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Bien que toutes les oeuvres de l'écrivain danoise (1885-1962), à
l'exception de La Vengeance de la vérité1,
aient été traduites en français et soient disponibles en livre de
poche, elles ont fort peu alimenté, en France, l'étude et la recherche2 à l'encontre de ce qui se passe aux
Etats-Unis ou, ce qui est moins surprenant, de ce qui se passe au
Danemark.
Il est vrai que, comme le notait Hans Brix (1870-1961), professeur de
littérature danoise à l'université de Copenhague entre 1921 et 1941, et
critique littéraire, le premier, en 1949, à écrire une monographie sur
son oeuvre, un texte de Karen Blixen "n'est pas facilement lisible bien
qu'il soit facilement lu."3
C'est, en effet, dans ce paradoxe que
s'expérimente le contact avec
l'oeuvre. Le lecteur, ravi ou réticent, se laisse entraîner dans un
univers (ou le rejette) qui commence, volontiers, sur des
registres familiers, ceux des récits réalistes ou ceux des contes de
fées, et se retrouve passablement étourdi à la fin de son parcours en
se demandant ce qu'il vient de lire. La question est d'autant plus
pressante qu'il a le sentiment, souvent justifié, que le narrateur (ou
les narrateurs le plus souvent) l'a entraîné, perdu et abandonné au
milieu d'un labyrinthe, sans l'ombre d'un indice pour saisir,
comprendre, ce qui vient de lui être raconté. Il a bien l'impression,
fondée, que toutes ces histoires lui parlent des relations complexes,
difficiles, entre les hommes et les femmes, mais il a, dans le même
temps, le sentiment que des clés lui manquent pour aller plus loin que
ce constat banal. D'où des réactions de rejet (ce n'est que ça !) ou de
trouble fasciné (mais où l'auteur veut-il en venir ?)
Comme il est courant dans ces cas de détresse interprétative,
particulièrement lorsque les rôles sexuels sont en jeu, les lecteurs
ont tendance à chercher la solution du mystère dans la biographie de
l'auteur.
Il est aisé, en effet, de renverser les propositions et de croire que
si une vie est une histoire, une histoire est une vie.
Mais par quoi commencer ?
De la vie à l'oeuvre ? Ou de l'oeuvre à la vie ?
Il était une fois une femme qui avait "eu une
ferme en Afrique". 4
Elle s'appelait Karen Dinesen, après son mariage Karen Blixen. Elle était danoise, de famille riche,
apparentée à la noblesse du côté
paternel (les Dinesen), solidement bourgeoise du côté maternel (les
Westenholz) ce qui veut dire fortune et rigides
principes religieux ; une des soeurs de la mère, la tante Bess (Mary
Bess Westenholz, 1857-1947) était un membre important de l'Eglise
unitarienne du Danemark.
Jeune fille, elle avait appris la peinture,
publié quelques nouvelles,
s'était franchement désolée à l'idée d'une vie tracée d'avance et pour
lui échapper avait épousé un sien cousin prêt à immigrer et s'installer
en Afrique de l'est, dans la région alors contrôlée par les
Britanniques et qui va devenir le Kenya, en 1963, lorsque le pays
accède à l'indépendance. Elle y avait vécu 17 ans d'une vie de
"fermière" disait-elle, en produisant du café, puis ruinée,
malade (une syphilis contractée en 19145),
était rentrée au bercail, sans mari (divorce prononcé en 1925), en
deuil à la fois d'une terre qu'elle avait adorée et de l'homme qu'elle
avait aimé, Denys Finch Hatton6, qui
venait de mourir, dans un accident d'avion. Parce qu'il fallait bien vivre, c'est-à-dire gagner de l'argent, elle
s'était mise à écrire, du moins le raconte-t-elle ainsi. On lui
assurait qu'elle avait du talent.
Or donc, de 1934 (Sept contes gothiques)
à 1961 (Ombres sur la prairie),
la veille de sa mort, Karen Blixen a écrit, essentiellement de courts
récits réunis en recueils et un roman. Ce dernier, Les Voies de la vengeance,
publié en 1944, sous le pseudonyme de Pierre Andrézel et présenté comme
une traduction du français effectuée par Clara Svendsen7,
a toujours été tenu à l'écart de son oeuvre (malgré son succès) par
l'auteur elle-même qui n'a jamais accepté de remplacer le pseudonyme de
1944 par celui plus connu d'Isak Dinesen, ou par le nom de Karen Blixen
et qui, encore en 1956, le traite de "fils illégitime"8, ce qui permet en même temps d'en accepter
la responsabilité et de le classer à part des autres oeuvres.
Dès les premières publications, l'oeuvre a fasciné, et tout aussi vite
c'est la femme qui a fasciné.
Elle est morte en 1962. Plus de cinquante ans
se sont écoulés depuis.
Mais alors qu'aux Etats-Unis, ou au Danemark, l'écrivain a
progressivement supplanté le personnage, en France, rien de tel ne
s'est produit. La baronne Blixen a pris la place de ses oeuvres. C'est
toujours elle qui fascine. Le film de Sidney Pollack, Out of Africa (1985) est quasiment
devenu un classique au point que la traduction de sa biographie écrite par
Judith Thurman9 en livre de poche
portait l'indication "L'héroïne du film Out of Africa" (1986). Plus
récemment, un roman graphique lui a été consacré (La Lionne,
Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg, 2015) dont la quatrième de
couverture annonce : "Karen Blixen. Le portrait d'une femme tour à tour
sophistiquée, ambitieuse, magnétique, complexe, flamboyante,
séductrice, fragile..." ce qui fait à la fois trop et trop peu. Et ne
parlons même pas des récits qui s'en emparent10.
Le plus récent de ces témoignages
insiste encore sur "elle". Bernard
Pivot, qui l'a rencontrée en 1961, à Paris, ne rappelle d'elle que sa
maigreur, "Non sans un humour un peu masochiste, elle se flattait
d'être la femme la plus maigre du monde...", ses gestes, (La Mémoire n'en fait qu'à sa tête,
p. 21) et bien qu'écrivant aussi "L'essentiel est dans l'oeuvre", il
n'en dit pas un mot.
Alors l'écrivain dans tout ça ? On ne sait pas, on ne sait plus. Et
pourtant si Blixen n'avait pas écrit, et n'avait pas écrit des
chefs-d'oeuvre, qui se souviendrait d'elle, plus d'un demi-siècle après
sa mort ?
Sans doute ne faut-il pas négliger qu'elle
s'est prêtée avec
complaisance à cette confusion, qu'elle l'a même orchestrée, se mettant
en scène avec, sans nul doute, délectation. D'ailleurs, dans un de
ses derniers textes (1961), Deuxième
rencontre (Second meeting)
où se retrouvent le personnage de Pipistrello, montreur de
marionnettes, et le poète Byron, c'est bien la leçon de Pipistrello :
la vie de Byron sera une oeuvre qui surpassera ses oeuvres : "[...]
Dans les bibliothèques vos livres se couvriront de poussière. [...]
mais il est un livre, [...] qui sera récrit, et relu, et dont chaque
année une édition nouvelle prendra place sur les rayons. [...] La vie
de Lord Byron."11 Cela semblerait
corroborer
le fait que Karen Blixen a soigné son image, son étrangeté, comme pour
se faire légende de son vivant même. Est-ce si sûr ? Car
il est troublant que si soucieuse de son "personnage", de la
construction d'un "ethos" d'écrivain sans commune mesure avec ceux de
ses contemporains, elle n'ait jamais pris la peine d'écrire une
autobiographie.
Comme de nombreux écrivains, Karen Blixen
s'est inventée comme elle
inventait ses livres, tout en laissant à d'autres le soin de la
portraiturer. Elle a souvent insisté dans ses interviews, dans ses
échanges avec les uns et les autres, comme en témoigne son amie
Parmenia Migel dont elle a encouragé le projet biographique (Titania. A biography of Isak Dinesen,
Random House, 1967), sur le fait qu'elle n'avait jamais voulu devenir
écrivain, devenir de l'imprimé ("printed matter"). Ainsi
l'écrit-elle dans un article, "Sur quatre fusains", en 1950, par
exemple, (Essais, éd. Des
femmes, 1987, p. 198, traduction de Régis Boyer) : "[...] si j'avais
pu choisir librement, je n'aurais été ni peintre ni écrivain, mais
farmer." Ce refus de "l'imprimé", elle le prêtera à Charlie
Despard dans Le jeune homme à
l'oeillet (CH)
avec plus de
détails, lui qui se sent victime des "louanges des critiques,
l'empressement des éditeurs, l'illusion du public" qui "transformaient
tout tranquillement un être vivant en imprimé" (Folio, p. 39),
autrement dit le contraignaient à toujours écrire alors qu'il "avait la
certitude qu'il n'écrirait plus jamais un grand livre" ; le jeune homme
éprouve le sentiment d'une réification, il est "auteur" ou il n'est
rien.
Et on pourrait presque la croire tant cette
oeuvre est rare.
1934, Sept contes gothiques. 1937,
Out of Africa (La Ferme africaine). 1942,
Winter Tales (Contes d'hiver, onze récits). 1957,
Last Tales (Nouveaux contes d'hiver,
12 "contes" distribués en 3 groupes inégaux, 7 pour le premier, 2 pour
le deuxième et 3 pour le troisième qui fournit son titre à la
traduction française). 1958, Anecdotes of Destiny (Le Dîner de Babette, contient
6 "contes" dont 5 ont été publiés en revue entre 1950 et 1953). 1961,
Ombres sur la prairie.
A quoi il est possible d'ajouter le roman de 1944, Les Voies de la vengeance.
7 livres publiés en 25 ans, cela semble bien peu et paraît, en effet,
faire de l'écriture une activité marginale dans la longue vie de Blixen.
Mais ce n'est pas exactement ce que racontent
les archives laissées
par l'écrivain qui, visiblement, conservait tout ; ce qui, avouons-le,
n'est pas le geste de quelqu'un regardant l'écriture comme un aspect
marginal de sa vie.
D'ailleurs, les publications posthumes sont là pour infirmer l'idée
d'un quelconque dilletantisme. Les récits (inédits, inachevés, mais
aussi déjà publiés dans des magazines et jamais repris en volumes),
regroupés dans deux volumes en français, Les Chevaux fantômes et autres contes,
traduits par Doris Fevbre, Gallimard, 1978, et Les Fils de rois et autres contes,
traduits de l'anglais et du danois par Philippe Bouquet et Jean Renaud,
Gallimard, 1988 ; les articles de journaux ou revues, les conférences,
les causeries radiophoniques et les fragments d'essais regroupés sous
le
titre Essais, traduits du
danois par Régis Boyer, éd. des femmes, 1987. Et les archives n'ont pas
encore tout donné. La littérature a bel et
bien occupé toute la vie de Blixen.
La fabrique de l'auteur
La petite fille puis l'adolescente se sont
délectées en imaginant des
pièces pour le théâtre de marionnettes des enfants Dinesen (ils étaient
5 frères et soeurs, 2 garçons et 3 filles). La plus tardive (1904) et
la plus importante de ces pièces, en ce que l'adulte la prendra en
charge de diverses manières, est La
Vengeance de la vérité.
Une pièce jouée sous forme de pantomime en 1912, à laquelle elle
tenait suffisamment pour la reprendre dans les années 1920, la faire
publier en 1926, et en faire jouer les échos dans d'autres récits, par
exemple dans "Sur la route de Pise" ou encore dans "La Soirée
d'Elseneur"12
C'est aussi vers 1904 que la jeune fille se
met à écrire des histoires,
qu'elle consigne sous le titre "Histoires vraisemblables". Le titre ne
manque pas d'intérêt, car certaines de ces histoires, comme "Les deux
solitaires", par exemple, explorent le rapport entre morts et vivants,
le domaine du surnaturel, et ne sont donc en rien "vraisemblables" au
sens premier du terme, "Qui semble vrai, possible, envisageable au
regard de ce qui est communément admis" (TLF). Mais si le lecteur en
perçoit le caractère symbolique (ce qui est raconté renvoie à des
sentiments, des affects, concrétisés en personnages et situations), ce
titre souligne le caractère raisonnablement explicatif de certaines
situations ou de certains comportements humains, la solitude, l'amour,
le bien et le mal (la vertu et le péché, dans le vocabulaire
religieux). On voit donc se mettre déjà en place ce que l'oeuvre
développera après 1934.
En 1907, elle publie
"Le Laboureur" puis, grâce à un ami, Mario Krohn, dans une revue
réputée, Tilskueren (Le Spectateur),
la même année, "Les deux solitaires" ("Les Ermites"/ "Les Reclus",
selon les traductions) et en 1909, "La famille de Cats", sous le
nom d'Osceola. Ces trois récits peuvent se lire aujourd'hui, en
traduction française dans Les Fils
de rois et autres contes (Gallimard, 1988, Folio, 2011).
En 1911 encore, elle notait des projets
d'écriture conservés dans les Archives Royales à Copenhague. Elle
envisageait alors de réunir 7 contes parmi lesquels se trouvent les
ébauches de récits qui ne seront achevés que bien longtemps après,
comme "Carnaval" intitulé alors "Valse mauve", repris en 1926, plus
tard dans les années 30 et finalement écarté des Sept contes gothiques où il devait
figurer, pour ne connaître qu'une publication posthume.
Il est possible que le projet de mariage, le
départ en Afrique, les premières années de la ferme, n'aient guère
laissé de temps pour l'écriture, sinon celle de lettres, mais dans les
années 1920, elle y revient. Ses essais, ou tentatives d'essais, sur le
mariage en témoignent. Interrogation qui devait, sans doute, être
essentielle, entre l'échec de son mariage avec Bror Blixen (divorce,
1925) et ses relations avec Denys Finch Hatton qui n'obéissaient à
aucun des patrons sociaux imposés par la société danoise, ou par la
bonne société coloniale, plus britannique que les Britanniques
eux-mêmes dans leur propre pays. En témoignent aussi, ses observations
/ réflexions sur le monde africain, un temps envisagées comme des
articles pour un journal danois et qui, finalement, ne trouveront place
que dans Out of Africa (La Ferme africaine), dix ans plus
tard. En témoignent enfin, les histoires inventées, comme celles de
Schéhérazade13
pour "enchanter" Denys Finch Hatton, le séduire, le retenir, ce trop
fuyant amant, et tenter d'échapper à la souffrance des séparations,
trop nombreuses à son gré ; c'est ainsi qu'elle le raconte dans Out of Africa avec
la discrétion qui lui est propre : "I have been telling some of
the stories to a friend when he came to stay on the farm" (Je racontais
certaines de ces histoires [qu'elle rédige alors] à un ami
quand il venait s'installer à la ferme, p. 42) Et plus loin dans
le chapitre qu'elle consacre à son ami ("Wings"— Ailes), elle revient
longuement sur ces échanges : "[...] when he came to the farm he would
ask : 'Have you got a story ?' I had been making up many while he
had been away." (Quand il arrivait à la ferme il demandait : 'Avez-vous
une histoire ?' J'en avais fait beaucoup pendant qu'il était au loin."
Ecriture et lectures
Si bien que, revenant définitivement
au Danemark, en 1931, lorsqu'elle décide de gagner sa vie en écrivant,
c'est moins un changement d'orientation qu'une continuité. Et si, au
cours de sa vie, l'écrivain publie peu, en revanche elle écrit et
réécrit beaucoup. Sans oublier qu'elle lit énormément, comme elle l'a
toujours fait, bien qu'elle se soit souvent prétendue "inculte". Lire
et écrire, deux activités intimement liées que Michel Schneider
condense en une élégante formule, "La lecture, écriture recommencée,
l'écriture, lecture interminable."14 N'est-elle
pas partie en Afrique munie de la bibliothèque héritée de
son grand père maternel ? La maison qu'elle et Bror achètent en 1917,
la fameuse "ferme africaine", leur est vendue avec sa bibliothèque dont
Thurman signale qu'elle contenait des
livres de Wilde, Stevenson, Kipling entre autres. Sa famille et, en
particulier, son frère Thomas, alimente son exil en livres
récents de ses écrivains
préférés. Si bien qu'en 1956, elle peut étonner son interviewer pour The Paris Review, Eugene
Walter, par une liste visiblement incomplète de ses écrivains favoris,
puisque sa secrétaire ajoute aussitôt Melville : "E.T.A. Hoffman,
Hans Andersen, Barbey d’Aurevilly, La Motte Fouqué, Chamisso, Turgenev,
Hemingway, Maupassant, Stendhal, Chekhov, Conrad, Voltaire ..."
Et de continuer par Walter Scott, l'Odyssée, les Sagas, et Racine "I
love Racine, too" (J'aime Racine, aussi).
Ses lecteurs le savent bien qui, outre
Shakespeare et la Bible à
l'horizon de la plupart de ses récits, y découvrent, au gré des pages,
bien d'autres références affichées dans les noms des écrivains comme
Ibsen ou Johannes Ewald, d'autres proposées à travers des citations
(rarement référencées), par exemple Shelley ou Baudelaire, d'autres
plus souterraines comme Laclos ou Stevenson ; sans compter la trame
serrée des allusions, parfois difficiles à identifier par ses lecteurs
de langues différentes auxquels certaines résonances peuvent être
familières alors que d'autres leur sont complètement étrangères. Ces
jeux de références, par ailleurs, se modifiant d'une version l'autre,
anglaise ou
danoise, comme le note Mads Bunch dans sa thèse, Karen Blixen : the Devil Advocate
(Copenhague, 2013)15, à la suite
d'autres.
Blixen créditera les Africains et l'Afrique de lui avoir appris à
"raconter une histoire" (Cf. interview avec Eugene Walter), mais ce
dont témoignent ses écrits de jeunesse, c'est de l'existence d'un
univers qui lui est propre bien avant cela, un univers construit dans
ce rapport lecture-écriture qui lui permet de trouver sa voix propre.
Bon gré, mal gré, l'écrivain est bel et bien
"de l'imprimé" ; d'abord
parce que son "âme", son "esprit", sa "créativité" est alimentée par
les livres, qu'il l'avoue ou non. Lorsque le primat de l'originalité,
avec le mouvement romantique, a remplacé le classique esprit
d'imitation, cet aveu était impossible. Aujourd'hui, après la mort
proclamée de l'auteur par les structuralistes et bien que la critique
soit revenue sur ce radicalisme, "l'intertextualité" (la notion
proposée par Kristeva, 1958, est issue du dialogisme de Bakhtine)
est reconnue comme l'une des données essentielles du jeu/je
littéraire. C'est ce que montre, par exemple, Michael Edwards, poète lui-même, dans Racine et Shakespeare
: "[...] depuis le début on récrit toujours d'une manière ou d'une
autre, on modifie sans arrêt ce qui existe déjà, et [...]
l'originalité, forme particulière de l'imitation, réside souvent
ailleurs que là où on la cherche, et très souvent dans la configuration
que l'on donne aux matériaux des autres." (PUF, 2004, p. 106)
L'écrivain Paule Constant, quant à elle, le
rappelle dans cette formule lapidaire : "Un écrivain est la somme de
toutes ses lectures."
Le lecteur le perçoit à divers niveaux dans
les oeuvres de Karen
Blixen. Ce peut-être dans un détail emprunté simplement pour être
efficace dans tel récit ou tel endroit du récit ; dans des traces à
demi effacées, à demi perceptibles qui le densifient ; dans un dialogue
ouvert avec un écrivain nommément convoqué ou invoqué obliquement pour
une réflexion plus vaste où ce sont des interrogations qui sont
reprises et ruminées, dialogue qui peut être explicite comme avec
Kierkegaard16 dans Ehrengard ou implicite comme dans Les Rêveurs, où le réseau
dialogique est de l'ordre de l'iceberg, ce qui émerge ne laisse que
soupçonner les profondeurs.
Les détails sont toujours essentiels chez
Blixen. Par exemple, dans Les Perles
(Contes d'hiver), l'écrivain a
besoin d'un personnage appartenant au peuple, un travailleur qui
permettrait à son personnage féminin d'appréhender ce qu'elle ne
parvient pas à comprendre chez son mari. Une des idées forces de
Blixen, venue sans doute des Romantiques, est qu'il y a entre le peuple
et l'aristocratie une affinité foncière qui les oppose à la
bourgeoisie. Ce personnage est un cordonnier, mais aussi un poète, un
folkloriste collecteur de contes populaires. Pourquoi ? Il n'est pas
exclu qu'il vienne tout droit du Lys
rouge d'Anatole France (1894). Blixen a-t-elle lu Le Lys rouge ? La coïncidence est
suffisamment troublante pour en permettre l'hypothèse. C'est un
écrivain, Ibsen, qui révèle ce qu'est en réalité ce cordonnier, "un
vieillard très honnête quoique bien pauvre et infirme" dit
l'aubergiste, mais "ce vieillard [...] a dans sa cabane un stock
important de nos trésors nationaux [...] des contes [...]" (Ibsen a
vraiment collecté des contes en 1862) comme chez A. France c'est un
poète, Choulette, lequel possède de nombreux traits empruntés à
Verlaine (cf. Chap. 9 et 14) qui fait découvrir le cordonnier aux
principaux personnages du roman ; les deux savetiers sont vieux, ont eu
des malheurs, ont connu autrefois des aspirations bien éloignées de ce
qu'ils sont devenus, mais acceptent leur situation sans s'en
plaindre. Le sujet (l'histoire) du Lys
rouge n'est pas très éloigné de celui des Perles. Le roman d'A. France pose
lui aussi la question des
difficiles rapports
entre hommes et femmes, parce que ces rapports, selon le narrateur, sont perçus par les hommes
sur le mode de l'appropriation. Ce n'est bien sûr pas du tout ainsi que
le problème se pose dans Les Perles.
Mais là n'est pas la question. Rien ne s'oppose à ce que le personnage
du coordonnier provienne du Lys rouge,
à peine une brique pour
construire l'édifice, et elle a été prise où elle s'était rencontrée ;
d'autant qu'en ce début de XXe siècle, A. France est sans
doute
l'écrivain français le plus connu et le plus admiré, en France comme à
l'étranger, et qu'il a reçu le prix Nobel en 1921. Blixen, par
ailleurs, maîtrisait bien le français et a séjourné à plusieurs
reprises
à Paris. Il n'est pas exclu non plus que l'auteur en écrivant son texte ait
oublié d'où lui est venu ce personnage.
La lecture alimente l'écriture parce qu'elle
est pour l'écrivain un
réservoir de matériaux qui vont être choisis, assemblés, transformés,
en conservant ou non trace de leur origine, mais dans tous les cas, qui vont servir à
édifier un nouvel univers.
Autre exemple : que Malin17
appelle "Seraphina" ("As he is not a man, but an angel, we shall call
him the Count Seraphina" — Comme ce n'est pas un homme, mais un ange,
nous l'appellerons le comte Seraphina.") le désagréable tuteur de
Calypso qui est aussi un poète, représentant d'une poésie avec
laquelle, par la même occasion, elle règle ses comptes, éveille en écho
ironique le titre du roman de Balzac, Seraphîta
(publié en volume en 1835, l'année même où se déroule le raz de marée
du récit de Blixen) ; laquelle ironie se redouble de la possibilité de
voir la bête sous l'ange, comme Pascal nous l'a appris de longtemps,
lui-même ayant puisé la formule dans Montaigne qui lui-même l'avait
héritée de bien d'autres.
Seraphina est la féminisation de séraphin (Malin, malicieusement, fait
des anges des créatures féminines), ange de la première
hiérarchie dans la Bible,
décrit dans le vision d'Isaïe. La question du
"sexe des anges" étant elle-même une référence négative,
querelle byzantine devenue proverbiale. Malin dénie, par ce seul nom,
toute virilité à cet homme pour lequel les femmes sont des créatures
importunes, mais se gausse de lui par la même occasion en l'affublant
d'un prénom féminin, le vouant ainsi à ce qu'il déteste le plus.
Le personnage qu'elle épingle ainsi, August von Platen-Hallermünde
(1796-1835) est un poète connu qui, le malheureux, n'a prété que son
nom à cette activité vengeresse, car rien de ce qui est raconté sur lui
ne correspond à sa biographie, à l'exception de l'homosexualité. Il a
passé la majeure partie de sa vie
en Italie et il est mort à Syracuse. Mais Il a été engagé dans une
polémique avec Heine (Blixen admirait Heine et c'est peut-être le motif
de cette acrimonie à l'encontre de son adversaire), même s'il faut dire à
sa décharge que les hostilités avaient été entamées par Heine, et les attaques ad hominem étaient, comme il se
doit, de part et d'autre, de bien bas étage. Les emprunts, à l'histoire comme aux oeuvres
littéraires, élargissent le champ du récit, le font
résonner bien au-delà de ce qui est raconté ici et maintenant.
Il en va de même dans Les Perles
où la présence du jeune Ibsen (il a la trentaine selon l'impression de
Jensine) rappelle que la question du mariage et de la place des femmes
dans le couple comme dans la société a été posée par d'autres, à
d'autres niveaux. Aucun lecteur ne pouvant oublier qu'il s'agit d'un
thème majeur dans le théâtre d'Ibsen, en particulier dans Une maison de poupée
(1879). Cette
rencontre pour l'héroïne, comme celle du savetier, est une leçon, même
si elle n'en saisit la portée que progressivement , car en la quittant dans un
éclat de rire, Ibsen lui dit : "Dans cent ans on lira dans un livre: «Une petite dame danoise lui a dit : A chacun son métier !
Malheureusement, il ne l'a pas écoutée»." Ainsi la pensée bourgeoise,
terre à terre, soucieuse du lendemain, est-elle ébranlée par trois fois
dans le récit, par le jeune mari, pour lequel la vie est un jeu, par
Ibsen qui met au-dessus des contingences l'art, par le cordonnier qui
raconte l'histoire de la perle oubliée et que ses malheurs n'ont ni
diminué ni aigri.
La
lecture est donc l'aliment essentiel de l'écrivain, même si, comme le
dit Karen Blixen, en reprenant l'image du grain de sable et de la
perle, un événement, une interrogation, un fait quelconque peut
toujours éveiller le désir d'écrire, et comme pour la perle, le point
de départ disparaît totalement sous la sécrétion quoique toujours là,
caché.
Par ailleurs, l'écrivain est de "l'imprimé" au
sens où il est construit
par ses écrits, non par sa vie. Isak Dinesen / Karen Blixen est le
"produit" de ses oeuvres et ne correspond que partiellement à la
personne réelle, née en 1885 et morte en 1962 d'où l'erreur d'attendre
d'un écrivain qu'il éclaire son oeuvre, éclairage pour lequel il n'est
pas plus habilité que le premier lecteur venu comme nous le disait déjà
Valéry : "Vers ou prose, une oeuvre achevée et offerte, son auteur ne
peut rien proposer, rien affirmer sur elle qui ait plus de portée, qui
l'explique plus exactement que ce qu'en dirait tout autre personne."
(Valéry, préface à Charmes
commenté par Alain, Gallimard, 1952, pp.
17/18. )
Par exemple la lucidité de l'écrivain peut aller de pair avec
l'aveuglement de la personne. Si Isak Dinesen sait bien que vouloir
"modeler" autrui, le plier à ce que l'on croit bon pour lui, est une
erreur qui coûte aussi cher à la victime qu'au "maître", comme le
prouvent Le Poète (1934) ou Alcmène (1942), Karen Blixen, la femme,
n'a pu s'empêcher de tenter l'aventure de Pygmalion avec le jeune poète
Thorkild Bjørnvig (1918-2004). Si le résultat en a été moins tragique
que dans ses récits, il n'en a pas moins été un facteur de souffrance
pour tous deux. Et peut-être Echos (1957), qui en reprend le thème, en est-il aussi le bilan.
Karen Blixen a donc sciemment construit une oeuvre et l'auteur qui en
surgit. Toutefois, cet écrivain est si énigmatique que ses oeuvres ont
suscité, dès le début, et suscitent encore, deux groupes de lecteurs
antagonistes, comme nous l'avons déjà signalé.
lecteurs
Il y a ceux qui abandonnent vite, jugeant
cette écriture désuète,
chantournée, pour tout dire dépassée dans ses sujets comme dans sa
forme, ou pis encore qui, à l'instar du critique Frederick Schyberg
(1905-1950) qui dans sa recension des Sept
contes gothiques accusa
l'auteur de "coquetterie et de superficialité, de caprice, de
mystification et de faux effets, de snobisme, de pastiche"18 et
surtout de "perversité" ("un auteur doué mais
détraqué") n'y voient qu'un jeu futile et condamnent l'oeuvre à
l'insignifiance et son auteur à l'inexistence. Cette perception de
l'oeuvre a perduré, puisqu'un critique danois, en 1956, reprenait
encore
à son compte la vindicte de Schyberg.19
Et le procès n'est sans doute
pas clos.
Et il y a les inconditionnels, ceux qui se disent "ensorcelés", les
insatiables qui relisent sans fin et que
leur dernière lecture émerveille plus encore que la première. Ceux qui
ont fermé le livre en se demandant ce qu'ils avaient lu, parce que le
retentissement difficile à définir, à saisir, que l'oeuvre provoque,
cette sorte de malaise surgi de l'écart entre ce qui paraissait si
léger, si simple, à peine un divertissement, et la difficulté, pour ne
pas dire l'impossibilité de s'en détacher, demande à être éclairé. Et
l'avertissement de Forsner, le conteur des Rêveurs, ne suffit jamais à
ces lecteurs-là : "You must take in whatever you can, and
leave the rest outside. It is not a bad thing in a tale that you
understand only half of it." (Comprends ce que tu peux et passe
outre le reste. D'ailleurs, un récit gagne parfois à n'être qu'à moitié
compris. Traduction Gleizal & Huet )
Une fois admis que la vie n'explique guère l'oeuvre, comme d'habitude,
restent deux énigmes qui toutes deux ont trait à la fabrication de
l'auteur, le choix d'une langue qui n'est pas sa langue maternelle et
la question du nom.
Ecrire en anglais sous pseudonyme
Ecartons, parce que sans doute exactes mais de
peu de conséquences pour
éclairer l'oeuvre, des raisons matérielles. Gagner sa vie en écrivant
suppose, dans les années 1930, comme aujourd'hui, vendre beaucoup de
livres, autrement dit atteindre un vaste public. Le marché danois est
restreint, le marché anglo-saxon infiniment plus vaste. Ecrire en
anglais, c'est mettre de son côté le poids du nombre. Karen Blixen
écrira l'essentiel de son oeuvre en anglais, et lorsqu'elle écrit en
danois d'abord (pendant l'occupation de son pays, entre 1940 et 1945),
elle réécrit ensuite en anglais. Elle fait aussi l'inverse, et
transfère de l'anglais au danois lorsqu'enfin les éditeurs danois
s'intéressent à elle, après ses premiers succès outre Atlantique.
De même écrire sous pseudonyme peut
s'expliquer par le contexte
éditorial. Eviter d'être cataloguée en s'identifiant comme femme, se
garantir contre les à priori qui frappent encore les auteurs féminin,
malgré les réussites de bien des contemporaines, Colette, en France, ou Selma Lagerlof en Suède, ou encore
Virginia Woolf au Royaume Uni, par exemple20.
Une autre raison qu'elle invoque, bien plus intéressante, est celle de
la liberté. Ecrire sous pseudonyme, c'est échapper aux questions
intempestives, personne ne pouvant venir vous empoisonner pour
débusquer vos intentions, comme elle le confiait à Robert Langbaum21 en
rappelant le pseudonyme de son père qui ne voulait pas qu'on lui
demande "C'est bien ce que vous voulez dire ?" ou "Vous avez vécu cela
vous-même ?" (Judith Thurman, Karen
Blixen, p. 472)
Toutes explications qu'il n'y a pas lieu de
révoquer en doute. Mais on
peut aussi y regarder de plus près et considérer qu'il y a sans doute
un attachement sentimental à l'anglais (c'est ce que dit Parmenia
Migel), et une façon particulière, et propre à cette langue, de jouer
en même temps de l'affirmation et de sa mise en doute qui convenait à
son exploration des ambiguïtés, des obscurités, des incertitudes de
l'être humain, car "Une langue n'est pas seulement un moyen de
s'exprimer, c'est aussi, c'est surtout une façon de voir et de sentir."22
C'était sans doute aussi une voie autorisant un dire, celui des troubles du désir,
que peut-être la langue maternelle (plus fortement liée à une
idéologie, à une histoire familiale) aurait entravé. En ce sens, la
langue étrangère allait de pair avec la pseudonymie pour, en effet,
libérer l'imaginaire de l'écrivain.
Osceola / Isak Dinesen / Karen Blixen
La question des pseudonymes est, elle aussi,
intéressante. Karen Dinesen
est devenue Blixen-Finecke par son mariage en 1914 et a gagné par la
même occasion le titre de baronne. Après son divorce, elle garde son
nom marital et lorsque Bror se remarie, elle devrait ne plus porter ni
ce nom (qu'elle a cependant écourté) ni ce titre. Pourtant, elle les
conserve et y tient beaucoup, certainement parce que le nom va de pair
avec le titre. Il est assez difficile de nier que madame Blixen était
quelque peu snob, mais, peut-être, voyait-elle aussi dans le titre, et le nom qui
allait avec, une façon d'accorder son identité sociale et sa vision du
monde qui, à l'instar de Mallarmé ("Hérésies artistiques — L'art pour
tous", L'Artiste,
15 septembre 1862), voulait que l'artiste soit un aristocrate :
"L'homme peut être démocrate. L'artiste se dédouble et doit rester
aristocrate."
Quant aux choix des pseudonymes, Osceola et
Isak Dinesen, ils ne sont
bien sûr pas accidentels. Ils ont probablement été dûment pesés. Tous
deux sont marqués d'exotisme à des titres divers, mais aussi pour elle,
sinon pour ses lecteurs, de familiarité. Tous deux se rattachent au
père qui avait été, lui-même, écrivain. Le premier est un nom indien,
celui d'un chef séminole (Cf.Thurman, p. 147), que son père admirait et
dont il avait donné le nom à l'un de ses bergers allemands. Les
Dinesen, père et fille, étaient extrêmement attachés à leurs chiens ;
et Karen Blixen a un rapport profondément anthropomorphique avec les
animaux ; il suffit pour s'en convaincre de lire le très beau chapitre
sur la gazelle Lulu dans Out of
Africa.
Comme son père avait signé ses oeuvres
Boganis, du nom que lui avaient
donné les Indiens pendant son séjour dans le Wisconsin, la fille
assumait sa filiation par un autre nom indien. Et il semble qu'elle ait
été fâchée de découvrir qu'en 1926, le rédacteur de la revue qui
publiait La Vengeance de la vérité l'avait
signée Karen Blixen au lieu de reprendre Osceola. Elle découvrit trop
tard ce fait pour le corriger, puisqu'au moment de
la
publication, elle était déjà rentrée en Afrique, après un long séjour
au Danemark.
Le second pseudonyme sous lequel elle est
connue aux USA, Isak Dinesen,
se rattache aussi au père dans la mesure où elle reprend son nom de
jeune fille, Dinesen. Mais le choix d'Isak (Isaac dans
l'orthographe française) est bien plus intéressant. Certes, elle est
issue d'un monde protestant dans lequel les prénoms bibliques sont
familiers et répandus, mais celui-ci a de nombreuses connotations.
C'est un personnage de la Genèse, il est donc lié à l'origine ; le mot
signifie en hébreu "celui qui rit". Isak est le fruit de la volonté
divine puisque sa mère a dépassé de loin l'âge de procréer (Sarah a
plus de 90 ans lorsque Dieu leur annonce, à Abraham et elle, qu'ils
auront un fils) et les futurs parents ont ri in petto de la promesse
divine, qui s'est pourtant accomplie ; Sarah a ri aussi à la
naissance de l'enfant, non plus d'un rire dubitatif, mais d'un rire de
bonheur23. Isak est donc à
la fois l'inattendu, l'impossible devenu possible, une sorte de
transgression par nature qui est source de bonheur ; sans oublier
l'humour dont ne manque jamais Karen Blixen, n'est-elle pas elle-même
une sorte d'Isak, tard venue à la littérature (du moins
officiellement), elle a 49 ans au moment de la publication des Sept
contes gothiques — ce qui, dans les années 1930, fait d'elle une
vieille femme.
Mais le nom d'Isak est aussi attaché au
sacrifice que Dieu exige
d'Abraham qui s'y soumet sans tergiverser, la mise à mort de son fils,
qu'un ange empêche à la toute dernière seconde. Il y a, dans cet
imaginaire, bien des éléments qui entrent en résonance avec celui de
Blixen tel qu'il se dégage de ses écrits. L'idée d'une volonté divine
(quel que soit le contenu de cette formulation convenue) projetant une
destinée individuelle, même si la version de Blixen n'a pas grand chose
à voir avec la religion, ni avec la destinée au sens strict du "c'était
écrit" fataliste ; celle d'une universelle
moquerie, non pas d'un rire de rejet mais d'un rire de connivence avec
ce qui advient, faisant se rejoindre le rire de l'ironie — rien ne se
passe comme nous l'aurions voulu, vieille leçon de la tragédie grecque
—, celui de Figaro, rire de mise à distance, d'auto-protection, rire
plutôt que pleurer sur ses mésaventures (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro), ce qui lui
semble la marque
même de l'aristocratie, au sens strict du terme, l'ensemble des
meilleurs d'entre les humains, de ceux qui acceptent d'un même coeur,
d'un même visage, heurs et malheurs, avec celui de Rabelais qui le
définissait comme "le propre de l'homme", rire comme
propédeutique à la quête du savoir, à la sagesse, à la fois rire
dubitatif et rire de l'émerveillement. Mais aussi, peut-être plus
souterrainement, cette amertume d'avoir été sacrifiée, indirectement,
par le suicide paternel. Comme le père biblique, le sien a obéi à
une instance supérieure, sans se préoccuper d'elle, et il n'y a pas eu
d'ange pour la sauver, à moins que la littérature ne soit finalement
cet "ange"24.
En 1961, ne confiait-elle pas encore à Pierre Dumayet, dans Lectures
pour tous : "Mais oui, décidément la vie est absurde et elle peut
paraître horrible. Sans un grand courage, pas moyen de vivre. Il faut
avoir le don d'aimer et il faut avoir le sens d'humour."
Devenir Isak, c'est assumer cette part
sacrificielle à laquelle elle
associe la littérature et toute activité artistique. L'artiste est un
"sacrifié" (un "appelé"), il doit renoncer à
une "vie normale", comme elle le fait dire à Pipistrello
(Seconde rencontre).
Inféodant
son existence à sa création, il devient
une sorte de marginal sur tous les plans. Les artistes sont nombreux
dans les oeuvres de Blixen, écrivains, poètes, acteurs, peintres sans
oublier la cantatrice, Pellegrina Leoni, ni Babette, la
cuisinière. Ils
ont en partage, souvent, une infirmité liée à une amputation (le
cordonnier-poète des Perles a
perdu ses pieds ; Mira Jama a perdu son
nez et ses oreilles, dans Les Rêveurs,
comme Pipistrello a perdu trois
doigts dans Sur des pensées cachées
et sur le ciel ou encore Babette
qui a perdu toutes ses attaches, son mari, son fils et son pays dans Le Dîner
de Babette), la souffrance, la solitude, le nomadisme, l'exil,
une
amoralité fondamentale (qui est, de fait, une autre "morale") qui les
fait juger immoraux par leurs sociétés.
M. Sörensen (Tempêtes), acteur
et directeur de troupe, en est
emblématique qui a abandonné femme et enfant, une carrière
prestigieuse, pour courir les routes au service du théâtre : "il
servait son art avec un dévouement absolu ; il en était le prêtre le
plus humble, le plus obéissant...", car l'art est une "religion".
Là où le monde ne voit qu'un personnage âpre au gain, peut-être un peu
fou, il y a celui pour lequel "Les esprits immortels étaient
ses frères : il les comprenait comme ils le comprenaient".
Le sacrifice d'une part de soi est d'abord
perçu comme une sorte de
malédiction avant de se transformer en source créatrice. Tous les
narrateurs identifiés dans les histoires de Blixen ont perdu quelque
chose et la perte les conduit à rêver, et rêver, c'est inventer des
histoires. D'où l'image, sans doute la plus connue de Blixen
relative à la création, celle du caféier atrophié : "— Sais-tu,
Tembu, dit soudain Mira après un silence, que lorsqu'on plante un
caféier, si l'on replie la racine pivotante, l'arbre ne tardera pas à
lancer en surface une multitudes de petites racines délicates ? Il ne
se développera pas bien, ne portera jamais de fruits, mais il fleurira
plus abondamment que les autres. Ces fines racines sont les rêves de
l'arbre. Quand il les lance, il ne songe plus à sa racine pivotante
qu'on a tordue. Ce sont elles qui le maintiennent en vie. Ou bien
disons qu'elles sont la cause de sa mort si tu préfères." (Les
Rêveurs, traduit de l'anglais par Melles Gleizal et
Huet)
Ce statut particulier de l'artiste tel que Karen Blixen le perçoit, a
été résumé et divulgué par la fameuse formule que lui prête Thorkild
Bjørnvig dans son roman Le Pacte
(1974) : "Quand je fus
atteinte [entendons : par la syphilis], et comme il n'y avait aucun
secours à chercher auprès de Dieu — vous devez comprendre à quel point
ce fut atroce pour une jeune femme de ne pas avoir le droit d'aimer et
d'étreindre —, je vendis mon âme au diable et il s'engagea en retour à
ce que tout ce que je vivrais dès lors se transformât en récit."25 Et Pipistrello dans Seconde rencontre ne dit pas autre
chose, soulignant que ce qui peut apparaître "aux yeux du
profane" comme "une privation, presque une
malédiction" est "peut-être l'unique bonheur absolu qu'un
être humain puisse trouver en ce bas monde." (Les Chevaux fantômes et autres contes,
Folio, p. 110)
Si Blixen a vendu son âme au diable pour
écrire, il est vraisemblable
que chaque lecteur entrant dans un de ses textes signe sans le savoir
le même pacte. L'oeuvre est donc diabolique.
De fait. Est-ce à dire que chaque texte de Blixen est un pentagramme au
centre
duquel nous invoquons le diable et ses puissances comme dans les contes
traditionnels de sorcellerie ou dans les romans fantastiques ?26
Métaphoriquement, il n'y a pas de doute. En se souvenant que le diable
chez Blixen c'est toujours Lucifer, l'ange de lumière, comme elle
l'explique dans une lettre de 1926, citée par Bunch, Lucifer est un
symbole, celui de la quête de la vérité, de la lumière, une quête qu'il
convient de mener avec humour, avec audace et le courage de ses
convictions.
Si Blixen ne dessine pas vraiment des pentagrammes sur le plancher de
sa chambre, elle soumet pourtant ses lecteurs à un charme, un
envoûtement. Que
fait-elle donc ? Elle raconte des histoires. Ainsi commence son dernier
récit, Ehrengard, publié deux
mois après sa mort dans Ladies' Home
Journal, en décembre 1962:
"La vieille dame commença ainsi
:
— Je vais vous raconter une histoire, une histoire vraie [...]"
Raconter des histoires
Un mot problématique, le mot "histoire", mais
qui semble le plus
adéquat s'agissant des oeuvres de Karen Blixen car aucun des autres
termes à notre disposition pour les qualifier ne convient vraiment.
Dans Out of Africa, en
rappelant qu'elle s'est remise à écrire pour s'évader, échapper aux
soucis de gestion de sa ferme, elle dit "I began in the evenings to
write stories, fairy-tales and romances" (Je commençais, le
soir, à écrire des histoires, des contes de fées et des romans
d'amour, Penguin 1985, p. 42) le sème commun à ces trois termes, même
si l'on
envisage le premier comme un terme générique, est "imaginaire". Ces
histoires n'ont rien à voir avec la réalité puisque leur objectif est
justement d'en éloigner : "that would take my mind a long way off, to
others countries and times." (ce qui emporterait mon esprit bien loin, dans
d'autres pays, dans d'autres temps. )
Raconter des histoires. En français (mais en
anglais aussi)
l'expression est ambivalente, elle peut s'appliquer aux menteurs en
tous genres, de l'enfant cherchant à échapper à une punition en
inventant des justifications à l'adulte "m'as-tu vu" qui brode sur sa
vie, ou de celui plus gravement mythomane qui ne peut plus
distinguer entre vérité et mensonge, entre réel et imaginaire. Et d'une
certaine manière, tout écrivain lorsqu'il écrit est un mythomane,
inventant une autre réalité. Elle peut aussi s'appliquer à ceux qui
méjugent d'une réalité, la faussent. Mais à l'inverse, "raconter des
histoires" peut être ce talent de transformer un événement, un fait, en
récit qui, lui donnant forme, lui donne sens. Cette ambivalence du
terme existe déjà dans l'étymon latin historia
qui désigne à la fois le récit d'événements, de faits attestés et un
récit inventé, un racontar, des sornettes.
Mais il y a peut-être un autre angle sous
lequel voir l'histoire. Le
vieux mot français "storie" s'est conservé en anglais ("story") et,
dans le
vocabulaire journalistique, il correspond à ce qu'un journaliste
français appellerait un "sujet", c'est-à-dire un questionnement,
souvent sur un fait de société, passant par une narration répondant aux
fameux cinq W "Who, What, Where, When, Why ?", ou "Who did
What, Where and When, and Why" c'est-à-dire : "Qui a fait Quoi,
Où, Quand et Pourquoi ?" règles qui remontent aux traités de
rhétorique de l'antiquité.
Un sujet, comme on dit le sujet du film est l'amour, la lutte des
classes, la perte, etc. Et l'histoire, sa mise en action via des
personnages.
Dans La Page blanche (Nouveaux contes d'hiver),
la vieille femme qui "gagne sa vie en racontant des histoires"
insiste sur la primauté de l'histoire, ce principe des enchaînements
dont le but est de faire parler le silence : "Where the
story-teller is loyal, eternally and unswervingly loyal to the story,
there, in the end, silence will speak. Where the story has been
betrayed, silence is but emptiness. But we, the faithful, when we have
spoken our last word, will hear the voice of silence." (Lorsque le
conteur est fidèle, éternellement et inébranlablement fidèle à
l'histoire, c'est alors qu'en fin de compte le silence se met à parler.
Lorsque l'histoire a été trahie, le silence n'est plus que vide. Mais
nous les fidèles quand nous avons dit notre dernier mot, nous entendons
la voix du silence." Traduction Solange de la Baume )
Si le terme histoire ainsi conçu paraît le
plus adéquat pour les récits
de Karen Blixen, c'est que nous ne pouvons les envisager ni comme des
romans, ni comme des nouvelles et, malgré le mot le plus souvent
utilisé pour les désigner, ainsi dans les titres, Contes d'hiver, Nouveaux contes d'hiver, etc., pas vraiment comme des contes même si
certains sont issus de la tradition, comme Histoire d'un petit mousse ou Le Champ de la douleur,
encore que le traitement que fait subir Blixen aux contes populaires
originels les transforme en "histoires" authentiquement blixeniennes.
Romancière ?
A vrai dire la question du romanesque ne se
pose pas. Kamante27, personnage d'Out of Africa,
qui est un excellent critique littéraire, l'aurait immédiatement
souligné devant la brieveté des récits.
Il est vrai, toutefois, que
Karen Blixen a écrit un roman, mais elle en récuse sinon la responsabilité,
du moins la valeur. Les Voies de la
vengeance,
rédigé en danois et publié à Copenhague en 1944, était présenté comme
traduit du français et endossé par un certain Pierre Andrézel.
L'écrivain a répété avec insistance qu'il ne s'agissait alors pour elle
que de gagner facilement de l'argent (puisque les ponts étaient coupés
avec l'Angleterre et les USA et ses droits d'auteur inaccessibles) et
de se divertir de l'ennui dans lequel la confinait son enfermement dans
sa propriété pendant l'occupation allemande.
Les Voies de la vengeance
est une sorte de parodie (ou de pastiche) de l'univers de Jane Austen
sur fond d'intrigue policière, où se retrouvent, néanmoins, des thèmes
chers à l'auteur, par exemple l'hypocrisie religieuse incarnée dans le
pasteur criminel, ou la quête de soi incarnée dans les deux jeunes
héroïnes. Le récit obéit aux lois du genre avec des personnages pourvus
d'une certaine psychologie, une intrigue, et une fin, les jeunes filles
épousent leurs "princes charmants" et le mal est vaincu... pour un
temps.
L'autre texte dont l'amplitude, la diversité
des personnages pourraient
faire penser à une écriture romanesque est Out of Africa (La ferme Africaine) qui se déploie
sur cinq parties (dans l'édition originale en anglais). Pourquoi parler
de romanesque à ce propos alors que le plus souvent ce récit est
qualifié d'autobiographique ?
Parce que, s'il est bien raconté à la première personne, s'il est
possible d'arguer d'une identité, dans les versions danoises et
françaises, entre le personnage, le narrateur et l'auteur, Karen
Blixen, — ce n'est pas le cas de l'édition originale dont l'auteur est
Isak Dinesen28—, si un certain
nombre d'événements appartiennent à la biographie de l'auteur (la ferme
en Afrique, les personnages impliqués dont l'état civil est connu pour
certains, les coutumes, les traditions des peuples évoqués à travers
des individus spécifiques, la trajectoire, du récit de l'arrivée en
Afrique à la vente de la ferme), l'organisation du texte néanmoins l'y
fait échapper. Tout d'abord, parce que cette composition est
fragmentaire et fait fi de toute temporalité. Le monde africain dépeint
dans ses pages est atemporel quoique menacé par la temporalité et
l'histoire, comme les nombreuses prolepses le signalent qui justifient
le titre anglais "Out of Africa" (hors de l'Afrique). Les nombreux
personnages qui y apparaissent sont des tableaux mémoriels, ils ne
jouent aucun rôle dans une intrigue inexistante qui, biographiquement,
aurait pu être "heurs et malheurs d'une entreprise agricole" et se
déployer chronologiquement ; les anecdotes à leur propos ne visent qu'à
souligner leurs qualités, dégager leurs personnalités, les célébrer,
morts ou vivants, dans tous les cas ramenés au seul souvenir. Par
ailleurs, si les grandes lignes du récit sont confirmées par la
biographie, les détails, soigneusement choisis, soigneusement altérés
parfois, comme la confrontation du récit avec les lettres permet de le
voir, concourent tous à glorifier l'harmonie d'un monde où faune et
flore s'exaltaient mutuellement, où les hommes c'est-à-dire les
Africains au premier chef, Kikuyus, Masaïs, Somalis, et quelques rares
étrangers, savaient vivre dans cette harmonie, mais un monde menacé, en
voie de disparition ; comme tous les paradis, il ne pouvait être que
perdu. Langbaum parle à son propos de "pastorale", ce
genre littéraire et musical dont le XVIIe siècle était féru.
Mais une
pastorale qui finit tristement pour tous ses "bergers"
arrachés à leurs vallons et mis à mal par les temps nouveaux du
capitalisme colonial. Comme toujours la littérature célèbre et pleure
dans le même temps. Out of Africa
est plutôt une élégie qu'une
pastorale. Un poème, en somme, émaillé, par ailleurs, de nombreuses
citations poétiques, non référencées, ce qui transforme l'ensemble en
une sorte de broderie que rehausse l'éclat de de quelques gemmes
choisies (Shelley, Baudelaire entre autres), dans laquelle le monde et
les personnages acquièrent des dimensions romanesques, au sens exact de
l'adjectif "Qui est digne de figurer dans un roman par son
caractère pittoresque, singulier, peu banal ; qui excite
l'imagination" (TLF), plutôt qu'un récit autobiographique à
proprement parler. Mais nonobstant, ce n'est pas un roman.
Novelliste ?
Le roman exclu, n'est-il pas possible de
dire que Blixen écrit des nouvelles ? La nouvelle se distingue du roman
en proposant au lecteur un "pacte de lecture" reposant sur trois
critères essentiels. D'abord, la brièveté et l'unicité du récit. (il
doit pouvoir être lu d'une seule traite : d'où peu de personnages,
souvent stéréotypés ; une durée réduite avec, si nécessaire, résumés et
ellipses ; une action unique — récit d'une crise ou
anecdote) ; ensuite l'importance de la fin : la chute, la clausule,
oriente la lecture de la nouvelle (et donc son écriture), cette fin
doit produire un effet (en général fondé sur la surprise), comme la
pointe d'un sonnet. Enfin, l'oralité (le conteur s'adresse au lecteur
et introduit ainsi une distance entre celui-ci et l'oeuvre. Le
narrateur a souvent été témoin voire protagoniste de ce qu'il raconte).
Même un Barbey d'Aurevilly se soumet à ces contraintes, quoiqu'il se
soit dispensé, le plus souvent, d'une autre des caractéristiques
auxquelles Poe, comme son traducteur Baudelaire, tenaient beaucoup : la
chute, parce qu'elle souligne et intensifie l'effet "unique" que chaque
nouvelle doit produire.
Qu'en est-il des textes de Blixen ? Ils se
caractérisent de fait par leur brièveté ; ils peuvent se lire d'une
traite. En général moins de 100 pages pour les plus longs dans les
traductions françaises en livre de poche, et plus souvent moins de
cinquante. Toutefois, l'unicité du récit prônée par les novellistes est
rarement respectée compte tenu de la multiplication des histoires à
l'intérieur du récit premier ; parfois, cela relève de l'enchâssement,
un récit cadre contient un autre récit qui en contient un ou plusieurs
autres comme, par exemple, dans Le
Premier conte du cardinal (NCH) où la conversation entre la dame
en noir et le
cardinal contient l'histoire des deux frères ; parfois cela relève de
la succession ainsi dans Le Raz de
marée de Norderney (SCG), un narrateur omniscient définit le
récit
cadre dans lequel trois autres narrateurs vont raconter trois histoires
; deux de ces narrateurs racontent leur propre histoire (La 1ère
et la
3e) mais le troisième, une narratrice en fait, raconte
l'histoire
(2e récit) d'un quatrième personnage, présent mais muet ;
cette
succession d'histoires s'achevant sans retour exact au récit cadre,
même si le jour se lève sur l'inondation. La disposition fait du 2e
récit encadré le point central de l'histoire, deux récits masculins en
première personne encadrant un récit féminin en 3e personne.
Le récit
cadre proposait l'histoire d'une survie menacée par la poussée des
eaux, mais le récit central déplace l'intérêt sur la place du féminin
dans un monde conçu pour et dominé par les hommes, et plus profondément
sur la question de l'identité.
Il entre en résonnance avec le titre (en anglais, "le déluge") et pose
la question du "salut", un salut tout terrestre : comment être, devenir
soi-même, en dépit des obstacles et des menaces ?
La temporalité est variable selon les récits ;
la durée peut ou non
être réduite, mais souvent elle se gonfle, par la démultiplication des
histoires, du passé de divers personnages. Ces derniers, il est vrai
aussi, sont toujours très peu nombreux. Dans Sur la route de Pise (SCG), qui est une des plus longues
histoires, deux
personnages
sont au coeur du récit, Auguste et Agnese et trois autres sont moteurs
de leurs actions, la vieille comtesse Carlotta di Gampocorta, le prince
Potenziani et le prince Giovanni, mais bien d'autres personnages
apparaissent tant dans l'histoire d'Auguste voyageant en Italie que
dans celles racontées par les autres personnages ; l'impression
produite est celle d'un univers extrêmement populeux. Il y a ainsi chez
Blixen trois niveaux de présence des personnages, les personnages qui
sont au coeur de l'histoire (deux, parfois trois, voire quatre), les
personnages nommés qui gravitent autour des premiers et jouent des
rôles qui pour être importants ne sont pas de premier plan, et qui
disparaissent dès qu'ils ne sont plus utiles, et enfin des présences à
la fois éloignées et proches des personnages actifs, qui peuvent même
être parfois évanescentes, comme le frère fantôme, Morten, de La Soirée
d'Elseneur (SCG) ou le père de Mally dans Tempêtes (DB) dont la présence
invisible
vague sans jamais se manifester comme Morten, semblable à celle de
Billy, le petit garçon mort des Chevaux
fantômes. Une part de la
densité des récits tient à cet "arrière-monde" que la
nouvelle exclut quant à elle, sauf à s'inscrire dans le genre
fantastique, ce qui n'est pas exactement le cas des récits de Blixen,
même lorsque des fantômes apparaissent ou que de vieilles laponnes se
transforment en faucon pélerin (CH). Tout se passe comme s'il y avait
porosité entre l'en-deça et l'au-delà, des glissements, non des
effractions, comme dans les récits médiévaux issus de la matière de
Bretagne ou dans les mythes.
Donc, tout comme la temporalité, la rareté des
personnages est à
tempérer. Quant à la chute dont Maupassant, tout autant que Baudelaire
et Poe, tenait grand compte, elle est plus souvent énigmatique, voire
déceptive que susceptible de surprendre le lecteur. Et surtout, elle
n'oriente nullement la signification du texte, le laissant toujours
ouvert quant aux significations à lui donner, même lorsque l'aventure
relatée se termine par la mort, ainsi du Poisson (CH) dont
l'explicit rappelle l'assassinat du roi ou de Peter et Rosa (CH) qui se
conclut sur la noyade des adolescents, certaine, même si elle n'est que
suggérée.
Par ailleurs, la nouvelle, comme son nom
l'indique, a toujours partie
liée avec le monde réel, dès que les Italiens l'inventent au XVe siècle (Quattrocento), justement pour la différencier du conte. Tous les récits,
ceux de Bandello, de Boccace comme de Chaucer, plus tard de Cervantès,
sans parler de leur prolifération au XIXe siècle, prétendent
informer
sur des faits, des événements, des anecdotes advenues, dont le
narrateur a été le témoin, voire l'un des personnages. Rien de tel dans
les histoires de Blixen. Un narrateur omniscient, généralement
identifié comme parlant dans un temps fort éloigné des événements qu'il
rapporte, prend en charge, le plus souvent, le récit. Par exemple, L'Eternelle histoire (DB) commence ainsi
: "Un marchand de thé,
immensément riche, vivait à Canton, dans les années 60 du siècle
dernier." Il arrive que ce narrateur se charge du récit de bout
en bout, comme dans Le Singe
ou Le Champ de la douleur,
mais le plus
souvent, il passe la parole à l'un ou l'autre des personnages de
l'histoire. Il arrive que le narrateur soit identifié, comme dans Le Plongeur,
dont l'incipit dit
"C'est Mira Jama
qui a raconté cette histoire", mais cette simplicité n'est
qu'apparente, puisque déjà la voix est dédoublée : quelqu'un rapporte
que Mira Jama a raconté l'histoire qui va suivre, et dans le récit
lui-même, la
seconde partie est racontée par le héros de la première. La
démultiplication des voix est presque un principe de composition dans
les oeuvres de Karen Blixen.
Conteuse ?
Si bien que de nombreux critiques ont choisi
de nommer "contes" ces textes. L'auteur semble y prêter la main
qui a souvent intitulé "Tales" ses recueils, comme le faisait Edgar Poe
pour qui Baudelaire avait, lui, choisi de traduire "Histoires" et non
"contes". Judith Thurman, sa biographe étasunienne l'appelle
"storyteller" , conteuse, certes, en français, mais diseuse
d'histoires, comme on dit diseuse de bonne aventure, ne serait pas mal
venu. Le mot a ses lettres de noblesse, Rabelais l'a employé, Balzac,
Sand, Hugo aussi.
Le mot "conte" fait, certes, droit à l'oralité que
mettent en jeu ces écrits, comme aux types de personnages qui
paraissent souvent en provenir, princes et princesses, jeunes gens riches et beaux, enfants abandonnés, mais il néglige
le fait qu'ils sont souvent trop longs pour s'inscrire dans un possible
échange oral, que la multiplication des cascades d'histoires (qui ne
sont pas toujours des enchâssements) ferait perdre le fil au plus
attentif des auditeurs. A quoi s'ajoute le fait que le lecteur aurait
bien du mal à y retrouver la structure du conte telle qu'établie par
les formalistes russes. Il y a parfois un élément perturbateur qui
enclenche le récit, mais ce n'est pas une règle, et pas toujours
d'élément rééquilibrant permettant de le clore. Par exemple, si la
rupture des digues et l'inondation sont l'élément perturbateur du Raz de marée de Norderney, ce qui
enclenche l'histoire, l'arrivée du jour ne rééquilibre rien. La menace
de mort s'est certes précisée (la maison craque dangereusement et l'eau
monte dans le fenil), mais le récit finit sur le silence de
Schéhérazade dont chacun sait qu'il lui est salvateur puisque le sultan
veut connaître la suite de son histoire. "Et après ?" est laissé à la
charge du lecteur. Ce qui, il est vrai, correspond à ce que Walter
Benjamin
identifie de plus important dans le "conte" tel qu'il le définit, une
histoire qui "présente toujours, ouvertement ou tacitement, un aspect
utilitaire" car, ajoute-t-il "le conteur est un homme de bon conseil
pour son public." et "Porter conseil [...] c'est moins répondre à une
question que proposer une manière de poursuivre une histoire (en train
de se dérouler)."29
Par ailleurs, il est vrai que le terme "conte"
a aussi été utilisé, en particulier à la fin du XIXe siècle,
pour
désigner des récits brefs, difficiles à cataloguer ailleurs, par
exemple ceux de Villiers de l'Isle Adam qui relèvent parfois du poème
en prose, parfois de la satire sociale, voire politique, parfois du
récit fantastique; le mot a aussi été utilisé à propos de Maupassant
ou d'Andersen. C'est donc probablement dans cette filiation qu'il
a été convenu de ranger les récits de Karen Blixen, mais comme pour ses
prédécesseurs, il s'agit plus d'un pis aller que d'une caractérisation
précise.
L'écrivain échappe ainsi aux catégorisations,
ni romancière, ni novelliste, ni exactement conteuse. Et on en revient
à l'histoire. Que fait Karen Blixen ? Elle raconte des histoires,
d'étranges histoires à la fois simples et extraordinairement complexes.
On ne saurait mieux dire. Une part de leur magie, de leur charme, émane
précisément de cette contradiction, de ce paradoxe. Nombreux sont ceux
qui se laissent piéger par cette apparente facilité au point de ne voir
qu'elle, mais nombreux aussi ceux qu'agrippe le récit et qui n'en
peuvent plus sortir. Lire Blixen c'est en somme s'enivrer d'une étrange
potion, d'un philtre de sorcière, ce que l'écrivain pour laquelle le
fantasme de la sorcière comptait beaucoup, n'aurait sans doute pas
récusé.
Les ingrédients du philtre
Ils sont multiples.
Mais tout d'abord puisqu'il s'agit de raconter
une histoire, il faut un cadre spatio-temporel, des personnages et une
action. Or, que fait Blixen ? Si ses histoires ont bien un cadre
spatio-temporel, ce qui le caractérise est le dépaysement. Ses
personnages, quant à eux, sont, dans le même mouvement, extrêmement
présents et transparents d'une certaine manière, n'étant que les
incarnations d'interrogations, en particulier celles de la sexualité et
du désir, mais pas que... , bien sûr.
Enfin, ces déplacements ne peuvent s'accomplir
qu'avec la complicité du grand réservoir littéraire ; l'histoire
racontée résonne de toutes les profondeurs de la littérature, ce qui
est une autre manière de dépaysement, la familiarité se fait étrangeté,
et même, "inquiétante étrangeté", car les lecteurs ne s'y
reconnaissent pas toujours, même s'ils perçoivent ce tremblé d'une
sorte de Fata morgana, ces
mirages multiples s'élevant parfois sur la
mer.
C'est du tissage serré de ces trois fils que
les questions incarnées dans les personnages tirent leur puissance pour
devenir celles du lecteur.
Le dépaysement
Cela commence par l'écart temporel. Les
histoires qu'imagine Karen Blixen ont pour cadre le XIXe siècle, le
plus
souvent des années 1830 aux années 1870, mais avec parfois des
incursions plus anciennes, jusqu'au XVIIIe siècle.
L'écrivain
qualifiait cette période de "romantique". Suivant en cela
l'enseignement de ses maîtres, en particulier Georg Brandes
(1842-1927) dont elle affirme qu'il lui a révélé la littérature,
le romantisme, à ses yeux, embrassait une période s'étendant de la mort
du poète danois Johannes Ewald en 1781 à la fin du second Empire
français en 1870.
Elle expliquait ce choix par la possibilité
ainsi offerte, en
travaillant sur un univers passé et dépassé, de le modeler à sa guise :
"Avec le passé, je me trouve confrontée à un monde fini, achevé
jusqu'en ses moindres éléments et je puis les réarranger dans mon
imagination. Je n'ai pas la tentation de tomber dans le réalisme et mes
lecteurs ne sont pas tentés de le chercher."30
Sans doute est-il aussi de nombreuses autres
raisons. C'est au
cours de la première moitié du XIXe
siècle que se sont
produites des
transformations importantes de la sensibilité, avec le romantisme, en
effet, dont le goût pour la nature sauvage (que le séjour africain de
Blixen n'a fait que conforter chez elle), l'exaltation nationaliste (où
les contes populaires, preuve d'une histoire nationale, ont joué leur
rôle), l'opposition entre le
poète/l'artiste et "le bourgeois", le premier se sentant "élu" mais
dans le même temps "maudit" (ce sont
les romantiques qui ont fait de satan Lucifer, l'ange de lumière,
l'éternel révolté auquel ils s'identifient), alors que le second,
préoccupé exclusivement d'une situation matérielle qu'il a eu peine à
acquérir n'accorde de valeur qu'à "l'argent", signe de sa
réussite, au monde matériel, ce qui lui interdit de rien comprendre aux
aspirations du
premier31.
C'est aussi une période durant laquelle sous
les pressions intérieures
(transformations des modes de production) comme sous les pressions
extérieures (guerres, nationalismes), les sociétés européennes se
transforment. L'individualisme progresse, la liberté est le mot d'ordre
à la fois des peuples et des personnes. Les femmes commencent à faire
entendre leur voix. La vision du monde qui est celle des années 1930,
après la première guerre mondiale, qui semble avoir radicalement coupé
le XXe siècle du siècle précédant, trouve pourtant dans ce
monde semi-oublié ses racines. Ce qui est devenu évidence a commencé dans des
interrogations et des inquiétudes qui étaient alors en germe. Explorer
le passé, c'est bien sûr tenter de comprendre le présent. Comme le dit
Yourcenar : "Le coup d'oeil sur l'histoire, le recul vers une
période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous
donne des perspectives sur votre époque et vous permet d'y penser
davantage..."32 Et Karen Blixen, à
propos des
histoires qu'elle raconte dans Daguerréotypes
: "Ce ne sont pas des
images du passé que je vous propose — ce sont des reproductions de vos
idées ou représentations et de votre vision de la vie."33
Toutefois, même s'il ne faut pas perdre de vue
cette perspective, cette
plongée blixenienne dans une époque révolue a surtout comme première
conséquence de "déréaliser" le récit, d'introduire plus
sûrement le lecteur dans un univers imaginaire bien proche du "il
était une fois" ou des mots enfantins présidant aux jeux "on dirait
que..." Que les récits soient empruntés à la
tradition, par exemple le premier des Contes
d'hiver, issu d'un conte
populaire rapporté par le propre père de l'auteur dans ses Lettres d'un
chasseur, ou Le champ de la
douleur dont l'origine est
un fabliau médiéval emprunté à l'écrivain danois Paul La Cour
(1902-1956) ou au légendaire historique comme Le Poisson
dont le personnage central est le roi Eric V de Danemark (XIIIe
siècle) ou qu'ils soient issus de l'imagination de l'écrivain, malgré
le luxe de détails (ou peut-être à cause de, ou grâce à eux) relatifs
aux vêtements, aux décors, aux accessoires, ils sont singulièrement
intemporels. Ce qui ne peut manquer d'apparaître comme un nouveau
paradoxe puisque la majorité d'entre eux affectent une date
précise à l'évènement rapporté.
A l'écart temporel s'ajoute l'écart spatial.
Pour leurs premiers
lecteurs, les mondes européens dans lesquels agissent ces créatures,
l'Italie, la Norvège, voire le Danemark ou la France, les plages de la
mer du Nord, de la Baltique ou encore de Macau, les chemins enneigés
des Alpes ou les routes poussièreuses de la Toscane au soleil, Rome,
Paris, Elseneur ou Copenhague offraient des paysages, des moeurs, des
comportements aussi lointains que possibles. Ces univers étaient faits
pour dépayser, et ils le faisaient même une fois revenus à Copenhague
ou Paris puisqu'ils se doublaient d'un écart temporel les rendant
inaccessibles. Comment réellement être familier avec robes longues,
tournures et corsets quand les femmes contemporaines n'ont plus besoin
de femmes de chambre pour se coiffer et se vêtir ? Les inventions
techniques, la terrible coupure de la Grande guerre avaient transformé
le monde d'avant en "daguérréotypes", images un peu effacées,
familières et lointaines, comme Karen Blixen intitule l'une
de ses causeries radiodiffusées, en janvier 1951.
Ce double écart, temporel et spatial, se
manifeste de deux manières
différentes, quoique souvent complémentaires. L'histoire peut suggérer
une période en notant l'écart existant entre
l'auditeur/lecteur et les événements qui vont lui être rapportés,
ou afficher un millésime qu'une succession de détails fera vite
oublier. Le récit peut commencer par une description (Le Raz de
marée de Norderney ou Les
Caryatides), par la biographie esquissée d'un
personnage (Sur la route de Pise),
voire in medias res (Les
irréductibles propriétaires d'esclaves ou Le premier conte du
cardinal), comme le premier venu des récits réalistes, mais le
plus
souvent, la détermination temporelle suppose la coopération du lecteur
et ses calculs. Par exemple, la narratrice d'Erhengard commence par
préciser que son histoire a eu lieu un siècle et demi auparavant ; mais
c'est moins cette précision qui compte (début du XIXe
siècle) que
l'insistance sur la disparition de tous ses protagonistes, comme celle
des routes et des chemins qu'ils ont parcouru enfouis sous les herbes
(dont Tolstoï disait déjà que c'était toujours elles le véritable
vainqueur), comme celle du pays même où ils ont vécu ; manière de dire sans le dire "Il était une fois..." Lorsque millésime
il y a, ce qui suit le fait trembler comme sur une photo surexposée.
Ainsi dans Le Raz de marée de
Norderney, la description du lieu de
villégiature, bien que l'événement (pour une fois, il y a un
élément perturbateur) se produise en 1835, rappelle les peintures
expressionnistes, cavaliers sur la plage, vêtements et voilettes
flottant au vent, proches des peintures de l'école de Skagen,
c'est-à-dire, de la fin du XIXe siècle.
Les descriptions de Karen Blixen sont celles d'un peintre, comme il est
aisé de le noter et comme elle-même le confirme, qui constate ne voir
le monde qu'à travers la peinture. Rappelons, pour mémoire, qu'elle a
suivi les cours de l'Académie royale des Beaux Arts de Copenhague et
qu'elle peignait elle-même. Précision des lignes, précisions des
couleurs, angle de vue, le monde est au bout d'un regard : "Et je suis
redevable à l'art de la peinture de bien plus encore. Car il m'a
constamment révélé l'être véritable du monde réel. J'ai toujours eu
peine à voir quel air avait, en réalité, un paysage si je n'en avais
tenu la clef d'un grand peintre." écrit-elle dans Sur quatre fusains (Essais, p. 199). Mais ce
regard est aussi celui de l'historien qui peut lire dans le cadre,
comme sur un palimpseste, ce
dont il s'est constitué au fil du temps, ainsi du décor du Poète, dans ses premières pages,
"romantique",
ou pour mieux dire "romanesque", où peut se lire l'origine de la petite ville, un
caprice royal, puis un événement tout aussi romanesque, une histoire
d'amour
à la fin tragique qui colore l'univers dans laquel va se dérouler
l'histoire proprement dite, de prismes sanglants, la chasse, la mort
violente, le désir comme tragédie. L'univers que mettent en place ces
histoires est toujours et déjà symbolique.
Les personnages
Quant aux personnages, ils sont le plus
souvent introduits dans les histoires par leurs caractères, leurs
manies, leurs soucis qui les font à la fois évanescents (on ne pourrait
pas les peindre, eux) et extrêmement présents, le temps de la lecture.
Ainsi, le comte Auguste de Schimmelmann, personnage pivot de Sur la route de Pise que l'on
retrouve, vieilli, dans Le Poète,
existe-t-il simplement d'être à la fois "un peu trop gros" et d'avoir
besoin pour s'assurer de son existence de se regarder dans un miroir34.
Ce déséquilibre, assez comique, entre sa présence matérielle et la
conscience qu'il a de lui-même, suscite un sourire qui le fait "être
là" sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans les détails.
Surtout, ces personnages dont nous avons
signalé, plus haut, la
démultiplication, ne se présentent jamais seuls mais toujours dans des
séries d'oppositions, le plus souvent une opposition masculin /
féminin, ce qui est le cas d'Auguste de Schimmelmann présenté à la fois
dans sa relation avec son ami du temps de ses études et avec sa femme,
relation fusionnelle avec le premier, d'incompréhension avec la seconde
qu'il a fui. Mais cette opposition peut aussi être celle de la jeunesse
et de la vieillesse, comme dans L'Eternelle
histoire
qui oppose le vieux commerçant au jeune marin et à la jeune femme
auxquels il veut faire jouer des rôles qu'ils n'endosseront pas. Ce
peut être aussi (ou en même temps d'ailleurs) une opposition de classe
donc d'idéologie, comme dans L'Anneau
(la jeune héroïne et le voleur de
moutons) ou Les Caryatides
(Childérique et la bohémienne)
Souvent, comme dans les contes populaires, les
personnages n'existent
qu'en tant que fonction, ainsi du "vieux seigneur" du Champ
de douleur, dont le regard de son neveu, Adam (l'homme nouveau),
nous
fait voir qu'il est "petit", "mince" et "droit", mais lui-même est
décrit par le narrateur en deux
brèves phrases "Vigoureux, et d'aspect résolu, le promeneur avait
de beaux yeux, et de belles mains. Il boitait légèrement d'une
jambe." Cette boiterie opposée à la droiture de l'oncle inscrit
dans le physique des personnages, leur symbolique. Celle du "seigneur"
de l'ancien monde qui se meut à l'aise dans un
univers dont il se sait le centre rayonnant, contingent et transitoire,
mais assuré car "il représentait à ce moment-là les champs, les
bois, les paysans, le bétail, le gibier du domaine" ; celle de son
neveu qui n'éprouve aucunement la même certitude, car il ne représente
rien, sinon lui-même, c'est-à-dire le moi qu'il doit construire,
inventer. L'oncle appartient à un monde en voie de disparition, le
neveu à un monde en voie de construction. Dans Daguerréotypes, Blixen
fait de ce déséquilibre physique, le symbole des temps qui changent en
disant de deux personnages « [...] elles balançaient, chacune
ayant une jambe dans une époque, et l'autre jambe dans une autre »
(p. 246)
Il en est de même des personnages féminins, jeunes ou vieux. Jensine,
la jeune épouse des Perles
"était fort belle : très
grande, elle avait des cheveux noirs et un teint éclatant. Tout en elle
respirait la vigueur, comme si elle eût été faite d'un solide bois de
charpente." Cette comparaison suffit à saisir le personnage et
les difficultés qu'elle va rencontrer face à son mari, tout aussi jeune
qu'elle, incompréhensible parce que "léger", lui, ce qu'Ibsen
commente ainsi "Il est l'oiseau qui s'élance vers le ciel, et vous
[Jensine] la brise qui soutient son vol."
Décors où le souci du détail conduit au symbolisme, personnages
incarnant plutôt des idées, des positions, des visions du monde, ce que
les comparaisons expriment plus rapidement et énergiquement qu'un
portrait, ainsi de Ehrengarde, dans la nouvelle éponyme, qui est "jeune
archange", "walkyrie" et qui "possède le front d'une Victoire grecque"
dit le peintre
Cazotte, tout entière d'ailleurs contenue dans son nom, Ehren = honneur
/ gard = qui garde, si l'on veut bien se souvenir que chez Blixen les
êtres sont toujours autre chose que ce qu'ils paraissent, garder
l'honneur, c'est sûr, mais de qui et de quoi ?
La magie de l'histoire se met ainsi en place,
d'autant plus opérante
que dans la plupart des récits de Karen Blixen, les dialogues occupent
une place essentielle. Ce sont ces échanges qui tourbillonnent et
étincellent, offrant au lecteur dans le même mouvement des
interrogations qu'il se voit contraint de relayer en lui-même et les
paradoxes dans lesquels il commence par se perdre.
Une autre particularité de tous ces
personnages est leur dissolution en
tant que tels dans la mémoire du lecteur. Julien Sorel ou
Aurélien, Gervaise ou Anna Karénine sont des individualités dont
le lecteur n'oublie jamais les caractéristiques une fois qu'il les a
rencontrés, mais les personnages de Blixen s'évanouissent, dès la fin
de la lecture, au profit des interrogations qu'ils ont incarné.
Ainsi des quatre personnages du Raz
de marée de Norderney, ne reste que
la question "qui est qui ?", dont l'écho est toujours "Qui suis-je ?",
chacun ayant incarné une
certaine manière de la poser.
Mais une histoire c'est aussi une question
d'enchaînements d'événements, qu'en est-il dans les histoires de Blixen
? Les événements qu'elles relatent sont extrêmement réduits : Boris et Athéna se marieront-ils ? dans Le Singe (SCG) ; Babette cuisine un somptueux dîner pour de vieux puritains, dans Le Dîner de Babette ; Charlie Despard renoncera-t-il à la littérature dans Le Jeune homme à l'oeillet (CH). L'intrigue fontionne comme un embrayeur pour autre chose.
Charlie Despard, l'écrivain qui apparaît dans deux des Contes d'hiver, Le jeune homme à l'oeillet et Une histoire consolante
en découvre sans doute le secret, en regardant les bateaux dans le port
d'Anvers, "[...] il trouva le mot dont il fallait qualifier la nature
de ces bateaux : c'était « superficiel » : ils restaient à la
surface de l'eau. C'est en cela que résidait leur puissance. Le danger
pour un bateau, c'est d'aller au fond des choses, d'échouer. Les
vaisseaux sont creux, c'est le secret de leur existence ; les plus
grandes profondeurs sont à leur service tant qu'ils restent creux." La
force du récit est celle-là même, il tourbillonne en surface, il
glisse, mais toutes les profondeurs sont à son service.
Magies de la littérature
Si l'histoire emporte le lecteur vers sa
dernière ligne (qui est loin d'être la fin) avec la grâce et l'élégance des navires que Charlie
Despard admire dans le port d'Anvers, elle ne laisse pas cependant de
l'interdire souvent. Un mot, une phrase, une déclaration d'un
personnage sonnent soudain bizarrement en provoquant l'arrêt et la
rêverie.
Ce peut être le nom d'un personnage aux surprenantes
connotations, Malin, en français particulièrement où il peut être
associé au mal (le malin, c'est le diable), à la ruse mais aussi à l'espièglerie, ou Calypso, la
nymphe qui retint Ulysse pendant 7 ans (Le Raz de marée...) ou Olalla (Les Rêveurs) qui peut certes venir
de Stevenson35,
mais surtout qui rappelle l'interjection, en français, marquant parfois
l'enthousiasme et l'admiration, parfois l'étonnement amusé ("Oh! Lala!
Que d'amours splendides j'ai rêvées ! "Ma bohème", Rimbaud)
l'inquiétude voire la souffrance.
Quelquefois, c'est parce que ce nom est connu,
comme celui du poète d'une Conversation
à Copenhague (NCH), Johannes Ewald, comme celui du poète du Raz de marée... (August von Platen
Hallermünd), ou celui de Cazotte (Ehrengard)
qui était écrivain et non peintre et qui se prénomme, dans le récit,
Wolfgang, comme Mozart. Ces noms propres déconcertent dans la mesure
où, familiers au lecteur, ils ne s'accordent pas aux biographies
totalement imaginaires que le récit leur associe. Il arrive aussi que le
nom résonne (et donc fera raisonner le lecteur) comme celui de Charlie
Despard, dont les initiales, C D, associées à son oeuvre
(l'enfance misérable) et aux bribes de biographie fournies, évoquent
Dickens, mais dont le nom de famille pour sa créatrice, qui connaissait
bien le français, pouvait évoquer "départ", peut-être aussi,
"espar", terme de la marine à voile, or dans l'histoire le personnage
tente de partir et rêve devant les bateaux. L'écrivain est toujours en
partance vers un ailleurs aux contours flous et d'autant plus
évocateurs.
Outre les noms, d'autres formes d'arrêts se
produisent. Ce peuvent être les réticences du narrateur dont le lecteur
perçoit qu'il lui cèle des informations ou qu'il les lui fournit dans
tant de périphrases qu'il est forcé de s'interroger sur ce qu'elles
recouvrent ; ou encore, une répétition, une reprise qui fait signe, et
appelle un retour en arrière, une relecture pour saisir pourquoi et
comment tel élément répond à tel autre ; c'est aussi, et surtout, la
démultiplication des histoires dans l'histoire, partant la
multiplication des narrateurs, dont le lecteur ne peut manquer de se
demander quel est le lien qui les rattache les unes aux autres. C'est
parfois de l'ordre de l'évidence, parfois aussi de l'ordre de l'énigme
ou du rébus.
Même lorsque ces histoires paraissent simples
et linéaires, elles se révèlent très vite des pièges tendus à la
perspicacité du lecteur. Par exemple, Le
Plongeur
(DB), est un récit mis sur le compte d'un narrateur et visiblement
(trop visiblement ?) construit en deux parties que tout oppose :
l'aspiration aux hauteurs (ailes, oiseaux, anges) dans la
première, la plongée dans les profondeurs marines dans la seconde
; l'air, le feu versus l'eau, la légèreté versus la pression, la
verticalité versus l'horizontalité. La pauvreté du premier personnage,
la richesse du second ; l'hostilité de la société à l'égard du premier,
l'admiration et l'envie à l'égard du second. Le titre, qui semble
valoriser la seconde partie et son héros qui aurait enfin atteint la
sagesse, pourrait bien induire en erreur, et le miroitement de la
seconde à la première partie en prônant, par le discours rapporté de la
vieille morue (qui, en anglais, est "cowfish", poisson-coffre, plus
approprié au golfe persique), la soumission à la routine, l'absence
d'espérance et le déluge comme bénédiction, laquelle formule "Après moi
le déluge" a de lourdes connotations politiques, puisqu'attribuée tantôt à Louis XV, tantôt à madame de Pompadour, elle souligne
l'égoïsme aveugle des puissants, oblige le lecteur à mettre en doute
ce choix qui n'est guère différent de celui du ministre du roi, lequel
est bel et bien présenté comme un personnage négatif prônant le statu
quo, dans la première partie. Les deux histoires n'en font qu'une
racontée par Mira Jama "C'est Mira Jama qui a raconté cette histoire" ;
plus loin lorsqu'il raconte l'histoire de Softa à l'homme heureux, le
conteur s'enorgueillit de la scène de la rencontre entre la danseuse et
le jeune théologien "J'avais eu beaucoup de peine à imaginer cette
jolie scène au clair de lune.", il en est donc l'inventeur. L'histoire
est-elle relative à une réalité, celle qu'aurait vécue le personnage,
ou le récit imaginé par Mira Jama et destiné, parce que s'achevant
tristement, aux "princes", aux "grandes dames" et aux "danseuses" ?
Enfin, lorsqu'il demande à l'homme heureux de lui raconter un histoire
qui finisse bien (la sienne donc puisqu'il est heureux, c'est-à-dire
riche et sans aspiration) c'est pour élargir son public : "les hommes
d'affaires et leurs femmes réclament une histoire qui finit bien."
Toutefois ce n'est pas exactement son histoire que l'homme heureux va
raconter (les hommes heureux n'en ont pas, c'est bien connu souffle
l'ironique auteur du recueil au lecteur), mais la fable des poissons
proposée comme "modèle de vie". Le lecteur attentif aura déjà perçu que
le bonheur dont il est question n'en est pas un, puisqu'il est assigné
par le jugement d'autrui, sans qu'il soit possible de décider si le
personnage l'éprouve ou non : "Je lui suis [à la morue] redevable d'une
grande partie de la fortune et de la renommée qui ont fait de moi un
homme heureux comme vous savez." L'ambiguité des formulations "qui ont
fait de moi" / "comme vous savez" vient de ce qu'elles peuvent
s'entendre à la fois dans l'ordre du factuel, le bonheur vient de la
richesse et de l'admiration d'autrui, ou dans l'ordre du discours : les
autres disent que je suis heureux, c'est donc que je le suis. Quant à la question de l'origine des
histoires, elle reste entière : réalité transformée, imaginaire devenu
réalité. Qui le sait ?
Les noms propres, Mira Jama (qui apparaît dans Les Rêveurs), Softa Saufe, Mirzah
Aghaï (qui apparaît aussi dans Une
histoire consolante),
Chiraz (ville de Perse qui fut un temps sa capitale), de même que la
référence au Coran situent le récit dans la filiation des Mille et une nuits.
Ainsi, même une histoire à la construction simple se révèle
singulièrement problématique pour peu que le lecteur s'interroge sur ce
qu'il vient de lire.
Et que dire alors des récits complexes mettant
en jeu de multiples histoires comme Les
Rêveurs
dont le récit cadre est un bateau, une nuit, sur l'océan Indien, en
route vers une vengeance ("But besides these cargoes the dhow also held
a secret load, which was about to stir and raise great forces, and of
which the slumbering countries which she passed did not dream." —
Mais outre ce fret, le boutre transportait aussi une cargaison secrète,
qui était sur le point de remuer et de soulever de grandes forces, et
dont les pays endormis qu'il dépassait ne rêvaient pas." Trois hommes
sont à bord. L'un des trois raconte son histoire (comment il a appris à
"rêver") qui elle-même en contient trois autres dévoilant (ou non) la
vérité d'une femme. Non seulement le tissage en est complexe, mais il
est filigrané de références implicites, elles-mêmes complexes. Il n'est
pas exclu que le personnage féminin qui se révèle in fine
être la cantatrice Pellegrina Leoni, une seule et unique femme que les
personnages ont rencontré sous des identités multiples, ne trouve sa
source dans le personnage de Clara imaginé par Stevenson et sa femme,
dans Le Dynamiteur (Nouvelles mille et une nuits,
1885). Clara aussi rencontrait trois hommes différents. Pour le premier
et le dernier elle s'inventait des vies extravagantes et
feuilletonnesques, dans lesquelles elle était victime d'obscures forces
religieuses, dans le but de les manipuler tous deux à son profit ;
quant au deuxième qui approchait (mais sans en avoir conscience) de sa
vérité, il n'en voyait que le caractère énigmatique. Clara était aussi
une manière de Schéhérazade, mais Pellegrina ne raconte pas des vies,
elle les met en actes. Elle fait donc l'expérience des possiblités
offertes aux femmes, prostituée pour le conteur (Olalla),
révolutionnaire pour le deuxième (Lola), ce que croyait être par
ailleurs la Clara des Stevenson, et sainte pour le troisième, sans
oublier l'épouse vertueuse (que devient aussi Clara à la fin du Dynamiteur)
qui passe dans l'auberge où se sont rencontrés les trois hommes. Et
elle disparaît dès que son identité de Diva pourrait se dévoiler.
Le récit de Stevenson créait un personnage de femme, insatisfaite de
son rôle social, qui s'inventait une aventure avec des
anarchistes (incompétents, par ailleurs) et qui se "rêvait" sur le mode
du feuilleton à rebondissements. Blixen semble s'être dit que ce serait
mieux qu'elle vive ces vies plutôt que de les rêver. Des histoires qui conduisent à s'interroger sur la
féminité, les aspirations des femmes, leur situation, le regard que les
hommes portent sur elles et qui les "fabriquent" au gré de leurs
fantasmes sans jamais les atteindre. Sans compter qu'elle emprunte
aussi à Stevenson son prénom si étrange d'Olalla, dans le récit
éponyme, en en renversant les données. L'Olalla de Stevenson était une
jeune fille honnête, sincère, proche de la sainteté, dernière
descendante d'une famille "dégénérée" (un frère "simplet", une mère
idiote, revenue à l'état animal) bien décidée à la voir finir avec
elle. L'Olalla de Blixen sera une prostituée, même pas une courtisane,
une prostituée dans une maison close dont la séduction est telle que le
héros, comme le jeune anglais de Stevenson est prêt à faire fi de
toutes les convenances sociales pour l'épouser. A l'inverse, la Rosalba
des Rêveurs, qui emprunte son
nom à Barbey d'Aurevilly, A un dîner d'athées (Les Diaboliques,
1874), tout en étant, comme elle, liée à l'Espagne et à la guerre,
devient une sainte (vraie ou fausse, le lecteur n'en saura rien), ne
vivant que dans le souvenir du général Zumalacarregui, (personnage
réel, mort de fait en 1835), alors qu'elle était une femme facile
à la terrible destinée dans le récit de Barbey.
L'exemple de ce récit permet de percevoir deux choses, l'unité profonde
(au sens des profondeurs dont parlait Charlie Despard) des
interrogations que l'histoire démultiplie, la question du féminin et
des regards masculins qui, dans une femme, ne voient jamais que l'un
des aspects de sa personnalité, la simplifiant, la réduisant, à la
mesure de ce qu'ils désirent ; et le dialogue que l'oeuvre de Blixen
entretient avec des oeuvres et des écrivains qui ont suscité son
intérêt, la conduisant à se poser des questions. Elle les reprend, les
réinvente, et laisse à son lecteur le soin de les interpréter à son
tour, en les poursuivant.
Ainsi que le laissait entendre l'idée
d'intituler un des ses recueils "Les Contes du cuisinier de Nozdrev" du
nom d'un personnage des Ames mortes
de Gogol dont le cusinier avait la particularité d'obéir "surtout à son
inspiration, et jetait dans le pot tout ce qui lui tombait sous la
main: poivre, choux, lait, jambon, pois; pourvu que ce fut chaud, la
saveur n'avait qu'une médiocre importance.", traduction d'Henri
Mongault), l'auteur puise ses ingrédients partout où elle les trouve à
sa convenance.
On pourrait en dire autant du Troisième conte du cardinal (NCH)
et du Duke of Portland (Contes cruels,
1883) de Villiers de l'isle-Adam. Le duc meurt de la lèpre contractée
auprès d'un malade qu'il a touché, par bravade ? Par humanisme ? Dans
un esprit chrétien ? Le lecteur de Villiers ne le saura pas davantage
que celui de Blixen devant l'impulsion ayant poussé Lady Flora Gordon à
baiser le pied de la statue de saint
Pierre après le passage d'un jeune ouvrier, contaminée ainsi par la
maladie dont elle n'a pas besoin de dire le nom puisque le cardinal en
une périphrase et une citation latine avait défini la spécialité de
l'établissement thermal où il la rencontre.
Une idée a sans doute germé du conte de
Villiers, une interrogation sur le sens du récit, sur le personnage
dont le lecteur ignore ce qu'il éprouve, sent, vit entre le moment où
il tombe malade et celui où il meurt, qui a sans doute entraîné la
nécessité de réécrire l'histoire pour en percevoir les implicites et
les non-dits, pour faire "parler le silence". N'est-ce pas la leçon que
contient Une histoire consolante,
(CH) lorsque Charlie Despard a compris ce qu'il lui reste à faire,
après avoir écouté l'histoire contée par son ami :
"Voilà une belle histoire ! dit enfin Charles. — Et il ajouta : — Il
est temps de rentrer chez moi, je crois que je dormirai bien cette nuit.
Mais, après avoir fumé sa cigarette jusqu'au bout, lui aussi s'appuya
au dossier de sa chaise, et dit d'un air rêveur :
— Non ! votre histoire n'est pas très bonne en réalité ; mais il y a
des passages qui, développés, pourraient fournir la matière d'une belle
oeuvre."
Comme ce personnage d'écrivain
soulignait que la puissance du navire tient à sa superficialité, à sa
coque creuse lui permettant de flotter, il souligne ici ce que disait
déjà Les Rêveurs,
tout navire
est chargé d'une cargaison visible et d'une cargaison secrète, ainsi
des récits de Blixen dont le lecteur entendra les silences parce que le
récit lui-même résulte, souvent, de l'écoute d'autres silences.
La question de l'identité
Tous les personnages et toutes les
histoires de Blixen, y compris les toutes premières, celles des années
1910, posent d'une manière ou d'une autre cette question récurrente :
"Qui est qui ?", doublé du "Qui suis-je ?" dont le cardinal
Salviati affirme que "l'histoire a seule autorité pour [y]
répondre". (Première histoire du cardinal, NCH)
Se trouve ainsi nouées identité et histoire. Le lecteur contemporain,
devenu familier de la psychanalyse, n'en sera que peu étonné. Rappelons
ce qu'écrit Michel Schneider : "De quoi est fait un texte ? Fragments
originiaux, assemblages singuliers, références, accidents,
réminiscences, emprunts volontaires. De quoi est faite une personne ?
Bribes d'identification; images incorporées, traits de caractère
assimilés, le tout (si l'on peut dire) formant une fiction qu'on
appelle moi." (op. cit., p. 12)
La question n'est certes pas nouvelle.
Peut-être remonte-t-elle, comme aurait dit Vialatte, "à la plus haute
antiquité", mais certaines périodes la posent avec plus de fréquence et
d'insistance que d'autres. Rousseau avait ouvert la voie avec Les Confessions, que les romantiques ont suivie à leur tour. La seconde moitié du du XIXe siècle et le début du XXe
siècle vont explorer ce lien selon des voies multiples, celles de la littérature36,
comme celles de la médecine, celles de la psychologie qui se détache de
la philosophie pour constituer un nouveau champ de savoir, comme celles
de la psychanalyse qui s'invente alors.
Karen Blixen, née en 1885, qui a 20 ans en
1905, s'est formée dans ce contexte qui est aussi celui des
écoles réalistes et de leur dissidence, le symbolisme. "D'où
venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?" se demandait
Gauguin à travers l'un de ses plus vastes tableaux peint en 1897-98.
Blixen n'a jamais cessé de poser ces mêmes questions en inventant de
nouvelles modalités interrogatives qui ont, au départ, fasciné ses
lecteurs anglophones mais scandalisé un grand nombre de critiques
danois, comme nous l'avons déjà signalé.
Qui est qui ?
Au niveau le plus visible, la question "qui est qui ?" soulevée soit par
des narrateurs qui en présentant les personnages soulignent la
discordance entre ce qu'ils sont et ce qu'ils croient être, dont le
personnage de Malin (SCG) est emblématique, vieille dame vertueuse
qu'un grain de folie affecte et qui se croit (se rêve ?) la plus grande
courtisane de son temps, comme à l'inverse, Virginie (L'Eternelle histoire),
femme facile hantée par la vindicte, en une nuit redevient la jeune
fille innocente qu'elle n'a sans doute jamais cessé d'être ; soit par
les personnages eux-mêmes, dont les apparences couvrent une autre
réalité. Par exemple, le cardinal dans Le Raz de marée...
est vêtu comme tel, parle comme tel, agit comme tel, en se sacrifiant,
par exemple, pour permettre le sauvetage des femmes et des enfants
réfugiés dans un fenil (SCG). Or, en racontant
finalement son histoire, il va se révéler être un assassin (il a tué le
véritable cardinal) un bâtard, un acteur. Mais est-il vraiment cela ou
ment-il, autrement dit raconte-t-il une histoire qui alors devient sa
vérité ? Et la question se retournant, l'acteur qui a si bien joué le
rôle du cardinal, n'a-t-il pas ainsi dévoilé une partie de ce qu'était
le véritable cardinal? Cette dualité pouvant se soupçonner dans
l'intérêt du cardinal pour Joachim de Flore, moine calabrais du XIIe
siècle, regardé comme un hérétique ou comme un saint, selon les points
de vue de ses adversaires ou de ses admirateurs dont Dante faisait
partie qui le place dans son Paradis (La Divine Comédie). Quant à Oswald Spengler, au XXe siècle, il saluait en lui le premier des philosophes de l'histoire ouvrant la voie à Hegel.
"Qui est qui ?", la question peut se poser sur le mode de la comédie comme dans Oncle Théodore,
un récit probablement rédigé entre 1909 et 1913, où tous les
personnages se trompent les uns sur les autres comme dans un vaudeville
ou sur des modes plus graves pouvant aller jusqu'au tragique, comme dans
Alcmène.
La petite fille puis jeune fille, puis
femme, dans la nouvelle qui porte son nom, est vue de l'extérieur, par
le narrateur qui ne la comprend pas vraiment, du moins, peut-on
imaginer, avant d'avoir retracé toutes les étapes de la "dépossession"
de soi dont elle est victime, autrement dit
trop tard pour elle comme pour lui. Elle est "l'étrangère"
à tous les sens du terme, comme son nom païen, puisque venu des mythes
grecs, l'affiche, alors qu'elle grandit dans la demeure d'un pasteur,
"dans une région solitaire du Jutland". Enfant (elle a six
ans au début du récit) sans origine définie, sans famille avouée,
citadine envoyée à la campagne, toutes les promesses de sa personnalité
vont être réduites à néant par un entourage dont la "bonté"
et l'amour qu'il lui porte ne souffrent pas la différence. Quand
elle en prend conscience, il est déjà trop tard, elle est "morte".
Les forces de vie qui l'habitaient et la
rendaient intrépide, n'ayant peur de rien sauf de la mort, ont été
annihilées comme le prouve le voyage à Copenhague pour y assister à une
exécution publique. Alcmène, à 15 ans, est devenue capable de regarder
la mort, autrement dit a appris l'inquiétude du lendemain, s'est
soumise aux forces délétères de la religion qui détournent du monde
terrestre au profit d'un au-delà dont la porte est la mort.
Destin féminin dans une société patriarcale, mais plus généralement
aussi, destin humain de qui ne peut trouver la force de savoir qui il
est et de l'accepter. A l'inverse, pour le jeune
Lovisa de L'Anneau dont le
nom a été abrégé en Lise (comme Alcmène
était devenue Mène) par son mari qui l'ampute du même coup du "lov" de
sa première syllabe, la rencontre avec le
voleur-meurtrier dans la clairière, son double sauvage en quelque
sorte, "Il devait avoir à peu près le même âge qu'elle", en
la délivrant de son alliance, lui fait prendre conscience, dans une
fulguration, qu'elle est une personne, libre et différente de son
mari, ce que le mensonge final entérine, même si divers indices y
préparaient dans ce très bref récit. En effet, au début du récit qui
est aussi le début du mariage, la jeune femme, qui baigne dans
l'idylle, avait "l'impression de se mouvoir, de respirer chaque
jour et pour la première fois de sa vie en pleine liberté parce que
jamais elle n'aurait de secret pour son mari." Mais en avouant
qu'elle a perdu son alliance, elle nie savoir où elle l'a perdue. Le
reste est pour le compte du lecteur. Aucun commentaire n'éclaircit ce
brutal retournement si bien que c'est au lecteur de ressasser le
rapport ambigu de la liberté et du secret, de la liberté et de la
différence.
Alcmène, Lovisa, Ehrengarde et les autres. Les noms, chez Blixen, sont
toujours à regarder de près.
Mais les questions sur l'identité ne se posent
pas seulement à ce
niveau-là, encore que l'utilisation dans les récits de noms renvoyant à
des référents réels, comme nous l'avons déjà souligné, permet de les
redoubler ; ainsi du poète August von Platen Hallermünd transformé en
tuteur de Calypso et qui, hormis le nom et le caractère homosexuel, n'a
rien à voir avec le récit de Malin ou du peintre Cazotte qui emprunte
son nom à un écrivain français du XVIIIe siècle et son prénom au
musicien Mozart et qui devient, à Rome, Casanova ; la forte empreinte de Goethe dont le personnage
principal du Poète a fait son
modèle, Johannes Ewald
transformé en "Yorick" que le lecteur identifie grâce à une
note explicative de l'auteur. Le lecteur est nécessairement conduit à
se demander qui est qui.
Et il se le demande aussi, comme les personnages eux-mêmes en raison des apparences trompeuses auxquels ils sont confrontés.
Etre et paraître
Les apparences, les rôles que jouent les
personnages en fonction de
leur auditoire, cachent le plus souvent des réalités tout autres.
Ehrengard semble l'une de ces vierges tout droit venues des Sagas, mais
lorsqu'elle découvre que Cazotte l'épie dans son bain pour peindre sa
nudité, au lieu de la réaction d'Artemis lançant ses chiens sur Acteon
changé en cerf, Ehrengarde accepte sans sourciller son rôle de modèle :
"Je voulais vous dire que j'y serai tous les matins à six heures."
Si toutes les histoires de Blixen incitent le
lecteur à se demander "qui
est qui ?", il est rare que la réponse en soit fournie ; l'ambiguïté des
êtres ne se laisse pas lever si aisément, mais l'histoire permet
d'interroger sur les obstacles entravant la possibilité d'une
réponse. Ainsi dans L'Héroïne (CH), le personnage
d'Héloïse dont la source est vraisemblablement Boule de Suif (Maupassant,
1s80) est-il vu dans l'incompréhension par le personnage de l'étudiant
anglais devenu plus tard professeur, qui ne peut la saisir qu'à travers
les filtres
que sa culture et son éducation lui imposent, et son ami, qui va lui
faire rencontrer Héloïse une seconde fois, n'est pas davantage lucide,
sa perception du féminin étant imbue de préjugés et de clichés. La
dernière phrase de l'héroïne doit continuer à résonner pour lui comme
une énigme "Oui ! J'aurais voulu que vous me voyiez en ce
temps-là." Le regard masculin ne voit jamais une femme, une
personne, mais LA femme, une entité abstraite, une construction
sociale. Et dans cette construction sociale, la détermination sexuelle
est première. L'être humain disparaît sous des masques.
Les apparences trompeuses sont aussi celles
que le sexe, masculin ou féminin, confère au personnage. Un
personnage est pris pour un homme qui est en réalité une femme, plus
rarement l'inverse, encore que dans Carnaval, la période y étant
propice, les hommes sont costumés en femmes (Vénitienne et domino
magenta), les femmes en hommes (Pierrot et "le jeune Soren
Kierkegaard") ; un homme et une femme portent le même costume
d'Arlequin qui annule la différence sexuelle, mais souligne un cliché
idéologique, les hommes appartenant à l'agir sont dans le présent et le
futur, les femmes dans le continuité, donc dans le passé : le costume
du jeune homme est moderniste et celui de la jeune femme traditionnel.
Dans Sur la route de Pise,
Augustus, le personnage central, prend Agnese pour un jeune homme en
raison de son costume, et la vieille comtesse aussi pour un vieil
homme, parce qu'elle lui apparaît chauve. Toujours dans le même récit,
le prince Potenziani, se présente comme un être asexué, aux
cheveux teints et au "visage fardé et poudré avec art", "une idole
puissante et impressionnante". Son impuissance sexuelle va de pair avec
un charme et une séduction auxquels un seul des autres personnages a
résisté, la jeune femme qu'il a épousée contre son gré.
Plus profondément, les comportements contredisent les rôles assignés
par la société aux hommes et aux femmes. Plier Alcème à l'ordre social
ne se fera qu'en la détruisant elle-même, la jeune femme avaricieuse de
la fin du conte n'a, avec la petit fille intrépide du début, qu'un seul
point commun : "Elle n'a pas de chemise", se lamente la mère adoptive.
Les personnages féminins sont souvent
audacieux comme Mally sur le bateau au bord du naufrage dans la tempête
(Tempêtes) voire Jensine (Les Perles)
qui voudrait bien apprendre la peur à son mari en se mettant en danger
elle-même alors que tout dans son éducation bourgeoise lui a enseigné à
fuir les risques, et la nuit, dans son sommeil, ses activités diurnes
reviennent sous forme d'angoisses.
Cette indécision sur l'identité sexuelle des personnages se trouve
souvent relayée par une indécision sur l'origine, et cette fois c'est
la question "qui suis-je?" qui se substitue à "qui est qui ?"
Qui suis-?
Nombre de personnages, en effet, s'interrogent
sur leur filiation et c'est en général pour découvrir qu'elle est
trouble. Ainsi Jonathan Mærsk ne sait-il plus s'il est le fils de
l'homme qui l'a élevé ou le bâtard d'un grand seigneur (SCG).
Childerique (Les Caryatides)
finit par découvrir, grâce à la bohémienne, après son mari et sans
qu'ils aient communiqué entre eux, qu'ils sont frères et soeurs, le
père du premier ayant été l'amant de la mère de la jeune femme.
Bâtardise réelle ou supposée, pères absents, comme celui de Mally que
la légende familiale finit par assimiler au Hollandais volant, ou pis
encore pères qui se substituent aux fils : le conseiller Mathiesen (Le Poète) décidant d'épouser la femme qu'il destinait d'abord à son protégé, ou le vieux seigneur du Champ de la douleur
épousant, après la mort de son fils, la fiancée de ce dernier, les
filiations sont souvent problématiques ; dans ce dernier récit, la
question se redouble puisque le neveu devient l'amant de sa tante, une
bohémienne ne lui a-t-elle pas prédit qu' "un de ses fils résiderait
dans le domaine de ses pères" ? Les conflits père / fils sont
nombreux, mais le doute peut aussi s'insinuer via des histoires dont
nul ne sait, ni le narrateur qui se refuse à trancher, ni le lecteur,
si elles correspondent à un fantasme ou une vérité. Le héros d'Une histoire campagnarde
se demande s'il est un bâtard ou réellement fils de son père, et sa
rencontre avec le criminel emprisonné qui serait, selon les dires de la
nourrice, l'héritier légitime, ne conclut guère, puisque l'assurance
que la nourrice a menti n'empêche nullement le doute de resurgir ; les
deux jeunes hommes constatant que la
différence entre eux est purement fortuite, celui qui est le maître,
celui qui ne l'est pas, cela relève du hasard, de la contingence, non
de l'être.
Comme la mère adoptive de L'Enfant rêveur,
après la mort ce celui-ci, assume sa maternité en faisant de lui
l'enfant de l'homme qu'elle a aimé dans sa jeunesse et qui a disparu ; par amour pour elle, son mari décide de la croire.
Les histoires sont aussi des baumes pour la souffrance qui ne trouve
pas d'autre exutoire en mettant au jour les désirs les plus profonds et
partant les plus secrets.
Dans Out of Africa, le narrateur rapporte l'anecdote de Jogona, un
Kikuyu dont l'enfant a été tué accidentellement. Jogona, illettré, demande à
Karen Blixen d'écrire son histoire qu'il veut présenter à un juge.
Lorsqu'elle lui relit ce qu'elle a écrit sous sa dictée, elle découvre
que son regard s'est transformé, devenu "profond et calme, avec une
nouvelle dignité", et elle compare cette situation à celle d'Adam
au jour de la création, devenu "une âme vivante" (pp.
90-92). L'histoire fait le moi. L'histoire construit le "destin", et il est aisé de percevoir ainsi que lorsque
Blixen utilise le mot "destin", celui-ci ne renvoie en rien
au fatalisme, ce n'est pas un "c'était écrit", mais bien
davantage un "ce sera écrit". En héritière (même critique)
de Kierkegaard, Blixen est profondément existentialiste ; pour tous ses
personnages, "l'existence précède l'essence".
L'histoire est le "moi" parce qu'elle le construit, c'est en se
racontant que le
personnage peut en effet trouver qui il est, l'être de son désir.
Pour cela l'histoire, comme le personnage, doit remonter le temps,
retrouver la place exacte des pièces de la mosaïque qui le constitue et
qu'il constitue.
Raconter l'histoire c'est faire émerger l'être du désir.
Profondeurs des désirs
Le désir ! "Grand arbre plus vivace que
le cyprès" dit Baudelaire37, il prend toujours des formes
inquiétantes dans les histoires de Blixen. Il est violent, fait fi de
tous les interdits parce qu'il n'est que d'être interdit, ce qui peut
aussi s'entendre inter-dit, ce qui est dit entre, ce qui est dit dans
le silence. L'inceste rôde aussi souvent que l'adultère,
l'homosexualité aussi, masculine autant que féminine. Ce sont les deux
soeurs de La Soirée d'Elseneur
que vient visiter le fantôme de leur frère, Morten, dont elles ont été
amoureuses toute leur vie et qui, lui-même, était amoureux de l'une
d'elle, mais pas de l'autre. Le lecteur peut accepter la communication
entre fantôme et êtres vivants, il peut aussi y voir un fantasme qui
finit par s'avouer, trop tard pour changer la vie des deux vieilles
dames, il peut n'y voir qu'une "histoire" destinée à expliquer la vie
des unes et de l'autre. Morten le bandit, pendu à La Havane, redevient,
l'espace d'une soirée, le héros romanesque mourant en regardant une
dernière fois le vaisseau qui est sa soeur et justifie, dans une
certaine mesure, le choix de vie de ses deux soeurs, solitaire et entièrement vouée à
l'imaginaire.
C'est la comtesse de Gampacorto (Sur la route de Pise)
et l'échange des flacons de senteurs avec son amie danoise, la
troisième des personnes qu'elle a aimé dans sa vie, toutes des femmes,
Anna, la mère de Rosina, et Rosina elle-même. Mais Rosina qui a choisi
sa vie, en faisant annuler son mariage, en épousant son cousin et en
donnant le jour à un enfant, sans en mourir, libère la vieille comtesse
de ses peurs et elle peut enfin aimer un enfant mâle, son arrière
petit-fils. La vie a vaincu.
Parce que le désir ne peut s'atteindre
qu'obliquement, l'écrivain en dessine les contours par le jeu des
antagonismes. L'oeuvre
multiplie, comme dans Le Plongeur déjà évoqué, les oppositions de tous
ordres. Entre vieux et jeunes (Malin et Calypso, par exemple), masculin
et féminin (Athena et Boris ou Cazotte et Ehrengarde ou Peter et Rosa),
aristocrate et bourgeois (Jensine et Alexandre ou le prince et le
mendiant d'Une histoire consolante), animalité et humanité (la prieure
et le singe ou encore le mousse confronté au faucon et au Russe
qui a tout de l'ours), nature et culture, divinité ( à entendre comme
ce qui dépasse l'humain) et humanité, passé et présent, parents et enfants, paganisme et christianisme,
chair et esprit (corps/âme dans le vocabulaire religieux), Eros et
Thanatos. La multiplication de ces oppositions transforme les histoires
en machines dialectiques incitant le lecteur à en chercher la synthèse,
autrement dit à imaginer/inventer le terme manquant permettant de subsumer
l'opposition en intégrant ses deux composantes dans une troisième qui
les ne les dépasse qu'en les incluant.
C'est, par exemple, ce que permet le couple Auguste / Agnese dont
l'initiale fait miroir. La jeune femme vêtue en garçon cherche à
échapper à la détermination où elle a été enfermée par le viol (le mot
n'est jamais écrit) dont elle a été la victime, tout comme Auguste fuit
sa propre détermination masculine que le mariage lui impose, mais là où
elle s'en délivre en racontant son histoire au Prince Potenziani qui en
meurt,
Auguste se retrouve au même point, incapable de raconter quelque
histoire que ce soit, même pas celle lu flacon de senteurs qui reste dans sa poche, et il
continuera de chercher dans les miroirs l'assurance de son existence.
Agnese, femme et homme, se subsume en être humain et tout est dit, au
sens strict, puisque c'est la mise en mots de l'aventure, sa confidence
qui la fait disparaître dans le passé. Elle
pourra écrire, étudier l'astronomie, choisir sa vie sans que personne
la lui impose. Auguste, dans le second récit où il apparaît, Le
Poète, a abandonné les miroirs pour le regard des autres, ce qui ne
l'avance guère, il continue à être la marionnette qu'il était à sa
première apparition. Et une marionnette qui ne sait toujours pas quel
est son rôle. Or l'essentiel, comme le rappelait déjà la sorcière de La Vengeance de la vérité,
est de savoir son rôle et de respecter la pensée de l'auteur. Lequel
auteur est toujours ce moi caché qu'il s'agit de faire advenir.
Toutes les histoires de Blixen ont le
caractère de "mythes" au sens de récits de l'origine. Les personnages
se racontent, s'inventent, se découvrent, au double sens du terme, ils
se montrent, et d'abord à eux-mêmes, et ce faisant trouvent ce qu'ils
ignoraient encore. Le lecteur, comme Calypso, dans Le Raz de marée..., en
découvrant la ou les histoire(s) ne s'occupe guère de savoir si elles
sont conformes à une "vérité", "le symbole ou la traduction
poétique" de ce que le personnage a vécu, car l'effet en est identique.
Il ressent une émotion, le sentiment de reconnaître la violence, la
confusion, le malaise qui gouverne les rapports d'un moi à l'autre.
Toutes les ambiguïtés de l'être humain, redoublées des pesanteurs
sociales, qui entravent sa liberté de se choisir tel qu'il se veut, tel
que ses forces, ses aspirations, ses rêves lui demandent d'être. Il
apprend aussi qu'il lui faut regarder en arrière, évaluer ce qui l'a
construit, afin de savoir quoi garder, quoi rejeter, contrairement à la
leçon de Sodome et Gomorrhe, car faute de courir le risque de devenir
statue de sel, il restera prisonnier du passé, marionnette jouant la mauvaise pièce du mauvais auteur.
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1. La Vengeance de la vérité
est une pièce destinée à un théâtre de marionnettes, écrite par Karen
Blixen adolescente (en 1904) pour sa famille.
2. A
l'exception de la revue Europe,
mars 2003.
3. cité par
Kim Witthoff, "La comtesse danse le french-cancan ou de l'utilité du
conte", traduit par Régis Boyer, Europe mars 2003, p 49.
4. Incipit de La Ferme
africaine (Out of Africa,
1937). L'écrivain a toujours souligné le caractère essentiel de cette
expérience.
Karen Dinesen débarque à Monbasa en janvier 1914 pour y épouser son
cousin, le baron Bror von Blixen Finecke. Elle quitte les territoires
britanniques de l'Afrique de l'est (aujourd'hui Kenya) en 1931 pour
retourner dans la maison familiale, Rungstedlund, où vit encore sa
mère, et qu'elle ne quittera plus jusqu'à sa mort, en 1962, sauf pour
quelques voyages à l'étranger, Angleterre, France, Italie et le
grand voyage (trois mois) aux USA en 1959.
5. Selon
certains avis médicaux, c'est moins la syphilis qui a détruit la santé
de Blixen que l'usage immodéré de médicaments dévastateurs, mercure,
arsenic. Voir ICI.
6. Denys
Finch Hatton, 1887-1931, aristocrate anglais, homme d'affaires,
chasseur et guide de safaris. Une mort "opportune", puisque les amants
avaient rompu, de fait, et Finch Hatton avait alors une nouvelle
liaison. Mais en rappelant son souhait d'être enterré à la ferme, Karen
Blixen écrit "l'histoire", celle qui fait sens dans sa propre
vie, qu'elle confirme auprès de Parmenia Migel justifiant son choix de
l'anglais par la fidélité à la langue de son auditeur idéal.
7. Clara
Svendsen Selborn, 1916- 2009. Secrétaire et factotum de Blixen de 1942 à la
mort de l'écrivain, elle sera son exécutrice testamentaire. Rédactrice
d'un livre de souvenirs, Notes sur
Karen Blixen, et d'un livre de photographies commentées avec
Frans Lasson, Karen Blixen, Her Life
in Pictures, 1994, elle était aussi traductrice. Elle a traduit,
notamment, Le Guépard de
Lampedusa en danois.
8. Interview
d'Eugène Walter pour The Paris Review,
The Art of Fiction n° 14, automne
1956.
9.Judith
Thurman, Isak Dinesen : Life of a
Storyteller, 1982. Traduit en français, sous le titre Karen Blixen, par Pascal
Raciquot-Loubet pour Seghers, 1986 ; livre de poche, 1987.
10.
Jean Noël Liaut, Karen Blixen. Une
odyssée africaine, Payot-Rivages, 2005 ; Nathalie Skowronek, Karen et moi, Arlea 2011 ;
Dominique de Saint-Pern, Baronne
Blixen, Stock, 2015 .
11. Les Chevaux fantômes, traduits de
l'anglais par Doris Febvre, Gallimard, 1978, coll. Folio, p. 116.
Le montreur de marionnettes apparaissait dans Les Nouveaux contes d'hiver (Last Tales,
1957). Il est un des personnages récurrents dans la série projetée des
contes d'Albondocani. Un projet entamé après la seconde guerre
mondiale, qu'elle imaginait, dit-elle à son éditeur étasunien comme une
sorte d'Hommes de bonne volonté.
"Le livre devait comprendre rien moins que mille et un contes
distincts, mais reliés entre eux, qui auraient eu comme décor le
royaume de Naples dans les années 1830." (Thurman, op. cit. p. 640). Second Meeting en aurait été le
conte final.
La référence à Romain Rolland est intéressante en ce qu'elle souligne
que ces histoires du temps passé relèvent du même projet, celui de
saisir l'époque. Mascarade pour un temps présent, en fait.
12.
Dans "Sur la route de Pise", deux des personnages assistent à sa
représentation dans une grange, et dans "La Soirée d'Elseneur", les
deux soeurs en ont tiré des règles de conduite pour leur vie. (Sept contes gothiques)
13.
"[...] with me sitting on the floor, cross-legged like Scheherazade
herself..." (et moi assise par terre, les jambes croisées, comme
Shéhérazade elle-même), Out of Africa,
éd. Penguin Books, 1985, p. 159)
14.
Schneider, Michel, Voleurs de mots,
1985, Gallimard Tel, 2011, p. 85.
15. consultable en ligne.
16.
L'histoire est publiée en décembre 1962 sous le titre "The Secret of
Rosenbad" (Ladies' Home Journal).
Dans la lettre qui accompagnait le texte, elle précisait "Vous pouvez
l'appeler...'Journal du séducteur' — ce qui est, bien sûr, une citation
de Kierkegaard, mais qui ici doit être prise ironiquement..." Cité par
Susan Brantly, Understanding
Isak Dinesen, 2002, p. 181.
17. Dans Le Raz de marée de Norderney (Sept contes gothiques)
18. cité par
Thurman, Karen Blixen, livre
de poche, p. 477.
19. Cf. Europe, 2003,
cité par Tom Selboe
"Temps et Histoire dans l'oeuvre de Karen Blixen", traduit du danois
par Régis Boyer.
20. Comme
l'écrit encore Geneviève Brissac en 2002 : "Si nous ne prenons plus de
pseudonymes masculins, nous [les écrivains femmes] sentons confusément
qu'il est plus confortable d'être écrivain qu'écrivaine ou romancière,
ces mots qui particularisent et vous refoulent du côté de l'anecdote.",
La Marche du cavalier, éd. De l'olivier, coll. Livre de poche, 2012, p.
31.
21. Robert
Woodraw Langbaum, né en 1924, professeur de littérature, publie en
1964, The Gayety of vision : a Study
of Isak Dinesen's Art. La première étude étrangère sur l'oeuvre
de Blixen.
22. Julien
Green, "Mon premier livre en anglais" (1941, traduit en 1943) in Le Langage et son double, Fayard,
2004, p. 239.
23. Genèse
17-17 "Abraham se prosterna le visage contre terre, et il rit en se
disant au fond de son coeur : 'Un homme de cent ans aurait-il donc bien
un fils ?' Et Sara enfanterait-elle à quatre-vingt-dix ans ?" ; Genèse
18-10, 11, 12 "[...] et Sara votre femme aura un fils. Ce que Sara
ayant entendu, elle se mit à rire derrière la porte de la tente."
Genèse 21-6 "Et Sara dit alors : Dieu m'a donné un sujet de ris et de
joie ; quiconque l'apprendra s'en réjouira avec moi." (traduction
Lemaître de Sacy, Robert Laffont, Bouquins, 1990)
Noter qu'entre la première promesse divine et sa réalisation s'enchâsse
l'histoire de Sodome et Gomorrhe, les deux villes maudites pour leurs
transgressions.
24. Wilhelm
Dinesen s'est suicidé en 1895. Les enfants n'ont connu la vérité que
bien plus tard. Les hypothèses sur les raisons de ce suicide ont été
nombreuses, mais aucune confirmée.
25. Cité par
Thurman. Le livre n'a jamais été traduit en français, mais il l'a été
l'année même de sa publication en anglais, The Pact. Le pacte, en l'occurence,
est celui que Blixen et lui signent entre eux.
26. Par
exemple dans Le Diable amoureux de
Cazotte (1772). Pourquoi penser à Cazotte? parce que c'est le nom
qu'elle donne au peintre séducteur-séduit de Erhengard.
27. La
réflexion sur l'écriture qu'ouvrent les propos de Kamante, le jeune
garçon qu' elle a soigné et qui est devenu son cuisinier, se déroule
sur le double plan de la matérialité du livre et de son "esprit"
(Penguin Book, p. 44)
Il y a chez Blixen cette conviction que nous n'accédons à l'esprit, à
la pensée, que par la matière.
28. le nom de
Blixen apparaît pour la première fois, p. 58 (Penguin Book, 1985),
après que le narrateur a été déclaré féminin, "Msabu" (de l'indien
Memsahib), terme swahili pour "madame" / "maîtresse", et Danoise en
présentant le personnage du vieux Knudsen. Le prénom, en revanche, est
Tania. Prénom qui est celui de l'auteur Blixen pour les traductions en
allemand.
29. Walter
Benjamin, Le Conteur. réflexions sur
l'oeuvre de Nicolas Leskov, in
Oeuvres III, Gallimard,
Folio, 2000, p. 119, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac.
30. cité par
Thurman, p. 467 et emprunté à Daniel Gillès "Karen Blixen ou la
pharaonne de Rungstedlund", Cahiers
des saisons, n° 7, 1962-63.
31. Voir, par
exemple, la pièce de Vigny, Chatterton,
1835.
32.
déclaration de l'auteur enregistrée dont la phrase ouvre
l'émission Concordance des temps
(France culture) de Jean-Noël Jeanneney.
33. Daguerréotypes, causerie
radiophonique, in Essais, pp. 203-286. Une belle
réflexion sur la mémoire, le temps, le point de vue.
34. Karen
Blixen savait-elle que c'était aussi une préoccupation mallarméenne ?
Cf. Tison-Braun, L'Introuvable
origine, Droz, Genève, 1981, p. 37.
35. Olalla est un court récit de
Stevenson publié en 1885. Traduit en français par Pierre Leyris sous le
titre Olalla des montagnes,
Mercure de France, 1975, Librio, 1995.
36. Cf. Tison
Braun, L'introuvable origine,
op. cit.
37. "Le Voyage", in Les Fleurs du mal, 1861
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