Thérèse Desqueyroux, François Mauriac, 1927

coquillage






Jacques Emile Blanche

Jacques-Emile Blanche, Portrait de François Mauriac, 1923

Un livre singulier

Dixième roman de Mauriac qui, après Le Baiser au lépreux (1922), ne connaît plus que des succès, il est sans doute le plus fascinant de tous, ce que tendrait à prouver le nombre de pages consacrées, depuis, à son héroïne, ou sa place parmi les douze meilleurs romans du demi-siècle dans la liste établie par un jury présidé par Colette et publiée dans Le Figaro en 1950.
Le fait est qu'il est particulier dans l'oeuvre de son auteur. D'abord, parce que le personnage semble ne pas vouloir dispraître des préoccupations de l'écrivain qui le fait revenir dans un roman de 1930, Ce qui était perdu, lui consacre deux nouvelles, Thérèse chez le docteur et Thérèse à l'hôtel, en 1933 (elles seront reprises dans le recueil Plongées, 1938), avant d'en faire la protagoniste d'un autre roman, La Fin de la nuit, 1935. Beaucoup ont parlé à ce propos de cycle. Ce mot paraît impropre, puisqu'il n'y a pas à proprement parler de progression. Les deux nouvelles comme le dernier roman semblant plutôt être trois tentatives pour "en finir" avec le personnage. Il se passe là quelque chose qui intrigue et interroge.
Ensuite, parce que ce personnage, dans ce roman, détonne dans le choeur des personnages mauriaciens. Sa principale caractéristique est l'ambiguïté, sur tous les plans, celui des actes (un monstre ? une victime ?) comme celui de ses désirs, aspirations, volontés. Personnage si ambigu d'ailleurs que les interprétations relatives à la fin du roman vont jusqu'à la contradiction : le personnage au seuil de sa liberté, enfin (ce que lit un lecteur non prévenu dans l'explicit du roman) ou, le personnage perdu, plus que jamais prisonnier de ses contradictions et enfermé dans son passé (selon l'éclairage que tendent à lui donner les diverses "suites") ; ambigu, autant dire libre, non déterminé, en devenir. Ce qui est, sans doute, une des raisons d'être de la sorte d'avant-propos précédant le récit (sans titre, mais imprimé en italiques) et constatant que le personnage n'est pas entré dans le "moule prévu", si l'on considère que Conscience, instinct divin en est le projet (quoique publié après la sortie du roman),  comme Mauriac l'a dit lui-même: "Ceci est le premier jet de Thérèse Desqueyroux, conçue d'abord comme la confession d'une chrétienne adressée à un prêtre." Mais la réécriture prouve bien que le personnage ne fonctionnait pas dans ce cadre. Il n'y aura donc ni confession, ni réponse religieuse aux inquiétudes de Thérèse Desqueyroux.
Peut-être faut-il rattacher cette indépendance du personnage par rapport à son créateur à la crise morale que traversait alors Mauriac selon ses biographes. Le vacillement de ses certitudes religieuses, qui ne durera pas, libérait peut-être un regard plus attentif sur d'autres quêtes, d'autres enjeux pour un être humain que celui de trouver Dieu.


Néanmoins, sa proximité est si grande que lorsque Georges Franju décide de filmer l'histoire, au début des années 1960, François Mauriac participe au scénario et rédige les dialogues, comme s'il n'en avait pas fini encore avec son héroïne.
La génèse du roman semble remonter à 1925, date à laquelle Mauriac demande à son frère Pierre des documents sur l'affaire Canaby, jugée en 1906. Il avait, à l'époque, assisté au procès (il en rapporte l'émotion "vécue" ou reconstituée dans l'avant-propos du roman). Une femme de la bonne société bordelaise était jugée, soupçonnée d'avoir tenté d'empoisonner son mari, en s'étant procuré du poison à l'aide d'ordonnances falsifiées. Le mari avait témoigné en faveur de son épouse, laquelle n'avait été condamnée que "pour faux et usage de faux". On reconnaît là tous les éléments réalistes du récit.
En 1926, c'est encore Pierre qui lui fournit une documentation sur les empoisonnements. Il le remercie en lui écrivant que cela lui évitera de commettre des "gaffes, pour [son] prochain roman qu'[Il] voudrai[t] aussi solide que possible."

Un titre aux multiples résonances

De prime abord, il s'agit d'un titre éponyme, puisque dès l'incipit du roman, à sa deuxième phrase, le lecteur découvre que ce nom est celui du personnage : "Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir dérobé du Palais de justice, sentit...". L'avocat de la première phrase n'a pas encore de nom, lui. Comme il s'agit d'une femme, provinciale, malheureuse dans son mariage, l'écho avec Madame Bovary (Flaubert, 1857) est immédiat, d'autant plus d'ailleurs que Mauriac lui-même a souvent établi ce rapport, par exemple : "Thérèse devait être une image brouillée de mes propres complications, j’imagine. Madame Bovary, c’est toujours nous." (Bloc-note III, Flammarion, 1958)
D'autres échos peuvent s'en retrouver, ailleurs, dans le roman, par exemple, dans l'attraction qu'exerce Paris, un Paris largement imaginaire, sur Thérèse. Mais Thérèse, à l'encontre, d'Emma, ne fantasme pas sa vie et si elle envisage de se suicider, elle y renonce aussitôt.
Les titres de la sorte ne sont pas si nombreux bien qu'il y ait, bien sûr, Eugénie Grandet de Balzac (1833) où un père fait le malheur de sa fille, ou ceux des Goncourt, Germinie Lacerteux (1865) ou Manette Salomon (1867), qui dans les deux cas, sont des romans où les personnages éponymes sont des marginales, n'ayant, comme telles aucun droit aux titres de civilité, ni madame, ni mademoiselle pour elles, personnages méprisés et écrasés par leur entourage. Mais aussi Anna Karénine, de Tolstoï (traduction en français, 1886) où cette fois-ci le personnage s'évade des normes sociales dans l'espoir de vivre en accord avec elle-même et donc heureuse. Thérèse Desqueyroux ne trouve pas dans l'amour d'un autre homme que son mari le miroir où se découvrir elle-même, mais comme Anna, prisonnière des codes sociaux, elle ressent cette impression que quelque chose d'essentiel lui est retiré, que Thérèse Desqueyroux, ce ne peut être ce "moi" qu'elle voudrait faire vivre. Et même si la rêverie d'un amour partagé et épanouissant occupe peu de place dans le roman, elle en occupe quand même une ;  comme la rencontre avec Jean Azévédo, pour n'être pas amoureuse, joue quand même un rôle important en faisant percevoir à Thérèse qu'il existe un autre monde que celui dont elle se sent prisonnière, des valeurs qui lui conviendraient mieux.
Le roman, par son titre, inscrit Thérèse dans une lignée de personnages féminins aux destins malheureux, prisonniers des idéologies de leurs temps, relayées au premier chef par les familles.
C'est un titre aussi qui fait retentir une dissonance entre le prénom, Thérèse, aux fortes connotations religieuses et le patronyme, Desqueyroux, aux consonances régionales marquées puisqu'il est largement attesté dans le département de la Gironde. Le prénom, porté par diverses saintes de la religion catholique (sainte Thérèse d'Avila au XVIe siècle ou plus proche, sainte Thérèse de Lisieux, seconde moitié du XIXe siècle, canonisée en 1925) pourrait donner au personnage une coloration mystique ou, à défaut, celle d'une quête de l'absolu alors que le patronyme, tout terrien, à l'inverse, irait plutôt dans le sens d'un enracinement dans le monde (au sens d'opposé au religieux), dans la vie  humaine et ses activités, ses plaisirs, quotidiens et ordinaires. Sur un autre plan, comme dans Anna Karénine, il assemble une individualité et une appartenance pouvant susciter un conflit. Avant de choisir ce titre, Mauriac se référait à son roman en cours d'écriture de diverses manières soulignant ces potentialités. "Sainte Locuste", par exemple (Locuste, on s'en souvient, était la pourvoyeuse en poisons de Néron) lorsque l'écrivain croit encore qu'il pourra "sauver" son personnage, reverser "le mal" au "bien" ; peu après, il envisage "L'Esprit de famille", soulignant l'importance de ce thème dans le récit, et qu'il commente, dans son manuscrit, par ces mots "Le titre secret est "Le plat de cendre" (les chats recouvrent leurs ordures)", formule qu'il mettra dans la bouche de la Thérèse du film de Franju ; autant dire que la famille apparaît alors comme nécessairement délétère pour l'individu.
Le titre choisi, finalement, invite le lecteur à s'intéresser surtout au personnage, et de gré ou de force, à lui accorder sa sympathie.







forêt landaise

Illustration de Roland Oudot (1897-1981). Thérèse Desqueyroux, Cercle parisien du livre, 1936.

"Ce chemin plein d'ornières et de trous se mue, au-delà d'Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu'à l'Océan, il n'y a plus rien que quatre-vingts kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où à la fin de l'hiver, les brebis ont la couleur de la cendre." (chap. 3)

Un dispositif complexe

Le mot "dispositif" peut sembler inadéquat pour un roman, pourtant il est difficile de n'y pas songer. Car, après un titre multiplicateur d'attentes de lecture, mais incitant à se pencher sur le cas d'une personne et par là-même invitant à une attention empathique, le romancier fait précéder son récit d'une épigraphe et d'un avant-propos où un narrateur que tout assimile à l'auteur (le rappel du procès Canaby, "mes autres héros", la volonté de convertir Thérèse et son échec "J'aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu") s'adresse à son personnage. Epigraphe comme avant-propos jouent d'une ambivalence certaine. L'épigraphe est empruntée à Baudelaire, c'est la dernière phrase du 47e poème du Spleen de Paris, "Mademoiselle Bistouri", une curieuse histoire de fétichisme pour une profession, la médecine. Quelques phrases avant cette conclusion, le narrateur notait: "La vie fourmille de monstres innocents." Cet avertissement, en tête du récit, met donc ce dernier sous le double signe de la monstruosité, assimilée à la folie, et de la pitié. Mauriac n'a pas voulu choisir les "monstres innocents", et pourtant cet implicite irrigue le récit.
L'avant-propos est en cela identique qui définit le personnage comme "une créature plus odieuse encore que tous mes autres héros" mais après avoir attiré l'attention sur son caractère de victime et, surtout, sur sa réalité, à l'instar de Flaubert écrivant à Louise Colet, le 14 août 1853 : "Tout ce qu'on invente est vrai, sois en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L'induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l'âme. Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même."
D'où chez Mauriac l'accumulation des cas : la criminelle "livrée" dans une cour d'assises, la "jeune femme hagarde", celle vue "à travers les barreaux vivants d'une famille", animal (louve) encagé qui tourne "en rond". La multiplicité même de ces femmes malheureuses, jugées et condamnées par la société retient l'attention.
Quant au récit lui-même, il est divisé en 13 chapitres numérotés mais non titrés. Le récit débute in medias res, par une action qu'explique ensuite la longue analepse développée dans les huit premiers chapitres. Les quelques heures de voyage qui séparent B. (le jeu de l'initiale jouant le rôle habituel de référent réaliste, on ne cache que ce qui existe vraiment, mais aisé à décoder en Bazas, compte-tenu du trajet) d'Argelouse, où l'attend Bernard, son mari, après sa sortie du Palais de justice où un non-lieu a été prononcé, permettent au personnage un retour en arrière, sur les événements qui l'ont constituée elle, sur ceux qui pourraient éclairer son acte : pourquoi a-t-elle voulu tuer son mari ? Bien que s'enfonçant dans la nuit (réelle, celle de l'automne, mais aussi symbolique puisque rien dans sa remémoration ne lui apporte de réponse) le personnage cherche à y voir clair.
Ce qu'elle comprend toutefois, c'est la distance qui la sépare des autres, et de son mari au premier chef. L'explication n'aura pas lieu.
Les chapitres IX à XII racontent la séquestration de Thérèse à Argelouse, (de l'automne, octobre, au mois de mars de l'année suivante), dans une métairie de la famille, située "réellement [à] une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d'avancer." Et enfin, le chapitre XIII (quelques heures, de dix heures du matin au début de l'après midi), la libération du personnage que son mari a accompagné à Paris où il la laisse.


Le récit est pris en charge par un narrateur omniscient, ce qui autorise tous les glissements de focalisation, en particulier l'utilisation de la focalisation interne. Sartre reprochait à Mauriac cette "facilité" en oubliant que d'autres, par exemple Stendhal, en avaient usé avec autant de bonheur. Le plus souvent cette focalisation interne est celle de Thérèse, mais éventuellement, même si plus épisodiquement, elle peut être celle d'un autre personnage permettant de mieux saisir une attitude, un comportement sans cela incompréhensible, par exemple le revirement de son mari après les quelques mois d'enfermement de Thérèse, terrifié par ce qu'il est en train de faire au souvenir de la une d'un journal représentant la "séquestrée de Poitiers", une histoire sordide datant de 1901.
L'intérêt d'un tel dispositif est, en somme, de permettre à l'écrivain de gagner sur deux tableaux. D'une part, il fait droit aux réactions prévisibles de certains lecteurs (son frère Pierre le premier) qui sont, d'ailleurs, celles de l'entourage de Thérèse, "c'est un monstre", mais d'autre part en faisant entrer le lecteur dans la pensée de Thérèse, en lui faisant partager ses doutes, ses inquiétudes, ses souffrances, sa volonté de se comprendre, ses aspirations, il la transforme en être fraternel, nous rappelant, implicitement, encore une fois Baudelaire "— Hypocrite lecteur — mon semblable — mon frère.", dernier vers du poème liminaire des Fleurs du mal. Et le lecteur en refermant le livre n'est pas loin de la considérer comme une victime.



Un personnage opaque

Le roman propose, dans sa compacité, de multiples centres d'intérêt. A commencer par un sérieux règlement de compte avec la famille bourgeoise, dont Jules Renard avait déjà exploré, à sa manière, les cruautés et les égoïsmes, dans Poil de carotte, par exemple. La bourgeoisie que représentent les personnages de Thérèse Desqueyroux est celle des grands propriétaires terriens des landes, Desqueyroux possède 2000 hectares de forêt et Thérèse, née Larroque, en a 3000. Le bois est leur négoce. Le bois et ses dérivés. Les apparentes divergences entre eux recouvrent, de fait, une profonde identité. Le père de Thérèse, républicain, libre penseur, industriel et ayant des ambitions politiques (il lorgne un poste de sénateur) a les mêmes réactions que la famille de Bernard Desqueyroux, anti-républicaine et catholique : étouffer tout scandale, augmenter les propriétés ; cette dernière préoccupation ayant scellé le mariage des enfants, avant même qu'ils aient pu se vraiment connaître, de la même manière qu'elle scelle celui d'Anne de la Trave, demi-soeur de Bernard, avec le "petit Deguilhem", "les plus beaux pins du pays", sans que les sentiments d'Anne entrent en ligne de compte. Dans ces familles, les rôles masculins et féminins sont parfaitement dessinés. Les hommes gèrent les propriétés, chassent, engrossent leurs femmes. Les femmes font des enfants, les élèvent dûment encadrées par les familles et la religion.
Dans cet univers réglé où les apparences sont l'essentiel, Thérèse fait figure de vilain petit canard. Elève d'un lycée laïque, son instruction a développé son intelligence. Elle lit, elle observe, elle s'intéresse (hormis la chasse) aux domaines masculins, la gestion en particulier, aussi attachée à ses pins que n'importe quel propriétaire. Elle refuse les conventions. L'antisémitisme de son mari lui paraît stupide, son refus de se souvenir des origines bien humbles de leurs familles, des bergers, son obstination à mettre la dite famille avant tout, y compris la vérité, de la sottise.
Parce qu'elle réfléchit, parce qu'elle est une solitaire par nécessité (qui, dans la lande, pourrait discuter de ce qui l'intéresse ?), parce qu'elle a trop d'esprit, elle fait peur. Même sa maternité ne la fait pas entrer dans le rang. Au fond, Thérèse refuse d'être une "pièce" dans un ensemble, elle veut être un individu, distinct, sinon distingué. Cette différence est rendue visible par ses cigarettes. Fumer contredit le code puisque les convenances veulent qu'une femme bien élevée ne fume pas, surtout en public, ce que fait Thérèse avec constance, pis encore, la cigarette dans les landes relève de la provocation, compte tenu des risques d'incendie, bien réels, particulièrement en été.





landes

"Elle n'avait plus peur d'Argelouse ; il lui semblait que les pins s'écartaient, ouvraient leurs rangs, lui faiaient signe de prendre le large."

"Elle découvrait que le silence d'Argelouse n'existe pas. Par les temps les plus calmes, la forêt se plaint comme on pleure sur soi-même, se berce, s'endort, et les nuits ne sont qu'un indéfini chuchotement." (chap. 12)


Il y a bien, dans ce personnage, une sorte de revendication féministe implicite, dont elle n'a pas vraiment conscience, qu'elle ne théorise pas, mais qui s'affirme dans tous ses actes et dans toutes ses pensées : être une personne, à part entière, à l'instar d'un homme. Ainsi rêve-t-elle : "Etre une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne...  Être sans famille !" (chap. 11) Beaucoup a été glosé de son amitié amoureuse avec Anne au temps de leur adolescence, avant le mariage.  Mais vouloir faire de Thérèse une lesbienne qui s'ignore, c'est par trop simplifier le personnage. Le temps de l'adolescence avec Anne est un temps de liberté où la solitude de la forêt permet d'oublier (ou de feindre d'oublier) les rôles, la pression sociale, le passé comme l'avenir. Ses relations sexuelles avec Bernard sont loin d'être satisfaisantes, mais pas aussi horribles qu'elle aurait envie de le prétendre, sa lucidité la contraint d'en convenir ; elles lui font soupçonner l'existence de la "volupté", que ce "jeune porc charmant" est incapable de lui faire partager (chap. 4).
Le caractère le plus fascinant du personnage naît de cette introspection qui occupe presque les trois quarts du roman à travers laquelle Thérèse cherche à comprendre pourquoi elle a voulu empoisonner son mari, sans parvenir à trouver de réponse. Le lecteur aussi se pose la question : vengeance ? non contre le mari, pas pire qu'un autre, elle en convient, mais contre le système, contre la famille qui l'annihile (son père se désintéresse d'elle car les femmes, c'est bien connu "toutes des hystériques si elles ne sont pas idiotes", son mari ne voit en elle qu'une épouse, quelque chose comme une domestique de luxe en sus d'un ventre à féconder, et sa belle-famille ne s'intéresse qu'à sa grossesse) ; désir de passer à l'acte, sortir des gestes et des apparences, faire quelque chose qui soit un engagement définitif ? dire non violemment à la violence qu'elle subit ? tout brûler et détruire comme la forêt lui en donne l'exemple autour d'elle ? Pas une seconde, Thérèse n'a envisagé les conséquences de son acte, comme s'il était commencement et fin. Quelque chose de l'ordre de la réaction, non de l'action.
Mais l'opacité de Thérèse n'est pas seulement celle qui concerne son basculement dans le crime, c'est aussi d'être traversée de désirs contradictoires, celui d'obéir aux conventions, d'être une épouse, avec une place déterminée dans une famille et par contre coup dans la société, d'assumer ce statut qu'on lui reconnaît de la "fille la plus riche et la plus intelligente de la lande" (chap. 3), un désir qui traverse tout le roman, et elle attend, espère, jusque sur le pavé parisien, que Bernard va la comprendre, au point qu'elle tente de lui expliquer avant de saisir que cela ne sert à rien ; celui d'être un individu, de ne pas s'effacer dans un rôle, fût-il celui de mère, d'imposer ses différences, son besoin de réflexion intellectuelle, sa volonté de se comprendre et de comprendre les autres : "Rien ne l'intéressait que ce qui vit, que les êtres de chair et de sang" (chap. 13).
Qui est vraiment Thérèse Desqueyroux ? le lecteur referme le livre sans le savoir vraiment. Une énigme, comme tous les humains.
Et voilà pourquoi les récits qui vont suivre ont un triste goût de fadeur et d'aplatissement. Le personnage y perd toute son opacité, devient, en effet, une créature que les narrateurs précipitent dans une sorte de déchéance charnelle, une femme vieillissante prise dans des aventures sexuelles peu reluisantes, qui a perdu l'essentiel de sa lucidité, mais obstinément, l'écrivain la reprend et tente, en quelque sorte, de la "domestiquer" sans y parvenir. On dirait presque qu'en désespoir de cause il se résoud, dans La Fin de la nuit, à en faire une vieille femme folle (ce qui est bien une manière de la réduire), qui va agoniser sans fin dans cette famille qu'elle a tant voulu fuir. C'est ainsi d'ailleurs qu'il le présente dans la préface au roman : "Depuis dix ans que, fatiguée de vivre en moi, elle demandait à mourir...", mais on peut se demander si ce n'est pas l'inverse qui serait plus juste, si ce n'est pas le romancier qui est fatigué de lutter contre cette résistance. Sur ce plan-là, l'article fameux de Sartre, sa recension impitoyable de La Fin de la nuit, (Monsieur François Mauriac et la liberté, 1939, repris dans Situations I, Gallimard, 1947), malgré son caractère polémique, a certes raison de souligner la manipulation dont le personnage est l'objet. Thérèse Desqueyroux, dans ce premier roman quêtait sa liberté, son identité propre, et la voilà devenue au fil des autres textes un personnage cherchant désespérément l'amour, en se trompant, bien sûr, sur le sens de ce mot qu'elle croit voir à l'oeuvre dans les yeux de jeunes hommes qu'elle fascine par sa vision noire de l'existence, alors qu'il faudrait transcender ce qui n'appartient qu'au relatif (un homme) vers l'absolu (Dieu).
N'empêche ! Thérèse Desqeyroux est un admirable roman. Il l'est d'autant plus que Mauriac a tramé l'histoire de Thérèse dans ce paysage si particulier de la lande, avec ses arbres, mais aussi avec le souvenir de la grande lande, marécages, troupeaux et bergers ; à la fois monde de la sécheresse et du brûlot toujours prêt de s'enflammer et monde du souterrain, des sables mouvants, des humidités délétères. Personnage et paysage se commentent l'un l'autre, et c'est magnifique.




A découvrir
: les Landes, en particulier à travers les photographies de Félix Arnaudin.
Ou à travers un article de Paul Kauffmann, "La forêt d'Arcachon en 1891" qu'il a lui-même illustré.
A consulter : un article sur le roman avec une intéressante recension de ses éditions et quelques indicateurs de traductions.
A voir : le film de Georges Franju, 1962, avec Emmanuelle Riva dans le rôle de Thérèse et Philippe Noiret dans celui de Bernard Desqueyroux (un extrait sur Youtube) et une interview de Franju.
En complément, le film de François-Xavier Vives, Landes, 2013, dont la photographie superbe permet de saisir la beauté et l'âpreté de ces paysages (voir la bande-annonce).



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