Le
Dîner de Babette, Karen Blixen 1958 / 1961
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A propos de Karen Blixen, ce site propose : 1. une biographie de l'auteur - 2. Une présentation des Sept contes gothiques (Seven Gothic Tales, 1934) - 3. Une présentation de La Ferme africaine (Out of Africa, 1937) - 4. Karen Blixen / Isak Dinesen : les voies de l'énigme, identités et histoires - |
Contextes de rédactionComme souvent chez Karen Blixen, le temps est un facteur essentiel dans ce qu'elle veut bien faire advenir à son oeuvre. L'histoire du recueil, publié en 1958, commence dix ans auparavant. L'écrivain a des goûts dispendieux, elle aime recevoir, voyager, se faire servir, sans doute aussi oublier les années de guerre, il lui faut donc augmenter ses revenus et elle envisage d'écrire pour des magazines étasuniens. Le premier récit qu'elle propose en 1949 et qui ne trouve preneur qu'en 1950 est "Le Dîner de Babette" (Babette's Feast).L'auteur éprouve, semble-t-il, à l'égard de ces divers récits (dont quelques-uns, d'ailleurs, ne connaîtront ensuite qu'une publication posthume) une certaine réticence, comme s'il s'agissait d'oeuvres inférieures aux précédentes. Il en est d'elle, à peu près comme de Tolstoï. En écrivant, ils éprouvent une grande satisfaction, l'oeuvre achevée, elle leur paraît toujours inférieure à ce qu'ils voulaient, quelquefois même bonne à jeter. Moins radicale, néanmoins, que Tolstoï, elle ne pense pas à détruire ; elle met simplement de côté. "Tempêtes" a une histoire un peu différente. D'abord parce que l'oeuvre de Shakespeare est, sans doute, avec la Bible, la source à laquelle elle s'abreuve le plus volontiers ; ensuite, parce qu'à l'automne 1957, au moment de la publication des Nouveaux Contes d'hiver (Last Tales) elle fait un voyage qui la conduit de Rome à Paris puis à Londres et, au cours de ce séjour anglais, à Stratford-sur-Avon où elle a été invitée par son ami John Gielgud (acteur et metteur en scène, 1904-2000), pour y voir une mise en scène de La Tempête dans laquelle il joue Prospero. Selon sa biographe, Judith Thurman, elle voulait écrire un conte pour le donner à son ami en remerciement. C'est l'origine de "Tempêtes" dont la rédaction sera difficile en raison de ses souffrances qui étaient grandes, de sa faiblesse due à sa malnutrition (conséquence de la maladie), elle pèse alors 32 kilos. Elle dicte le texte à sa secrétaire, Clara, et le dicte en danois, ce qui est assez rare dans cette oeuvre ; la majorité des écrits de Blixen l'ont d'abord été en anglais. Peut-être parce qu'écrire était s'adresser, dans sa langue, à celui qu'elle avait, en Afrique, élu son interlocuteur privilégié, Denys Finch Hatton (1887-1931). Publication |
Karen Blixen et Marylin Monroe chez Carson Mac Cullers, 1959. "Destinée" ? Elles vont mourir toutes les deux la même année, en 1962. |
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Le recueil que les Français
connaissent sous ce titre, celui de l'un
des contes, s'intitule à sa publication Anecdotes of destiny (Anecdotes de la destinée). Il est
publié en octobre 1958 en danois, à Copenhague et aussitôt après, la même année, à Londres et aux Etats Unis. Il est traduit en français assez rapidement puisque Gallimard le met en librairie en 1961, traduit du danois par Marthe Metzger. C'est l'avant dernier livre que publie Karen Blixen ; le dernier sera Ombres sur la prairie, dernier regard porté sur le temps de sa vie en Afrique, publié quelques mois avant son décès. Le recueil est composé de cinq contes dont un seul est inédit.
— "Le Plongeur" (première publication dans une revue littéraire danoise
en 1954)
— "Le Dîner de Babette" (Babette's Feast, dans un magazine étasunien, Ladies' Home Journal, en 1950) — "Tempêtes" (inédit) — "L'Eternelle histoire" (The Immortal Story, Ladies' Home Journal, 1953) — "L'Anneau" (The Ring, Ladies' Home Journal, en 1950) |
Peder Severin Krøyer (1851-1909), South beach of Skagen (Plage sud de Skagen), 1883. |
Organisation du recueilCes cinq contes sont distribués d'une manière que l'on pourrait dire démonstrative :un premier conte marqué des caractères de l'orient dès l'incipit. Il est attribué à Mira Jama, conteur qui provient des "Rêveurs" (Sept contes gothiques, 1934) où on le rencontrait à bord d'un bateau dans l'océan indien. Ensuite vient la mention de Chiraz, la ville ou vit le personnage, Softa Saufe, en Perse (dont elle fut la capitale à la fin du XVIIIe siècle) et celle du Coran, livre sacré dans lequel Softa est toujours plongé. La fantaisie gouverne ce récit et les animaux, en l'occurence les poissons, parlent et philosophent. C'est d'une certaine manière mettre le recueil sous le signe des Mille et une nuits, et donc l'inscrire dans une tradition séculaire. C'est dans le même mouvement énoncer sa dimension d'apologue. Manière de prologue, il pose aussi la question du "conte", de "l'histoire", de celui qui l'invente et de ceux auxquels il s'adresse, et tous n'ont pas besoin des mêmes histoires. Le dernier conte se déploie, lui, dans un temps historique à peu près déterminé (« Un matin d'été, il y a cent cinquante ans »), et dans un espace qui l'est aussi, la campagne danoise. A première vue, tout y semble relever du réalisme, il y est question d'un couple de jeunes mariés, d'un élevage de moutons, de voleur, mais comme le premier, il affirme lui aussi sa dimension d'apologue en ce que la rencontre qui bouleverse l'univers lisse (et fade) du personnage féminin glisse immédiatement du réel au symbolique. Entre ces deux récits qui ont donc toutes les caractéristiques du conte, y compris leur relative brièveté, s'insèrent trois autres histoires dont le découpage en chapitres signale le caractère plus proche de la nouvelle que du conte proprement dit. |
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Or,
ces trois récits posent de trois manières différentes la question
de la création artistique. Dans le premier, "Le dîner de Babette", une
cuisinière crée une oeuvre d'art (un dîner parfait) dont le résultat
est de
transformer ceux qui en jouissent alors même qu'ils n'ont conscience ni
de leur jouissance ni de leur transformation, attribuant leur bien-être au souvenir
du pasteur dont ils célèbrent la mémoire ; dans
la troisième ("L'Eternelle histoire"), à l'inverse, un homme s'imagine
pouvoir faire d'une
oeuvre d'art, d'une histoire, une réalité et, naturellement, échoue. Entre
les deux, la
nouvelle qui est toute interrogation, "Tempêtes", sorte de "roman
d'apprentissage" où une jeune actrice doit choisir justement
entre l'art et la vie, et pour cela apprendre à les différencier,
apprendre aussi que l'Art se paie à haut prix. "Tempêtes", par sa place centrale, mais aussi par les interrogations qu'il suscite, est bien le coeur du recueil ; distribué en 17 sections, il est aussi le plus long de ces récits. Son titre pluriel évoque à la fois les tempêtes réelles, celle dans laquelle le bateau de la troupe de théâtre manque faire naufrage, la pièce de théâtre de Shakespeare où le personnage féminin, Mally, doit jouer Ariel, mais aussi les tempêtes symboliques dans lesquelles les individus doivent se débattre pour parvenir à répondre à la question "Qui suis-je ?", pour savoir de quelle histoire ils répondront, au sens d'assumer pleinement, du dessin qui est leur dessein, autant dire leur "destin", sur quoi il ne faut pas se tromper. La "destinée" du titre n'est jamais, chez Blixen, ce qui est déjà écrit, mais ce qui va l'être, et les "anecdotes" rapportent ce moment de basculement où un personnage "se déclare", selon le très juste formule d'Anouilh à propos d'Antigone, "devient ce qu'il est." |
"Une histoire
immortelle" : à peine plus bref que le précédent récit (15 sections), se
développe de manière plus linéaire, bien que, comme dans
"Tempêtes", il inclue les "biographies", les histoires des trois
personnages essentiels : M. Clay, richissime marchand de thé à Canton,
"dans les années 60 du siècle dernier" (autrement dit 1860), Ellis
Lewis (dont le véritable nom est Elishama Levinski), son jeune
comptable, et Virginie qui va être l'héroïne de la mise en scène voulue
par M. Clay. M. Clay qui a des insomnies, après avoir épuisé la lecture de ses livres de comptes, cherche d'autres "livres" et non satisfait des prophéties d'Isaïe que lui propose Ellis, finit par se rappeler avoir entendu, une fois, une histoire, mais comme Ellis lui en raconte la fin, il est furieux de découvrir qu'elle est purement imaginaire. M. Clay est un piètre lecteur. Et il décide que "L"histoire se réalisera [...] Un marin la racontera du commencement à la fin, telle qu'il l'aura vécue lui-même." Mais c'est une autre histoire qui se déroule à son insu, comme les prénoms des personnages le suggèrent, Paul et Virginie ; et même lui y joue un rôle inattendu où il dit de lui-même ce que certainement il n'avait pas prévu de dire et qui dévoile, auraient dit les Grecs, son hybris, sa démesure. Tous ces récits mêlent à des degrés divers l'univers des contes populaires (ou des contes de fées, ou des légendes), ainsi de l'incipit de "Tempêtes" : "Il y avait une fois un vieil acteur..." ; ou des caractéristiques des personnages, plutôt fonctions qu'individus, ainsi Virginie reconnaît-elle en Ellis "le Juif errant" (en français dans le texte) ; celui de la littérature, de Shakespeare aux poètes et dramaturges danois, sans oublier ni la littérature française, ni les littératures allemande, italienne ou anglaise (Karen Blixen a beaucoup lu et beaucoup absorbé) ; celui de l'histoire, et si Babette se retrouve dans un petit village norvégien c'est parce qu'il lui a fallu fuir la répression des Communards à Paris, en mai 1871. Des détails qui trouveraient tout à fait leur place dans des récits réalistes, le coût du dîner de Babette pour 12 personnes, ou la peur de Virginie à l'idée que son jeune amant va découvrir qu'elle est vieille à la lumière du jour (tout est certes relatif, elle a 27 ans et il en a 17), voisinent avec des évocations qui relèvent encore une fois des contes, ainsi du personnage d'Arndt, dans "Tempêtes" enfant tard venu comme la Belle au bois dormant ou Blanche neige, et doué de ce fait de toutes les qualités qu'une fée se serait empressée de lui donner. |
"Il finit par choisir un gros coquillage rose et brillant [...] Il est doux et lisse comme un genou et quand vous l'approchez de votre oreille, vous croyez l'entendre chanter." |
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Sans oublier que
l'ironie rôde dans tous ces récits. Par exemple, tous les titres des
récits centraux se peuvent entendre de diverses manières. |
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Nous
avons signalé la surdétermination du titre "Tempêtes", mais "Le Dîner
de Babette" n'est pas en reste. Le titre anglais parle de "Feast"
(Festin ou banquet) qui peut s'entendre du point de vue de la
cuisinière, du créateur, qui sait ce qu'elle fait, la perfection
qu'elle vise et atteint, en même temps qu'étant le terme utilisé pour traduire Le Banquet
de Platon, il connote aussi cette dimension de convivialité qui déborde
le simple partage d'un repas, mais le mot "dîner" choisi en français
convient au point de vue des convives (moins le général) qui ne
perçoivent pas le caractère exceptionnel de ce repas, entravés qu'ils
sont pas leurs préjugés religieux ayant, depuis toujours, mis au ban la
sensualité. Quant à "L'Eternelle histoire", elle peut aussi bien désigner le conte que tous les marins propagent d'un bout à l'autre des mers du globe, que la "faute" de M. Clay, celle du mauvais lecteur dont la première question est toujours "Est-ce que c'est vrai ?", sans jamais s'interroger sur ce que signifie "vrai". Aucune des histoires de Karen Blixen n'est vraie (question qui ne devrait se poser qu'en terme d'information), mais toutes le sont. Elles nous disent "les réponses" comme l'explique M. Sörensen à Malli dans "Tempêtes". Et en vrac, parce que les terres où nous entraîne "l'enchanteresse" comme disait Marcel Schneider, sont innombrables et que chaque nouvelle lecture ouvre de nouveaux horizons : le masculin et le féminin, la présence constante de la mer, dangereuse, fascinante, prometteuse..., le désir, la violence, la jeunesse, la vieillesse, et toujours Eros et Thanatos. Car comme l'écrivait Hannah Arendt : "Il est vrai que l'art de conter révèle le sens sans commettre l'erreur de le définir, qu'il opère consentement, réconciliation, avec les choses telles qu'elles sont réellement, et qu'on peut même croire fermement qu'il contient à l'occasion, par implication, ce dernier mot que nous attendons «du jour du jugement»." (Hannah Arendt, Isak Dinesen, The New-Yorker, 1968, article recueilli dans Vies politiques, Gallimard-Tel, 1974, traduit par Barbara Cassin) |
A regarder : Karen Blixen interrogée par Pierre Dumayet, dans Lecture pour tous, le 5 juillet 1961, pour la sortie en France de son livre. A voir : Le Festin de Babette, film de Gabriel Axel, 1987, avec Stéphane Audran dans le rôle de Babette. Un extrait sur Youtube et la bande annonce. Une histoire immortelle,
film pour la télévision française, Orson Welles, 1968, avec Jeanne
Moreau dans le rôle de Virginie (Orson Welles : M. Klay ; Roger Coggio
: Elishama)
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