en 1793, alors que Condorcet est entré dans la clandestinité après avoir été décrété d’arrestation en juillet, le livre ne sera publié qu’après la mort du philosophe, en 1795, aux frais de la Convention et avec un tel succès que les premières années du XIXe siècle le verront sans cesse réimprimé. Comme pour lui, éducation est, avec liberté, droits, progrès, leur maître-mot parce que leur panacée  Chez Sand, cette “éducation” de manière explicite ou non, volontaire ou non, consiste à prôner le “métissage”: celui des classes, celui des sexes, celui des cultures, la France étant encore au XIXe siècle une mosaïque de cultures, étant encore une mosaïque de langues que seule l’école obigatoire (après 1870) transvasera dans une seule langue. C’est ainsi que dans le beau roman sur la musique et l’art que sont Les Maîtres-sonneurs, la leçon politique est bien que seule l’alliance peut conduire à l’harmonie puisque comme l’affirme le grand Bûcheux, le vrai maître, “la plaine chante en majeur et la montagne en mineur” : c’est de leur mariage et de leur dépassement dans une nouvelle création que peut surgir la Beauté. Il est aisé de comprendre pourquoi le mariage est un thème essentiel ; il est, sur le plan des sensibilités une propédeutique, un symbole, voire une métaphore permettant de montrer comment seul l’amour peut transformer les différences en facteurs d’harmonie. Si les oeuvres de Balzac peuvent ête analysées, et Nicole Mozet (Balzac au pluriel, 1990) l’a prouvé,  au niveau du rôle qu’elles ont pu jouer, sur le plan imaginaire, dans l’unification du territoire français au cours du XIXe ; il est à souhaiter que quelqu’un se décide un jour à étudier le rôle que ceux de Sand ont aussi joué dans l’unification d’un peuple. Et si tous les romans de Sand proposent aussi une “utopie” comme le XXe siècle le lui a tant reproché, à commencer par Indiana et son île de Bourbon, refuge des vrais amants, ces pages de rêve ont pour fonction d’ouvrir l’apologue, la parabole  sur l’espoir, sur l’avenir.
Au fond, ce que tout le XXe siècle lui a reproché, ce sont ses qualités. Comme pour tous les romantiques après 1830, il s’agit pour elle de combattre pour la liberté, pour l’égalité, pour la fraternité. Pas un seul de ses textes qui ne monte à l’assaut du public en brandissant ces trois bannières. Et cela dès Indiana. Si ses personnages sont “idéalisés”, c’est parce qu’ils se placent à l’horizon, celui de la république qui serait aussi socialiste, entendons dont les préoccupations premières seraient sociales. Et Ralph Brown, le généreux, était déjà le républicain face au bonapartiste attardé qu’était Delmare, le brutal, et au royaliste, l’égoïste,  qu’était Raymon de la Ramière. En quoi elle ne rêve pas différemment de Hugo ou de Dumas. Liberté pour chacun de choisir sa vie, égalité de chances pour les hommes et les femmes, égalité de chances aussi pour tous, pour qu’un artiste comme Joset, né dans un milieu paysan, incompris nécessairement, emprisonné aussi par des traditions, des habitudes, des coutumes, puisse déployer son talent au lieu d’en mourir  (Les Maîtres sonneurs) ; pour qu’une jeune paysanne comme la Fadette (La Petite Fadette) ou qu’un jeune enfant trouvé comme François (François le Champi) ne soient pas condamnés avant même d’avoir existé, l’une pour être la petite fille d’une “sorcière” et la fille d’une “femme perdue” comme on disait alors, l’autre pour être un bâtard ; pour qu’un Pierre Huguenin, charpentier (Le Compagnon du tour de France), puisse épouser la jeune fille qui l’aime et qu’il aime, même si elle est comtesse. On a beaucoup reproché à Sand d’écrire des contes de fées, de raconter des histoires invraisemblables, de créer des personnages trop beaux, trop généreux, trop vertueux et puis, sans doute, mais nul n’osait vraiment le dire, bien trop intelligents pour la classe à laquelle ils appartenaient. C’est ne pas s’interroger sur les raisons du succès de George Sand, car elle est lue, continuellement rééditée au cours du XIXe siècle, et si Dumas, Hugo, Balzac, Flaubert, Larousse la saluent aussi bas que Dostoievski, Tourgueniev, Henry James ou Walt Whitman — ce qui fait un public assez bien choisi !— c’est bien pour la raison qu’elle écrit des romans de “l’idéal” plus aptes, peut-être, pour le public de son temps, celui qu’elle vise, à répondre, aux interrogations qui sont les siennes.
    George Sand, dans Histoire de ma vie [tome 1, p. 656], racontant ses démêlés avec la femme de chambre de sa grand-mère, Julie, dresse le portrait cette femme, “esprit supérieur”, dit l’écrivain,  autodidacte, et, à son propos, glisse cette confidence : Julie avait commencé par lire des romans “dont toutes les femmes de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent à elle quand j’en écris.”  Et son premier roman mettra en scène une femme de chambre, Noun, à laquelle sera donné le destin d’Ophélie. Le narrateur commentera le malheur de Noun en dressant le portrait de son séducteur :



Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa réputation, ce courage qui eût dû la faire aimer davantage, déplut à M. de la Ramière. La femme d’un pair de France qui s’immolerait de la sorte serait une conquête précieuse ; mais une femme de chambre! Ce qui est héroïsme chez l’une devient effronterie chez l’autre. Avec l’une, un monde de rivaux jaloux vous envie ; avec l’autre, un peuple de laquais scandalisés vous condamne. La femme de qualité vous sacrifie vingt amants qu’elle avait ; la femme de chambre ne vous sacrifie  qu’un mari qu’elle aurait eu.

Indiana, éd. Gallimard, coll. Folio, 2004, p. 75)



C’était un début pour le moins brutal et les griffes du lion s’enfonçaient profondément dans l’injustice sociale, aussi profondément que lorsque Dumas dans La Comtesse de Charny [édition Robert Laffont, coll. Bouquins, 1999, chapitre 55, p. 375]  s’offrira le luxe insolent d’intégrer la totalité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celle de 1789 dont l’article 2 fait de “la résistance à l’oppression” un droit, dans son feuilleton, en plein second Empire. Ou comme celles de Hugo lorsque Lamartine déplorait que Les Misérables donnassent de l’espoir au peuple : une mauvaise action, selon lui. Ecrire pour les femmes de chambre ! quel mauvais goût ! Leur donner à croire qu’elles valent n’importe quelle grande dame, fi donc ! Et pourtant cent ans après qui aurait encore eu le front de dire le contraire. On pourrait en dire autant de tous ses autres romans. Faire rêver est aussi une manière de changer le monde, autant que les rêves soient beaux ! ceux de George Sand volent haut, il faut l’en remercier.
    Il y aurait sans doute encore beaucoup à dire sur les engagements politiques directs, dans la rue, de notre écrivain, tout particulièrement en 1848. De sa générosité, qui est allée jusqu’à supporter médisances et affronts de ses propres amis, lorsqu’elle s’est entremise pour les faire échapper au pire, auprès d’un Louis Bonaparte qui l’admirait trop pour oser lui refuser quelque chose, alors que dans le même temps elle lui refusait tout : académie, pensions, invitations. De son énergie inlassable pour aider les poètes et écrivains ouvriers à publier leurs oeuvres. De sa modestie, qu’aujourd’hui nous trouvons surprenante, mais qu’elle avait en commun avec tous les grands : elle trouvait, comme eux, que tant d’autres les valaient, que l’admiration pour autrui est un sentiment qu’ils n’ont jamais cessé de vivre. Il y aurait encore beaucoup à dire, mais nous n’en finirions pas...

   Ainsi, du visage de femme, des ailes de l’aigle et des griffes du lion, George Sand était vraiment pourvue. Au bord de l’Art, le sphinx interroge toujours, au lecteur de donner la réponse sans perdre de vue que la question du Sphinx, déjà, pour Oedipe, était celle de l’identité humaine. Les oeuvres de Sand posent toujours la même question : quelle humanité ? Et elles la posent avec insistance. De la réponse à cette question dépend toujours le destin que les hommes se choisissent.  Réjouissons-nous que ces oeuvres soient de nouveau publiées dans des collections de poche, ces rééditions témoignent peut-être d’une inquiétude salutaire. Et en tous cas, lisons et relisons George Sand, nous avons tout à y gagner : de la Beauté, du plaisir, de l’inquiétude, de la pensée.



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