Electre, Jean Giraudoux, première représentation 13 mai 1937 au théâtre de l'Athénée

coquillage





Electre, 1937

La scène de l'Athénée en 1937. Le décor est de Guillaume Monin (1908-1978) et les costumes de Dimitri Bouchène (1898-1993).

Pour commencer

Jean Giraudoux est déjà un écrivain connu lorsqu'il rencontre Louis Jouvet en 1927. Après avoir publié Siegfried et le Limousin, en 1922, l'écrivain avait tout de suite envisagé d'en faire une adaptation théâtrale. C'est à son propos qu'il rencontre Jouvet. Ce dernier ne lui ménage ni les conseils, ni les suggestions que Giraudoux s'empresse d'adopter. La pièce sera un succès et l'association des deux hommes se poursuit toute leur vie.
Après Siegfried, Jouvet monte Amphytrion 38, première incursion de Giraudoux dans l'univers des mythes grecs. Il va en faire deux autres, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, montée en 1935 que suit aussitôt Electre, en 1937. La pièce est écrite entre l'automne 1936 et janvier 1937 ; les répétitions commencent en mars. 
Le contexte historique est à l'inquiétude en Europe avec la guerre civile en Espagne qui a commencé en juillet 1936 ; les insurgés menés par le général Franco recevant l'appui de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste. L'aviation allemande a bombardé la petite ville de Guernica en avril 1937.
C'est aussi celui de l'Exposition universelle dont la pièce fut le premier spectacle officiel.

La pièce

Elle s'organise en deux actes. Le premier compte 13 scènes, le second 10. Les deux actes sont séparés par un entracte occupé par un long monologue du jardinier, intitulé "Le lamento du jardinier". Cette partie a été composée tardivement alors que la pièce était déjà en répétition pour rééquilibrer les dimensions des deux actes, si bien qu'il faut le lire comme une manière de prologue à l'acte II, ce qui était d'ailleurs le premier titre que lui avait donné Giraudoux.
La pièce est créée par Jouvet qui la met en scène et joue aussi le rôle du mendiant. Elle est publiée, en juin 1937, chez Grasset.


L'intrigue

Elle est empruntée à la mythologie grecque puisqu'il s'agit de l'histoire d'Oreste adolescent, sommé par Apollon lui-même de venger l'assassinat de son père, Agamemnon, à son retour de la guerre de Troie. Les coupables sont sa mère, Clytemnestre, et l'amant de cette dernière, Egisthe.
C'est le même sujet que reprend, quelques années plus tard, Sartre avec Les Mouches (1943) dont il n'est pas exclu que le titre lui en ait été suggéré par la remarque du jardinier de Giraudoux à propos des petites Euménides : "On dirait des mouches" (I,1).
Mais c'est un sujet que les tragiques grecs avaient déjà mis en scène. Pour Eschyle comme pour Euripide, le personnage d'Electre est secondaire bien que toujours défini comme incitatrice d'une vengeance que, de toutes les façons, Oreste est bien décidé à accomplir. Le cas est un peu différent chez Sophocle où sa présence est plus forte, animée d'une profonde haine contre sa mère, elle ne vit que pour venger la mort de son père, elle participe aux deux assassinats en esprit, sinon physiquement, puisque c'est elle qui en rend compte pour le spectateur.
Contrairement à ce que Giraudoux affirmait, certains éléments de sa pièce proviennent de ces tragiques. C'est Eschyle qui donne pour motivation profonde à Clytemnestre le sacrifice de sa fille Iphigénie, consenti par Agamemnon pour obtenir des vents favorables à la flotte grecque en route vers Troie (Les Choéphores). C'est Euripide qui marie Electre à un laboureur dont Giraudoux fait un jardinier. Mais Giraudoux a aussi puisé dans l'Antigone de Sophocle les éléments qui transforment Egisthe. Le personnage tout à fait secondaire dans les tragédies antiques, se voit ici, à l'instar de Créon, transformé en véritable homme d'Etat. Ce changement de statut complexifie la situation et l'opposition entre Electre (aspiration à la vérité quel qu'en soit le prix) et ceux qu'elle condamne à mort. Alors que jusqu'à Giraudoux, c'est Clytemnestre l'accusée, Egisthe n'étant qu'un complice, il devient ici le véritable adversaire d'Electre.
Par ailleurs, Giraudoux renouvelle l'intrigue en imaginant une Electre ignorant le meurtre de son père et cherchant les raisons de sa haine profonde et irraisonnée à l'encontre de sa mère. L'écrivain confiait à un journaliste du Figaro, André Warnot, "Je montre la lutte que livre une jeune fille pour la découverte d'un énorme crime. C'est, si vous voulez, une pièce policière ; mais considérée non du point de vue du détective, mais du point de vue du juge."
Il resserre l'action à moins de 24h (Giraudoux est grand admirateur de Racine), un jour et une nuit puisque la pièce se termine à l'aube, une aube réelle et symbolique dans le dernier échange entre la femme Narsès (représentant les pauvres), Electre et le mendiant : "Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore." Giraudoux avait précisé "L'action commence à sept heures du soir et se termine à sept heures du matin."
Il la maintient de même dans un lieu unique : la "cour intérieure dans le palais d'Agamemnon", un palais lui-même tout symbolique puisque sa façade à la particularité d'être à la fois expression de tristesse, ses pierres suintent "Les habitants de la ville disent que le palais pleure", et de joie, ses pierres s'ensoleillent, "On dit alors que le palais rit."  Toutefois, les personnages évoquent des lieux extérieurs, le chemin qui longe le fleuve la nuit et conduit au cimetière (Le Président, I, 2), le jardin décrit tout à fait différemment par le jardinier et Clytemnestre (I, 4), Argos dépeint par Egisthe (II, 4) et les diverses évocations de la nature par le mendiant (I, 3 ; II, 2).
L'action est accompagnée et commentée par des personnages particuliers à Giraudoux, le mendiant (ou un dieu "Jamais on n'a vu de mendiant aussi parfait comme mendiant, aussi le bruit court que ce doit être un dieu." I, 3) et les trois petites Euménides qui grandissent à vue d'oeil (dixit le jardinier), petites filles au début du premier acte, elles "ont douze ou treize ans" à la fin (scène 13) quand elles regardent dormir Electre et Oreste, quinze ans à la scène 3 de l'acte II, et l'âge d'Electre à la fin de la pièce (II, 10).
Autre innovation de Giraudoux, la menace que Corinthe fait peser sur Argos. Elle redouble le caractère tragique de la pièce ou plus exactement incarne, sur le plan tragique, celui de la destinée d'un Etat, ce que la scène 2 de l'acte I posait en termes de comédie, l'opposition entre la sauvegarde de la tranquillité des familles, voire de la Cité, et l'intransigeance des "femmes à histoires", comme dit le président. Egisthe peut sauver Argos, mais Electre le laissera-t-elle faire ?






costume de Bouchène

Dimitri Bouchène (1893-1993), aquarelle, costume du mendiant pour Electre.

Les personnages :

Ils fonctionnent par couples à l'exception du jardinier, solitaire, dont le rôle est terminé à la fin de I, 5 et qui ne réapparaît que pendant l'entracte ; du mendiant dont la présence essentielle est à la fois celle du choeur antique, ou plus exactement du coryphée —chef du choeur— (constitué, en filigrane d'abord, puis en présence, par les pauvres), commentant l'action, et celle d'un dieu révélant ce qui est caché, ce qu'ignorent d'eux-mêmes et des autres les personnages, ce qu'a été ou qu'est la réalité ; des Euménides qui sont trois assumant elles aussi une double fonction, rappeler l'enracinement des Atrides dans le meurtre, tenter d'empêcher Oreste d'accomplir ce qui va le détruire. Leur parcours est inverse de celui de la tradition puisque "bienveillantes" au début de l'action, elles finissent par devenir les Erynies qui vont poursuivre le matricide à la fin.

Les couples

Electre / Oreste
Electre : c'est, comme le titre de la pièce l'indique, le personnage le plus important. Elle apparaît dans 20 scènes sur 23, et même lorsqu'elle est silencieuse (I, 12 et 13 ; II, 2) sa présence occupe le discours d'autrui, comme d'ailleurs dans les trois premières scènes. Elle est la fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, la soeur aînée d'Oreste.
Electre (Elektra) se rattache, en grec, à la lumière ("la brillante", "la lumineuse"), ce qui est souligné d'abord sur le mode comique par le président qui prévoit que toutes les turpitudes de la famille Théocathoclès vont être révélées pour peu que le jardinier épouse Electre, voire par Egisthe qui explique que l'on fait signe aux dieux en montant "sur une éminence" et en "agit[ant] sa lanterne."
Dans la mémoire de son frère (l'Etranger) elle apparaît, à travers ses pieds (sa démarche), comme incarnant la pureté (les pieds les plus blancs de tous), la rigueur et la mesure ; dans le regard du jardinier, elle est la mémoire (celle de son père et de son frère) ; dans celui des petites Euménides et du mendiant,  elle est la violence.
Avant même qu'elle entre en scène, elle est donc un personnage complexe, ce que le président appelle "une femme à histoires", ce qu'Egisthe traduit en termes de tragédie par "faire signe aux dieux" (I, 3).
Le reste de la pièce ne fera que confirmer ces caractéristiques. Mais les ambiguïtés du personnage, son intransigeance moins fondée sur l'amour que sur la haine, son impossibilité de voir et entendre l'autre, pas davantage son frère qu'elle condamne au crime et donc aux Erynies qu'Egisthe qui plaide pourtant non pour lui, mais pour Argos, en font un personnage à la fois fascinant et répulsif.






masque d'Agamemnon

Masque funénaire dit d'Agamemnon, découvert sur le site de Mycènes. Musée national archéologique d'Athènes.

Oreste : Il est le fils d'Agamemnon et de Clytemnestre, le jeune frère d'Electre. Il a passé son enfance et sa jeunesse au loin, un exil qui, si l'on en croit Egisthe, était une "prison" : "Il s'est évadé." (I, 9). Quand la pièce commence, il revient à Argos comme un étranger que personne ne reconnaît.  il est le bras armé d'Electre, pas plus vindicatif que cela.  En fait, il voudrait bien échapper au malheur qui l'attend. Le personnage, face à Electre, apparaît plus souple, plus doux, plus vivant. il n'a aucune raison de haïr vraiment sa mère. La mort d'Agamemnon passe pour un accident et son "exil" ne l'a pas rendu malheureux puisque le mendiant voit en lui sa vérité qui est  "de rire aux éclats, d'aimer, de bien s'habiller, d'être heureux." (II,1)
Sa place secondaire se lit dans sa présence sur scène puisqu'il n'apparaît que dans 16 scènes sur 23 dont 4 où il est silencieux.
Alors que dans les tragédies antiques, il est le personnage central, il n'est ici qu'un instrument, mais nécessaire pour mener l'action à son terme.
L'ambivalence de ses sentiments perdure jusqu'au meurtre compris puisqu'il frappe les yeux fermés et qu'il éprouve l'impression "que c'était une autre mère, une mère innocente qu'il tuait." parce qu'elle crie, en mourant, le nom de sa dernière fille, Chrysothémis (II,9).

Clytemnestre / Egisthe
Clytemnestre : veuve d'Agamemnon et reine d'Argos. C'est un personnage complexe que sa fille exaspère mais qui dans le même temps est soucieuse d'elle (elle a accepté le mariage avec le jardinier, mais revient sur sa parole), ce que confirme le récit du mendiant (I, 13). Le spectateur la découvre femme malheureuse (II, 5) puis mariée contre son gré (V, 8). Elle est émue de retrouver son fils, et ne demanderait pas mieux que de laisser le passé, passé. Elle avoue son amour pour Egisthe. Personnage plus pathétique que méprisable. Elle est toujours présente sur scène (9 sur 23) avec Electre. Leurs échanges relèvent toujours de l'agôn, du conflit.
Egisthe:  oncle d'Electre et Oreste (ce qui ferait de lui le frère d'Agamemnon alors que dans le mythe, il est son cousin — Peut-être un souvenir de Hamlet qui a, lui aussi, le meurtre de son père à venger, et dont l'assassin est bel et bien son oncle), régent du royaume, il est aussi l'amant de la reine (depuis  plus de 17 ans comme le sait le spectateur qui connaît l'histoire de la guerre de Troie). Il apparaît, dans le premier acte comme pragmatique, soucieux du bien être de la Cité, et pour garantir ce bien être, il faut éviter que les dieux s'occupent d'elle d'où le désir d'éloigner Electre dont l'intransigeance, à ses yeux, va finir par produire des catastrophes. Il peut apparaître comme cynique, voire proche du tyran dans sa manière de se débarasser des opposants ("Et je ne monte pas mes supplices en évidence" I, 3), ce qui permet de comprendre les complicités que les Corinthiens vont trouver à l'intérieur de la Cité ("Ils ont des complices dans la ville" dit le capitaine, II, 7).


Agathe

Corinne Darmon (Agathe) dans la mise en scène de Claudia Morin, théâtre 14 Jean Marie Serreau, 1996.

Il s'agace des conflits perpétuels entre Electre et sa mère. Mais dans le second acte, il se transforme, il "se déclare", comme dit le mendiant, devant la menace de guerre, il est prêt à tout sacrifier, lui-même compris, pour sauver la Cité.
Il n'est présent que dans cinq scènes, mais elles sont cruciales puisque il s'agit de justifier le mariage d'Electre (I, 3 et 4), d'annoncer le retour d'Oreste et ses inquiétudes à cet égard (I, 9) et ensuite de montrer sa transformation en roi véritable (II, 7 et 8).

Agathe / le président
Agathe: la jeune femme du président, cousine par ailiance du jardinier, est une charmante coquette. Elle est la première à "dire la vérité", la première à entonner "la chanson des épouses" (II, 6). Elle n'aime pas son vieux mari et le trompe allégrement, elle est sur le mode humoristique (plus que comique) le double de Clytemnestre. Personnage sympathique par son appétit de vivre, son amour du monde (II, 6), sa sensualité.
Le président : le mari d'Agathe est un prétentieux imbécile, "second président du tribunal" et "cousin éloigné" du jardinier, qui ne veut pas d'une "femme à histoires" dans la famille des Théocathoclès. Le nom est à lui seul un programme dans ses sonorités cacophoniques. Giraudoux a associé trois "étymons" : theo— = dieu / —clès = gloire et au centre catho—, autrement dit général / universel, qui font de ce nom une antiphrase puisqu'il est celui d'une famille dont Egisthe précise "Je veillerai à ce qu'aucun Théocathoclès ne se distingue par le talent et le courage. Pour l'audace et le génie, je leur remets sans appréhension ce soin à eux-mêmes." (I, 3). Lui aussi apparaît comme une sorte de miroir révélateur de la vérité d'Agamemnon, un mari imbu de suffisance et n'ayant jamais prêté attention aux besoins ou aux désirs de sa jeune femme.

Ces couples s'éclairent les uns les autres et on pourrait les situer à divers niveaux de l'écriture théâtrale : Agathe et le président dans l'ordre de la comédie, voire du vaudeville ; Clytemnestre et Egisthe dans celui du drame et même du drame romantique ; Electre et Oreste dans celui de la tragédie, quoiqu'ils fassent ils sont condamnés au malheur ; l'hybris (la démesure) habite Electre sur tous les plans, celui de la poursuite d'une vengeance, celui de l'amour incestueux qu'elle voue à son père et à son frère, père dont elle se dit "veuve" et frère qu'elle voudrait engendrer elle-même.



Les autres personnages

Le jardinier : (version giralducienne du laboureur d'Euripide il n'est encore que le futur mari d'Electre), un brave homme, soucieux d'Electre en qui il reconnaît la plus belle femme d'Argos, une femme pieuse, dont il partage le point de vue "Je n'aime pas beaucoup les méchants. J'aime la vérité." I, 2., dont il assure qu'elle "est la plus douce des femmes" (I, 3). Il défend avec ferveur son jardin et juge que greffer les Atrides sur les saisons serait une bonne chose (I, 4). Agathe se charge de le remplacer par L'Etranger (Oreste) mais il lui reste à remplir l'entracte de son monologue. Peut-être le seul personnage qui détient une vérité, celle de l'accord entre l'homme et la nature. Comme Candide, il cultive son jardin.
Le mendiant : invention de Giraudoux, il est avec Electre le personnage le plus présent sur scène (21 scènes sur 23) même s'il est souvent silencieux (7 scènes sur 21). Son identité est douteuse, mendiant ou dieu ? nul ne le sait mais le spectateur aurait tendance à pencher pour le dieu dans la mesure où il sait tout de l'histoire des Atrides, qu'il connaît ce que même les personnages ne savent pas d'eux-mêmes, la "louve" qu'est Electre, le "roi" qu'est Egisthe, son "amour" pour Electre, qu'il peut même prophétiser puisqu'il raconte les meurtres accomplis par Oreste avant même leur achèvement (II, 9); ce savoir se manifeste souvent sous une forme énigmatique, ce qui ferait peut-être de lui un avatar d'Apollon. Il accompagne l'action et la commente et en cela assume, comme nous l'avons déjà signalé, le double rôle du choeur et du coryphée dans les tragédies antiques.
Les Euménides : bien qu'issues du mythe à l'encontre du mendiant, Giraudoux les a totalement modifiées ; elles sont trois commes les Parques avec lesquelles le jardinier les compare, "le destin enfant" (I, 1). A l'inverse de la tradition, elles commencent par où elles sont supposées finir. Les Erynies poursuivant les crimes familiaux de sang se muent en Euménides ("bienveillantes") lorsque le tribunal de l'aréopage, constitué par Athéna, absout Oreste de son crime. Dans ce renversement, l'auteur a imaginé de faire grandir la vindicte (et en même temps le destin) à travers la transformation des petites filles en adolescentes puis en jeunes filles en tout point semblables à Electre. Le miroir qu'elles proposent rend la figure d'Electre pour le moins ambiguë, l'agressivité de leur entrée en scène, les mensonges dont elles se vantent parce que "ça fait bien", leur violence, le harcèlement du coupable qui est leur rôle se retrouve dans le harcèlement d'Electre à l'encontre d'un frère qu'elle veut transformer en vengeur du meurtre du père. Transformation qu'entérine, dans la dernière scène, les Euménides devenues Erynies en assurant "Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre." Protectrices d'Oreste au départ, elles vont devenir son bourreau, poursuivant la tâche d'Electre, comme Electre avait commencée la leur.





Jouvet

Louis Jouvet, le mendiant. Théâtre de l'Athénée, 1937.



Electre est une pièce particulièrement complexe et séduisante. Complexe parce que, à travers le recours au mythe qui fournit action et personnages, comme un cadre assez labile pour se prêter à toutes les digressions et subversions, elle propose à ses spectateurs (voire à ses lecteurs) de multiples interrogations. Séduisante car elle s'offre comme un jeu, un jeu avec les mythes, un jeu avec le théâtre, un jeu avec la langue ; si ses questions sont graves, elle ne les pose qu'avec légèreté et grâce. Tous ses personnages y font preuve d'ironie, à des degrés divers ; la multiplication des anachronismes souligne le jeu de la fable, ils oeuvrent en même temps dans l'allégement (ça ne s'est jamais passé puisque c'est nulle part) et dans le sérieux (ça se passe toujours et partout).

La complexité des êtres et des situations.

Certes Clytemnestre a été infidèle, parjure et meurtrière, mais le mendiant nous apprend aussi qu'elle aime ses enfants et, en particulier, cette Electre qui lui fait une guerre dans merci ; qu'elle a aimé et aime Egisthe d'un amour profond qui lui fait refuser le terme d'amant pour le qualifier, ce que le comportement d'Agathe permet de comprendre, l'amant n'étant jamais que passager.
Egisthe, de même, a été un assassin, peut-être par amour de Clytemnestre, sans doute davantage par amour du pouvoir mais il gouverne bien Argos depuis sept ans, et il sufft de la menace des Corinthiens pour qu'il se découvre capable de tout pour sauver la ville, pour que cette découverte de lui-même lui permette aussi de découvrir Electre, non pas la fille exaspérante et dangereuse de sa maîtresse, mais une Electre tout entière aspirée par la volonté de savoir, de faire venir au jour la vérité, de découvrir le crime et les coupables, de punir.
S'il est loisible de parler de tragédie à propos d'Electre, c'est à ce niveau qu'elle se noue, dans l'affrontement de deux valeurs dont aucune ne peut revendiquer la prévalence : l'exigence de vérité et de justice que soutient Electre, la défense de la Cité et de ses habitants sous la menace d'une guerre extérieure que défend Egisthe.
Cette opposition que l'on pourrait dire simple, rappelant celle d'Antigone et Créon dans la pièce de Sophocle, est en réalité grevée de troubles divers. Le jardinier a beau proclamer dans son "lamento" que la tragédie, c'est "de la pureté, c'est-à-dire en somme de l'innocence", hormis lui-même, le jardinier, il ny a guère d'innocence, ici. Chacun des personnages couve des certitudes dont rien ne garantit la vérité ; chacun croit sur lui-même ce qui n'est peut-être pas. Electre se tient droite comme une lance, exigeant la vengeance qui serait justice pour son père, mais n'est-ce pas plutôt un jalousie ancienne tout autant que neuve qui l'habite, image-écran comme la quête de nourriture pousse les hérissons à traverser la route permettant à la sélection naturelle de choisir les plus aptes à la reproduction. Le motif le plus visible des actions n'est probablement pas leur vrai moteur.
Giraudoux affirmait qu' "Electre, c'est pour [lui] le mythe de la vérité." (L'Insurgé, 12 mai 1937) La formule est intéressante dans son ambiguïté car elle peut signifier que l'écrivain interprète l'histoire d'Electre comme le "mythe" de la vérité, l'interrogation sur la vérité ; qui dit la vérité sur "le poussé-pas poussé" : Electre accusant sa mère de n'avoir pas empêché la chute du petit Oreste ? Clytemnestre accusant sa fille d'avoir poussé Oreste ? Ensuite de l'avoir fait tomber en essayant de l'embrasser ? ou le mendiant racontant que l'enfant, attiré par un chat s'est déséquilibré seul et que sa mère ne l'a pas retenu parce qu'il aurait fallu laisser tomber Electre ? Mais elle peut signifier aussi que l'histoire d'Electre permet de comprendre que la vérité est toujours un mythe, c'est-à-dire cette "Chose rare, ou si rarement rencontrée, qu'on pourrait supposer qu'elle n'existe pas" (TLF), il n'y a pas de vérité, il y a des points de vue, des motivations plus ou moins nobles, et peut-être aussi des actions d'abord, impulsives, et des justifications plus ou moins élaborées après coup. L'interprétation est d'autant plus aisée que tant Egisthe qu'Electre réfutent la garantie que pourraient représenter les dieux. Egisthe les veut le plus loin possible, et Electre leur reprochant leur côté "artiste" ne veut rien leur devoir en terme de justice.
Ces interrogations (qu'est-ce que la vérité ? y-a-t-il une vérité ? peut-on connaître la vérité ?) se posent à propos de tous les personnages et de toutes leurs allégations, mais particulièrement pour les personnages féminins. Electre, Agathe ou Clytemnestre sont des "femmes à histoires" comme dit le président, parce que tous les personnages féminins chez Giraudoux sont là pour bousculer les évidences, remettre en cause le statu quo, autrement dit le monde dans lequel les hommes définissent la réalité. Sur ce plan-là, les Euménides dévoilent la violence féminine qui ne se manifeste que progressivement chez les autres personnages. Le mendiant voit bien la louve chez Electre, mais il est d'abord le seul (I, 3). Agathe joue bien les bécassines consciencieuses durant tout le premier acte et Clytemnestre prend aussi son temps avant de révéler que la douceur et la soumission à laquelle les hommes l'ont condamnée ont fini par exploser, comme explose Agathe, comme explose Electre.
Claude-Edmonde Magny, à propos des romans de Giraudoux, notait que "Comme dans le récit de la Genèse la Femme chez Giraudoux est celle par qui tout arrive, dont on a besoin pour la naissance et la mort — pour la Vie aussi, et le bonheur ; celle aussi pour qui le meilleur n'est pas encore assez, ni le parfait [...] le principe féminin de désordre et d'illimitation, la côte qui s'est émancipée, l'élément qui est de trop dans le monde, et dont la fonction métaphysique est de tout déranger pour qu'enfin il se passe quelque chose, que l'univers ne s'endorme pas." (Histoire du roman français depuis 1918, Seuil, coll. Points, 1971, première édition, 1950)
Ce qui est vrai des héroïnes romanesques de Giraudoux l'est tout autant de ses héroïnes théâtrales, elles refont le monde en recréant le chaos pour de bonnes ou de mauvaises raisons.




A  lire : les Electre antiques, Les Choéphores, Eschyle ; Electre, Sophocle ; Electre, Euripide.
une analyse du récit des meurtres par le mendiant (II, 9) de Souad Zaied Akrout, dans la revue des théâtres Coulisses, printemps 2012.
Une étude sur l'ironie dans la pièce, article de Sophie Duval, 2003, sur Persée.



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