2 novembre 1808 : Jules Barbey d'Aurevilly

coquillage


Une jeunesse normande

     Nous sommes à à Saint Sauveur le Vicomte, à 16 km au sud de Valognes, en Normandie, dans la presque île du Cotentin. Le 2 novembre 1808 y naît Jules-Amédée Barbey, le premier des enfants des époux Barbey qui auront ensuite trois autres fils, Léon (1809), Edouard (1810) et Ernest (1811).
Comme Chateaubriand faisant des conditions de sa naissance (la tempête) le chiffre de sa vie, Barbey glosera ce 2 novembre, jour des morts, comme un signe négatif. Et il semble, en effet, que son enfance n'est pas vraiment riante, entre un père dont il dit "un despotisme, sans distraction, de toutes les minutes" et une mère peu aimante, plus préoccupée d'elle-même que de ses enfants.
La famille paternelle a été anoblie récemment, en 1756 (noblesse de robe), mais ses velléités d'ascension sociale se sont brisées sur la Révolution française. L'atmosphère générale de ce début du XIXe siècle, chez les Barbey, est de nostalgie. On y est monarchiste, catholique, et s'y colporte, ce qui n'est sans doute que légendaire, la participation de la famille à la chouannerie. Mais l'ensemble produit un imaginaire bien particulier dont l'écrivain ne se dégagera jamais vraiment. Le passé, pour lui, aura toujours des couleurs plus chatoyantes qu'un présent jugé prosaïque, ennuyeux et dépourvu de toute élégance.
     Entre 1818 et 1825, études obligent, il est en pension chez un de ses oncles, à Valognes, le médecin Pontas du Méril. Il écrit déjà. En 1824, il dédie à Casimir Delavigne, poète et dramaturge alors fort célèbre et célébré, un poème intitulé Aux héros des Thermopyles. Son cousin, Edelestand du Méril, lui fait découvrir la littérature anglaise et en particulier Byron qui sera toujours une de ses plus importantes références, comme pour beaucoup de ses contemporains d'ailleurs.
     Puis, il va faire sa rhétorique à Paris. Au collège Stanislas, il fait la connaissance de Maurice de Guérin (1810-1839) dont certains de ses biographes affirment qu'il est sans doute la personne qu'il a le plus aimée dans sa vie. Mais cette amitié sera brève puisque Maurice de Guérin meurt, très jeune, à 29 ans, en 1839.
     De retour à Saint-Sauveur, il est poussé par sa famille à faire du droit (alors que son désir était, sans doute, de suivre une carrière militaire). Il va donc étudier à Caen de 1830 à 1833. Il se dit républicain (révolte contre le père oblige, probablement, car on ne sache pas que l'idée de fraternité, pas davantage que celle d'égalité ait eu le moindre sens pour lui). A Caen, il se lie avec un libraire érudit, Guillaume-Stanislas Trebutien (1800-1870). C'est le début d'une longue amitié qui, malgré quelques brouilles, perdure jusqu'à leur définitive fâcherie en 1858. Cette amitié a deux conséquences de poids, la première c'est qu'elle laisse une correspondance importante pour la connaissance de l'écrivain, la seconde c'est que Trebutien, bibliophile passionné, va être son premier éditeur.
Pendant ses années d'études, il écrit deux nouvelles, Le Cachet d' Onyx (1831 ; première publication en revue en 1888, en volume, 1919) et Léa (1832, publié la même année dans la revue que le cousin, Edelestand du Méril, Trebutien, le librairie, et lui-même, l'auteur, ont fondée, La Revue de Caen).





Barbey d'Aurevilly
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Emile Lévy (1826-1890), Portrait de Barbey-d'Aurevilly, 1882 (l'écrivain a 74 ans), que ses détracteurs disaient "Bardé d'or vieilli". Versailles, musée national du château.







dandysme

Wiener Moden (Mode viennoise), 1841, gravure sur cuivre coloriée, Franz Xaver Stöber (1795-1858)

Paris

      En 1833, ses études de droit terminées, il rompt avec sa famille et part pour Paris. Il a hérité d'un oncle une rente de 1200 Francs, ce qui n'est pas énorme, mais qui assure au moins le minimum. On pourrait alors dire de lui, en parodiant Figaro à la fin de son monologue (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, V, 3) : "journaliste par ambition, écrivain par nécessité, mais dandy... avec délices!" car ce sont les trois univers entre lesquels va se déployer sa vie entière. Le journalisme va l'occuper tant et si bien que lorsque son exécutrice testamentaire, Louise Read (dont il fera la connaissance en 1879), finit de publier, en 1909, ses recueils d'articles, l'ensemble atteint 26 volumes.
En attendant, il débute et court les piges comme tous les débutants ; il achève en 1834, La Bague d'Annibal, et travaille à un roman, "Germaine ou la pitié" qui ne sera publié qu'en 1883, sous le titre de Ce qui ne meurt pas.
     En 1836, il se lie d'amitié avec Roger de Beauvoir, dont Balzac notait, assez perfidement, "M. Roger de Beauvoir, qui ne s'appelle ni Roger ni Beauvoir", lui-même écrivain (plus qu'oublié aujourd'hui), mais dont le mode de vie fastueux ne pouvait manquer de séduire Barbey, à la fois par son élégance et son extravagance. Il travaille à un nouveau roman, qu'il intitule alors "Madame Gesvres" et qui deviendra L'Amour impossible.
Son amitié avec Trebutien connaît sa première brouille en 1837. ils ne renoueront qu'en 1841, l'année où il publie L'Amour impossible. Chronique parisienne. Il se raconte qu'il aurait vécu, au début de ces années 1840, une liaison à l'origine d'Une vieille maîtresse, comme s'il était indispensable qu'un écrivain vive ce qu'il imagine. Mais passons...
En 1842, il est journaliste au Globe, qui publie La Bague d'Annibal (le récit est publié en volume en 1845) et l'envoie à Dieppe soutenir la candidature du baron Charles Levavasseur.
Il écrit aussi dans Le Moniteur de la mode et travaille à sa biographie de Brummel. La carrière journalistique de Barbey est faite de tribulations de journal en journal. Il semble assez difficile à vivre et si, indéniablement, il est doué d'un vrai talent de polémiste, ses partis pris ne sont pas toujours bien fondés ; ils paraissent souvent répondre à la définition du dandysme qu'il va donner dans son livre de 1844 à propos de Bolingbroke "la hardiesse dans la conduite, l'impertinence somptueuse, la préoccupation de l'effet extérieur..." C'est un temps où il s'efforce de briller dans les salons, et expérimente par lui-même que  "paraître c'est être pour les dandys comme pour les femmes", ce qu'il théorise par ailleurs dans son étude sur Brummel que Trebutien va publier en 1844, Du dandysme et de G. Brummel.
En 1845, il achève la première partie d'Une vieille maîtresse. Il est alors critique de mode au Constitutionnel. C'est aussi l'année où il découvre l'oeuvre de Balzac. Il entre en admiration.




Barbey

Une des rares premières de couverture contemporaines (1977) qui soient pas sans commune mesure avec le texte.

     Ecrire, il ne peut pas faire autrement, mais le public n'est guère convaincu par ses oeuvres. Sa vie doit lui paraître vide, puisqu'elle ne lui apporte pas la reconnaissance à laquelle il aspire. La lecture de Joseph de Maistre, peut-être le résultat de la fréquentation du salon de la nièce par alliance de ce dernier, la baronne Almaury de Maistre, va réorienter ses choix, et les années 1846-47 le voient revenir au catholicisme et à son corrolaire, le royalisme. Comme Barbey-d'Aurevilly ne fait rien discrètement, ces prises de position se feront aussi flamboyantes que sa posture de dandy.
     En 1849, il écrit le premier récit qui sera ensuite intégré dans Les Diaboliques, Le Dessous de cartes d'une partie de Whist, pour lequel il ne trouve pas preneur. Mais en décembre, il publie, dans L'Opinion publique, le premier des essais qui vont entrer dans la composition des Prophètes du passé, son étude sur Joseph de Maistre. L'ensemble de ces études, dédiées à la baronne Almaury de Maistre, paraît en 1851, comme paraît alors Une vieille maîtresse, de même que Le Dessous de cartes... dans La Mode où il place aussi des articles. Il travaille à L'Ensorcelée.
Cette année 1851 est aussi importante car il fait la connaissance de la baronne de Bouglon (née Emilie Sommervogel, 30 ans, veuve d'officier). Pendant 15 ans, au moins, il caresse l'idée de l'épouser et l'appelle son "ange blanc" qu'il décrit à Trebutien, après la rencontre, comme "une veuve de 32 ans encore jolie", elle a 2 enfants (une fille de 12 ans alors et un garçon de 5 ans), son mari est mort en 1849. En fait, il ne semble pas que ce projet de "mariage" ait vraiment existé, sinon à l'état de rêve, ou de rêverie (quelque chose comme "Ce serait bien si...") ils  n'en n'ont pas moins correspondu toute leur vie (la baronne vivant souvent sur ses terres dans les landes) et il semble bien qu'elle ait quelque peu réussi à discipliner son fougueux ami.
L'Ensorcelée paraît en feuilleton dans L'Assemblée nationale. Il fait campagne pour le rétablissement de l'empire et entre au Pays (organe bonapartiste) où il assure la critique littéraire pendant 10 ans.
     C'est en 1854 qu'il fait la connaissance de Baudelaire qu'il admire autant, sans doute, qu'il en est admiré. La même année, Cadot publie L'Ensorcelée en volume, dédiée au Baron de Custine, ce qui ne l'empêche pas de passer à peu près aussi inaperçue que les précédentes oeuvres de l'auteur.  Les années passent. En 1856, il se réconcilie avec ses parents et séjourne à Saint Sauveur où il n'était jamais retourné après la rupture de 1833. Depuis l'année précédente, il travaille à un roman alors intitulé "Le Château des soufflets" qui deviendra Un prêtre marié au moment de sa publication, en 1865.
     En 1860, il s'installe 25 rue Rousselet, domicile qu'il occupera jusqu'à sa mort. Il publie le premier volume de ses oeuvres critiques, Les Oeuvres et les hommes, dont la publication se poursuivra toute sa vie et même au delà puisque Louise Read se chargera des publications posthumes.
Nouveau tournant dans sa vie, en 1861, il se lie d'amitié avec Hector de Saint Maur, poète et journaliste et, avec lui et ses amis, renoue avec sa vie de dissipation d'avant 1846.


Barbey par Gill

Caricature de Barbey d'Aurevilly pour Les Hommes d'aujourd'hui, dans les années 1890, par André Gill.

     Et ça continue, journalisme, écriture. Il publie Le Chevalier des Touches en 1864, se lie d'amitié avec Vallès, ce qui est assez surprenant, compte tenu des différences d'orientation des deux hommes, mais le fait est. En 1866, il devient critique théâtral au Nain jaune et travaille aux "Ricochets de la conversation", ces nouvelles qui composeront Les Diaboliques.
     C'est en 1867 qu'il fait la connaissance de Léon Bloy, lequel se déclarera son disciple et le surnommera le "connétables des lettres". L' écrivain n'est plus si isolé qu'il feint de le dire toujours, de jeunes écrivains l'entourent et lui font une cour (Huysmans, Bourget, etc.), même s'il a réussi à se fâcher avec tous les grands de la République des lettres auxquels, il faut le dire, il n'a jamais fait de cadeau à commencer par Hugo dont il avait attaqué violemment Les Contemplations avant de s'en prendre aux Misérables.
     En 1869, il entre au Constitutionnel où il succède à Sainte-Beuve, qu'il n'aimait guère, pour y tenir le feuilleton littéraire, ce qui est bel et bien une manière de reconnaissance. Il va assurer ce feuilleton jusqu'à la fin de sa vie. A la mort de son cousin, Edelestand du Méril, en 1871, il hérite d'une rente de 2000F. La vie est plus aisée, et il peut louer, l'année suivante, un appartement à Valognes, où il passe, dorénavant, et jusqu'en 1887, plusieurs mois de l'année.
Arrive l'année 1874, la parution des Diaboliques (six nouvelles qui entraient dans le projet des "Ricochets de la conversation" et dont la première, Les Dessous de cartes...., datait de 1851). Là, pour le coup, le volume ne passe pas inaperçu et déclenche un certain tapage. Les livres en cours de publication sont saisis chez l'éditeur, un procès menace, pour la raison habituelle "d'outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs". Baudelaire et Flaubert étaient passé par là en 1857, et d'autres avant eux, comme d'autres après eux. Gambetta  et Arsène Houssaye s'entremettent et, finalement, Barbey renonce à poursuivre la publication du volume. Il n'y aura pas de procès.
Lemerre le rééditera en 1882, en l'inscrivant dans le cadre d'une édition des Oeuvres complètes, pour contourner l'interdiction de publication.
En compensation, Goncourt, qui est en train de mettre au point son testament et ses dispositions pour la création de l'Académie devant porter son nom, inscrit l'écrivain sur la liste des dix membres chargés de la constituer.


     La vie de Barbey continue, celle du journaliste à la copie proliférante, celle de l'écrivain, soigneux de ses textes, celle du mondain aussi qui fréquente les salons. C'est chez le poète François Coppée (1842-1908) qu'il fait la connaissance, en 1879, de Louise Read.  Elle a 35 ans, elle va s'occuper de lui et de son oeuvre jusqu'à la fin de sa vie.
Le succès arrive enfin avec Une histoire sans nom, publié en 1882 et dédié à Paul Bourget, alors considéré comme un jeune homme d'avenir (ses premiers poèmes ont été publiés en 1874). En 1883, rappelons-le, il publie enfin Ce qui ne meurt pas. Cette année-là, Paul Bourget préface l'édition de deux de ses Memoranda, carnets de notes que tenait l'écrivain pour ses amis lors de ses absences, pour Maurice de Guérin, pour Trebutien, plus tard pour la baronne, "l'ange blanc".
     Il est malade et fatigué, mais n'en continue pas moins à fréquenter les salons, et à écrire,  écrire. En 1886, Lemerre publie une brève nouvelle, Une page d'histoire.
Il va rédiger trois testaments en faveur de Raymond de Bouglon (le fils de "l'Ange blanc") et de Louise Read, ce qui ne va pas faciliter la fin de sa vie. Lorsqu'il en est réduit à ne plus quitter sa chambre, ce qui ne l'empêche pas d'écrire, ses "héritiers" se déchirent à son chevet, chaque camp accusant l'autre, comme dans la plus charmante tradition balzacienne, des pires turpitudes.
Il s'éteint le 23 avril 1889.

     Longue vie que celle de Barbey d'Aurevilly, et longue vie toute entière vouée à l'écriture, et à la lecture aussi comme en témoignent Les Hommes et les oeuvres. On lui prête bien des aventures sentimentales mais qui, vues à plus d'un siècle de distance, paraissent bien superficielles à côté de sa véritable vieille maîtresse, la littérature. Ses oeuvres irritent souvent, mais fascinent tout autant, par ce mélange assez détonnant de classicisme et d'extravagance ; une extravagance qui parfois rejoint le surfait (un satanisme de parade trop systématique pour ne pas susciter l'agacement) mais souvent vise et atteint le coeur même du tumulte des passions, lumières et ombres superbement déployées. Pour utiliser un vocabulaire freudien, bien anachronique mais parlant, il a fouillé le monde des pulsions avec les visions du monde et le vocabulaire qui étaient ceux de son temps et de ses choix conscients, mais avec une telle force, une telle finesse que nous pouvons encore les lire aujourd'hui, en utilisant d'autres angles de vue et y découvrir des interrogations qui sont encore les nôtres, par exemple : "qu'est-ce que le désir ?" A-t-il jamais parlé d'autre chose ?
Anatole France nous en a laissé cette évocation dans Les Annales, 28 novembre 1909, colligé ensuite dans La Vie Littéraire , vol. III, 1925 :



Quant à la philosophie de Barbey, qui fut le moins philosophe des hommes, c'était à peu près celle de Joseph de Maistre. Il n'y ajouta guère que le blasphème. Il affirmait sa foi en toute rencontre, mais c'est par le blasphème qu'il la confessait de préférence. L'impiété, chez lui, semble un condiment à la foi. Comme Baudelaire, il adorait le péché. Des passions il ne connut jamais que le masque et la grimace. Il se rattrapait sur le sacrilège et jamais croyant n'offensa Dieu avec tant de zèle. N'en frissonnez pas. Ce grand blasphémateur est sauvé. Il garda dans son audace impie de tambour-major et de romantique une divine innocence, une sainte candeur qui lui feront trouver grâce devant la sagesse éternelle. Saint Pierre a dû dire, en le voyant : “Voici Barbey d'Aurevilly. Il voulut avoir tous les vices, mais il n'a pas pu, parce que c'est très difficile et qu'il y faut des dispositions particulières ; il eût aimé à se couvrir de crimes, parce que le crime est pittoresque ; mais il resta le plus galant homme du monde, et sa vie fut quasi monastique. Il a dit, parfois, de vilaines choses, il est vrai, mais, comme il ne les croyait pas et qu'il ne les faisait croire à personne, ce ne fut jamais que de la littérature, et la faute est pardonnable. Chateaubriand, qui, lui aussi, était de notre parti, se moqua de nous dans sa vie beaucoup plus sérieusement.








A découvrir
: les dessins de Félix Buhot inspirés par Une vieille maîtresse.
A consulter : la biographie et les remarques de Rémy de Gourmont sur l'écrivain.
A écouter : Concordance des temps sur France Culture, 11 janvier 2020 . Jean-Noël Jeanneney s'y entretient avec  Judith Lyon-Caen qui a établi l'édition Quarto (Gallimard) des oeuvres de Barbey



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