Hamlet, William Shakespeare, vers 1600-1601

coquillage



A propos de Shakespeare ce site contient
: 1. Une présentation de l'auteur et de Roméo et Juliette - 2. La structure de Roméo et Juliette - 3. La conception du théâtre de Shakespeare - 4.Un extrait  de Shakespeare, dramaturge élisabéthain, Henri Fluchère, 1966 (la scène élisabéthaine) - 5. Un extrait de Shakespeare et le théâtre élisabéthain, Robert Payne, 1983 - 6. Roméo et Juliette : tragédie politique ?- 7. Un extrait de William Shakespeare, Victor Hugo, 1864 - 8. Shakespeare : modèle littéraire - 9. Comme il vous plaira (As you like it) -





La pièce que nous intitulons Hamlet semble avoir reçu de son auteur, William Shakespeare, un titre plus précis quoique différent selon les éditions. Les Quarto (1603 et 1604) l'intitulaient "The Tragical Historie of Hamlet Prince of Denmarke" soit "La Tragique histoire d'Hamlet Prince du Danemark", le Folio (1623) a réduit le titre à "The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmarke" : "La Tragédie d'Hamlet, Prince du Danemark".
Si tous les titres font du personnage le centre d'intérêt de la pièce, de l'un à l'autre, "tragique histoire" et "tragédie", il semble que l'accent se soit déporté de l'extériorité à l'intériorité, ce n'est plus l'histoire qui est tragique, c'est le personnage qui vit une tragédie ; ce ne sont plus les événements qui sont tragiques, mais la manière dont les vit le prince.





affiche publicitaire

Affiche publicitaire (2011) pour un logiciel d'aide à l'écriture de scénario, "Story Touch".

Le modèle des scénarios

Commençons par une affiche publicitaire. Celle-ci date de 2011 et vantait les mérites d'un logiciel d'assistance à l'écriture de scénarios "Story Touch, le logiciel qui organise le chaos mental d'un scénariste".

      Le dessinateur a éparpillé sur un fond noir (n'a-t-on pas qualifié cette pièce de "dark play" ?) les éléments les plus connus de la pièce de Shakespeare : le crâne dans une main, surmonté du bonnet traditionnellement attribué au "fou", une tresse blonde symbole de féminité, du poison (la fiole porte ce mot) vert qui s'écoule dans une oreille avant de s'épancher sur une ébauche de tour traversée d'une épée puis d'emplir une coupe contenant un corps féminin dont la position (à la renverse, les bras pendants) indique le cadavre ; au centre de l'image un trône (un fauteuil rouge qui pourrait aussi être celui d'une salle de spectacle), puis à gauche du spectateur, une épée enfilée dans un rideau qui saigne, une couronne brisée sur un personnage transparent, fantomatique. Une fois passés à la moulinette, tous ces éléments s'amalgament et le résultat est une affiche de théâtre annonçant "Hamlet, Prince of Denmark".

   Naturellement, c'est une vision totalement fausse, quoiqu'amusante, de la création littéraire. L'écrivain ne ramasse pas ainsi au magasin des accessoires des éléments qu'il s'agit de combiner pour faire naître des émotions qui s'épanouiront peut-être en réflexions et méditations chez le spectateur. Son intérêt réside néanmoins dans le fait qu'elle souligne quelque chose que nous oublions souvent, à force d'avoir entendu répéter que c'était la pièce de toutes les longueurs, sa construction rigoureuse et sa force scénique, car elle se construit de rebondissements en surprises, jouant de toutes les émotions : la peur (un horizon de guerre, des manifestations de surnaturel), le pathétique (désarroi, folie et mort du personnage le plus vulnérable, Ophélie), du rire aussi devant l'arrogance pontifiante de Polonius, ou l'ironie méchante d'Hamlet stigmatisant la vanité, la sottise, voire la laideur morale de son entourage, ou encore les remarques mi-figue mi-raisin des fossoyeurs (qui sont définis en anglais comme "clowns", personnages frustes chargés de fournir des vérités désagréables sur un mode ludique) de la terreur (déchaînement de violence) et de la pitié (pour les victimes comme pour les coupables), comme le recommandaient les préceptes d'Aristote.


En vérité, c'est bien une pièce qui ne connaît aucun temps mort, et l'on comprend les raisons qui peuvent la faire choisir comme modèle des scénarios.
1. l'apparition du spectre et les menaces de guerre contre le Danemark
2. l'obligation faite à Hamlet de venger son père.
3. les inquiétudes de son entourage face à l'étrange comportement d'Hamlet
4. les comédiens et la préparation du spectacle.
5. le spectacle et la réaction du roi.
6. l'enquête sur la folie d'Hamlet avec ses trois niveaux, l'amoureuse (Ophélie), les amis d'enfance (Guildenstern et Rozencrantz), la mère ; de la violence verbale à la violence physique.
7. la folie d'Ophélie
8. l'émeute provoquée par Laerte
9. le retour inattendu d'Hamlet envoyé en Angleterre
10. l'enterrement d'Ophélie et la bagarre, dans la tombe ouverte, entre Laerte et Hamlet
11. le duel final et son hécatombe : la mort programmée d'Hamlet, la mort de Laerte, la mort de la Reine (imprévue), la mort de Claudius.

     C'est bien une tragédie de la vengeance dans laquelle sont impliqués trois jeunes hommes : Hamlet, Fortinbras et Laerte, chacun ayant à venger la mort d'un père. Et que faire d'une tragédie de la vengeance? soit en faire le point de départ et examiner ensuite les conséquences qui en résultent et c'est Le Cid (Corneille) soit en repousser l'exécution pour en faire un dénouement spectaculaire, et c'est Hamlet.
Tragédie parce qu'elle se joue au sommet du pouvoir, ses personnages en sont des princes dans une cour royale, tragédie parce qu'elle jonche in fine, la scène de morts. A l'encontre du classicisme français (XVIIe siècle), la scène élisabéthaine apprécie les combats et les cadavres. Au bout de la pièce, huit personnages sont morts ; toutes ces morts, y compris la sienne dans une certaine mesure, relevant de la responsabilté du personnage éponyme.
Tragédie, enfin, car son sujet est la Mort même. Il n'est pas une scène, de la première à la dernière, qui n'en impose la présence et la nécessité de s'y confronter, comme idée autant que comme réalité, ce qui entraîne aussi une réflexion sur le Bien et le Mal.



Mucha

Affiche de Mucha pour la pièce montée en 1899. Sarah Bernhardt jouait le rôle titre dans une adaptation (12 scènes) d'Eugène Morand et Marcel Schwob.

Lire Shakespeare

      La pièce a probablement été composée et mise en scène en 1600/01. C'est Richard Burbage, fils de James, fondateur du Théâtre (en 1576) qui créé le personnage d'Hamlet, dans le nouveau Théâtre que la compagnie a transporté (littéralement, puisque démonté et reconstruit) sur l'autre rive de la Tamise en 1598 et qui a reçu le nom de "Globe".
Comme il était habituel, l'oeuvre n'a pas été publiée par son auteur. Mais, pour accéder au texte, il existe deux Quartos (1603 et 1604, dont le second a été reproduit en au moins 4 exemplaires en 1605) et le Folio de 1623. Le premier quarto fournit un texte bref, certains personnages y ont des noms différents de ceux des deux autres textes, mais il contient des indications scéniques manquant dans les autres textes ; le deuxième est le plus long, il contient de nombreuses répliques qui n'apparaissent pas dans les autres, par exemple un monologue d'Hamlet en IV, 4 (33 vers) , il contient aussi un grand nombre de didascalies orientant la mise en scène, c'est donc celui qui a été le plus souvent suivi.
Le Folio donne un texte partiellement distribué en actes et scènes. Les éditions postérieures reprendront cette "mode" française. Et la pièce aujourd'hui est distribuée en cinq actes (comme une tragédie française classique). Jusque vers la moitié du XXe siècle, c'est l'édition de Lewis Theobald (1733) qui a fait autorité, elle combinait le texte de l'in-folio et celui du 2e Quarto. C'est la source de la traduction de François-Victor Hugo. Hamlet est présenté dans le premier volume des Oeuvres complètes, publiées entre 1865 et 1872, avec une introduction comme toujours fort intéressante.
L'édition d'Oxford, 1986, repose, elle, sur le Folio, considéré comme le texte le plus proche de la pièce qui a sans doute été réellement jouée. C'est sur cette édition que reposent les traductions proposées par Robert Laffont, dans la collection Bouquins (1995), qui donne aussi, cependant, en appendice, les textes supplémentaires du 2e Quarto. La traduction d'Hamlet, dans cette édition bilingue, est due à Michel Grivelet.
     Les traductions françaises de Shakespeare se sont multipliées au XXe siècle, aussi bien de la part d'universitaires que de dramaturges, poètes (par exemple, Yves Bonnefoy), acteurs, quoique les livres de poche aient tendance à privilégier la traduction de François-Victor Hugo, qui est certes bonne, mais surtout libre de droits.
Ainsi, ne faut-il pas s'étonner de lire un texte différent d'une édition à une autre, et encore moins de voir des pièces (sur scène autant qu'au cinéma) qui, sous le même titre, sont sensiblement différentes, dialogues et quelquefois intrigue elle-même. Dans la mise en scène de Laurence Olivier (1948), le metteur en scène, qui incarne aussi le personnage éponyme, supprime totalement le personnage de Fortinbras.
     Comme se sont multipliées les traductions, se sont aussi multipliées les interprétations. Il est probable qu'Hamlet est le personnage le plus scruté de tous les personnages shakespeariens, et ce depuis des siècles. Goethe, par exemple, dans la première partie de Wilhem Meister, "Les années d'apprentissage" (1797) avait mis l'accent sur l'indécision (ou supposée telle) d'Hamlet qui ne parvient à accomplir la vengeance promise que dans la dernière scène de la pièce et son personnage, Wilhelm, concluait "Shakespeare a voulu peindre ceci : un grand acte imposé à une âme qui n'est pas à la hauteur de cet acte. [...] un chêne a été planté dans un vase précieux qui n'était fait pour accueillir que des fleurs aimables ; les racines se développent, et le vase est brisé." (Pléiade, 1954, IV, 13, traduction de Blaise Briod) contrairement à Lampedusa (éd. Allia, 2007) qui soulignait lui, la détermination et l'efficacité meurtrière du personnage. Les philosophes, les psychanalystes, les poètes se sont penchés sur le personnage, bien davantage que sur la pièce elle-même. Certains ont lu en lui ce que Sartre aurait appelé la "mauvaise foi", l'impossibilité de coïncider avec soi-même, Hamlet "jouant" perpétuellement à être Hamlet ; d'autres, le miroir de la condition humaine, d'autres le héros romantique par excellence, seul et incompris.



La pièce

L'intrigue et ses sources possibles
     Tout le monde connaît la fable : Hamlet est sommé par le fantôme de son père de venger son assassinat. Auparavant il veut s'assurer de la culpabilité de l'assassin, son oncle, et compte sur la mise en scène d'un meurtre similaire au sien pour la découvrir. Pour masquer son projet, il feint la folie, ce qui va pousser la jeune fille qu'il courtisait vers la folie et la mort, il tue l'un des conseillers du roi qui l'espionnait, se délivre de ses amis qui l'accompagnaient vers l'Angleterre et une mort programmée, revient, se bat en duel (un duel truqué) avec Laerte, finit par être tué non sans avoir tué Laerte, à son tour, et le roi. Il meurt en désignant Fortinbras comme le roi qu'il convient d'élire. Ce drame a un arrière-plan politique, puisque Fortinbras, fils d'un roi de Norvège tué en duel par le père d'Hamlet a l'intention d'attaquer le Danemark, y renonce sur les instances de son oncle qui a hérité de la charge, va s'illustrer en Pologne et, revenant, se voit appelé à régner sur le Danemark.
   Il semble que l'histoire en avait déjà été racontée dans une pièce de Thomas Kyd (1558-1594) qui a disparu. Elle provient d'un récit rapporté par Sexo Grammaticus, Danorum regum Heroumque Historiae, rédigé probablement à la fin du XIIe/début du XIIIe, en latin, et récupéré et imprimé à Paris en 1514. Belleforest en fait, en français, une de ses Histoires tragiques, 1570. François-Victor Hugo en donne le texte dans son introduction.  Mais Shakespeare, qui en suit les grandes lignes, innove cependant en faisant de la mort du roi un mystère, ce qui n'est pas le cas dans la chronique, d'où la nécessité du fantôme (Ghost, souvent traduit par "spectre") pour le dévoiler à Hamlet qui, par ailleurs, soupçonne son oncle depuis son mariage précipité (deux mois après la mort du roi) avec sa mère. La chronique, en outre, ne rapporte rien concernant Fortinbras, et si Hamlet y venge son père, il ne meurt pas et devient, à son tour, roi.
Il est bien possible aussi que Shakespeare, ou Thomas Kyd, ait songé à l'histoire d'Oreste, intimé par Apollon (un dieu, certes, et non un fantôme) de venger la mort de son père, Agamemnon, en tuant son assassin, Egisthe (lequel selon le mythe était non le frère mais le cousin de son père) et sa complice, Clytemnestre, sa propre mère.
Mais bien sûr aussi, le contexte chrétien oblige à voir, dans le meurtre du frère, le mythe d'Abel et de Caïn, considéré comme la première conséquence de la Chute (expulsion du paradis terrestre), et dont Léon Bloy disait qu'elle était "le fond même de l’histoire humaine."
Lorsqu'un personnage se bâtit au confluent de la légende et du mythe, il a toute les chances d'en devenir un lui-même.



Ophelia

John Hayter, Melancholy face of Ophelia, 1846. Folger Shakespeare Library (Washington DC)





Les personnages

Hamlet : fils du roi Hamlet et de la reine Gertrude, neveu du roi Claudius qui a succédé à son père. Il a trente ans (V, 1). Il étudiait à Wittenberg, ce qui n'est pas un lieu quelconque. C'est la ville de Faust, personnage de Marlowe (1592), c'est aussi le berceau du protestantisme, puisque c'est là que Luther, en 1517, fit connaître ses propositions. C'est lui donner un passé à forte teneur philosophico-théologique. Il apprécie le théâtre et les comédiens, il lui accorde des vertus révélatrices. Il réfléchit certes longuement (4 longs monologues  en I, 2 ; II, 2 ; III, 1 —"to be or not to be"— ; en IV, 4) mais il est aussi actif et vindicatif. Il n'hésite pas à s'entretenir avec un spectre malgré ses inquiétudes en I, 4 et I, 5 (bon ou mauvais esprit ?), il assassine sans bouger un cil celui qu'il croit un espion derrière la tapisserie en II, 2, il envoie de même à la mort ceux qui ont pourtant été ses amis d'enfance comme il le rapporte en V, 2, sans que rien ne dise qu'ils étaient complices du roi mais dont il commente la mort avec cynisme "Il y a danger pour l'inférieur qui intervient / entre les coups féroces, les lames irritées / de puissants adversaires." (traduction Grivelet) Sa violence aussi bien à l'égard d'Ophélie que de sa mère, malgré les admonestations du spectre, son ironie, souvent cruelle, sont loin d'en faire le "doux Hamlet" que certains commentateurs voient en lui.
Horatio : ami le plus proche d'Hamlet. Il est venu de Wittenberg assister aux funérailles de Hamlet père. Il est au courant des questions politico-militaires du royaume (I,1). C'est un esprit pondéré, le seul à qui Hamlet fasse confiance (pour observer le roi, pour l'aider dans sa vengeance, pour faire savoir la vérité après sa mort).
Laerte : fils de Polonius et frère d'Ophélie. Il étudie à Paris, où il est lorsqu'Hamlet tue son père. Esprit bouillant, peu enclin à la réflexion, pétri d'orgueil (il est davantage blessé, semble-t-il, par l'absence des honneurs dus à son père que par sa mort même), capable de tout : soulever une émeute contre Claudius ou s'entendre avec lui pour truquer le duel qui doit tuer Hamlet. Il n'a aucun souci du bien ou du mal et, s'il le faut, est prêt à "couper la gorge à l'église" de celui qu'il estime être son ennemi.
Fortinbras : d'abord personnage dont on parle (I, 1), il n'apparaît que dans deux scènes (IV, 4 et V, 2) ; Hamlet le décrit comme "un prince délicat et adolescent" (ce qui est assez curieux étant donné qu'Hamlet est né le jour où son père a tué Fortinbras père, au mieux le fils de ce dernier ne peut donc avoir avec lui qu'une différence de 9 mois, s'il est plus jeune, ou alors être plus âgé). A l'encontre d'Hamlet, c'est un homme d'action, il a levé une armée, il combat en Pologne, il a conscience de ses droits sur le Danemark, il commande en homme qui se sait obéi (V, 2).
     Ces trois jeunes hommes (il faut excepter Horatio qui apparaît davantage comme témoin que comme acteur du drame) sont donc pris dans un schéma




Delacroix

Eugène Delacroix, Hamlet et Horatio dans le cimetière, 1839. Musée du Louvre, Paris.


de vengance. La réflexion (Hamlet) comme l'impulsivité (Laerte) conduisent à la mort. Fortinbras, à leur encontre, est celui qui se soumet aux lois du monde : il obéit à son oncle et roi, il respecte sa parole, il rend les honneurs à Hamlet après avoir entendu Horatio, il semble gouverné par la raison, ses derniers mots ne sont-ils pas devant les cadavres de la salle : "Le tableau que voici / Sied aux chanps de bataille, mais convient mal ici." Au milieu du désastre, il offre au Danemark une issue à la trégédie.
Claudius : frère du roi qu'il a assassiné pour "Ma couronne, ce que j'ambitionnais, et ma reine" (III, 3), oncle d'Hamlet et nouveau mari de sa mère. Le personnage est ambigu. Il gouverne bien, semble-t-il, puisqu'il résoud le problème posé par Fortinbras de manière diplomatique (I, 2 et II, 2). Il n'a que des mots amicaux pour son neveu au début de la pièce "Soyez un autre nous-même au Danemark" (I, 2). Il donne l'impression de ne se résoudre à éliminer son neveu que progressivement, lorsque le meurtre de Polonius achève de le convaincre qu'Hamlet est devenu dangereux pour tous. Il est ensuite prêt à tout, y compris à la traîtrise, le poison, si le duel qu'il a proposé comme une sorte de jeu mais qui est en fait truqué, tournait en faveur d'Hamlet.
Gertrude : la reine, personnage lui aussi ambigu. Le spectre demande à Hamlet de l'épargner, mais son fils la soupçonne de complicité dans le meurtre, et fustige son remariage comme un adultère, reproche qu'elle semble accepter (III, 4)
Ophélie : fille de Polonius, soeur de Laerte. Hamlet lui faisait la cour, ce que condamnaient à la fois le frère et le père pour des raisons sociales : la disproportion est trop grande du prince à la jeune fille, qui plus est le prince dépend des nécessités de l'Etat, non de son bon plaisir. La reine, pour sa part, aurait plutôt approuvé un tel mariage (V, 1). Ophélie devient folle et se noie (V, 1). Accident ? suicide?  L'Eglise a décidé pour le suicide d'où un enterrement quasi en catimini.
Polonius : conseiller du roi, courtisan. Pompeux, ridicule, affligé des travers d'un père de comédie, persuadé que les jeunes gens ne peuvent faire que des sottises, autant sa fille en se laissant séduire par le jeune prince, que son fils qui doit s'adonner à une vie de débauche à Paris (II, 1). A du goût pour l'espionnage, que ce soit à l'encontre de son propre fils, ou pour surprendre le secret d'Hamlet.

     Les autres personnages sont davantage des utilités que des personnages vraiment actifs, y compris Rozencrantz et Gilderstern, amis de jeunesse d'Hamlet, convoqués à la cour par le roi, dans l'espoir de les voir "guérir" Hamlet de ce qui semble, aux yeux du roi et de la reine, un chagrin excessif.  Hamlet les soupçonne de l'espionner, les traite avec brutalité et finit par les envoyer à la mort, exécution rapportée par les ambassadeurs anglais à la fin de la pièce.





Peter Brook 2002

La scène du cimetière (V,1), Horatio (Scott Handy) et Hamlet  (Adrian Lester), mise en scène Peter Brook, São Paulo, 2002.

Quelle est la question ?

     Hamlet est une pièce qui pose d'infinies questions à ses spectateurs. Comme toute oeuvre littéraire, elle est pleine de trous. Tous les personnages sont peu ou prou ambigus comme semble ambigu le contexte dans lequel se développe l'intrigue. Les personnages semblent inscrits dans un monde chrétien (l'Eglise considère la mort d'Ophélie comme douteuse ; le remariage de sa mère avec son oncle heurte profondément Hamlet qui parle d' "inceste", ce qui est une vision plutôt catholique des liens de parenté ; nombre d'autres cultures y verraient, au contraire, une obligation ; Hamlet épargne son oncle qu'il trouve en prière pour ne pas lui ouvrir les portes du Ciel, le fantôme se plaint d'être mort sans confession, d'où ses souffrances dans un purgatoire qui a tout de l'enfer, il n'est pas jusqu'à la violente misogynie d'Hamlet qu'on ne pourrait rattacher à la religion du temps). Pourtant, la vengeance et le meurtre n'y ont aucune place puiqu'interdits par l'un des dix commandements : "Tu ne tueras point".
     La présence du fantôme est aussi curieuse, les Catholiques y croient qui y voient une âme en peine, les Protestants la récusent comme illusion diabolique, et la reine, Elisabeth, qui gère sa religion d'Etat, dans les propositions qu'elle a fait rédiger, en 1563, pour définir l'anglicanisme, abolit le purgatoire. De plus ce fantôme vient appeler le fils à la vengeance, non à la justice, du moins c'est ainsi que le comprend Hamlet quoique le discours du fantôme soit rien moins que clair. Il est compréhensible que le jeune homme, éduqué à Wittenberg, s'interroge sur cet étrange visiteur qui se promène sur les chemins de ronde du château, visible des soldats et qui apparaît dans la chambre de la reine sans qu'elle le voit. D'où un certain nombre d'interprétations qui voient dans ce fantôme une pure hallucination d'Hamlet et de ses compagnons : il fait froid, c'est la nuit, ils regrettent peut-être un roi qu'ils admiraient aux dires d'Horatio.





Deveria

Acte IV, scène 5. Ophélie, le roi, la reine, Laerte.
Achille Devéria, Louis Boulanger. Lithographie de H. Gaugain, in Souvenirs du théâtre anglais, 1827

     L'autre question, difficile à résoudre, est relative à la folie d'Hamlet. Il a beau avertir qu'il va feindre la folie, il ne le fait qu'après un étrange comportement (I, 5) visant à faire jurer le silence à ses amis tout en insultant la voix qui vient de sous leurs pieds. La violence dont il fait montre à l'égard d'Ophélie, l'insultant elle aussi (III, 1), celle qu'il réserve à sa mère (III, 4), l'ironie acerbe qui gouverne ses dialogues tant avec le roi, qu'avec Polonius, ou Guildenstern et Rozencrantz, moments d'exaltation qui sont suivis de monologues pesant la vie et la mort, cherchant en quelque sorte le sens à donner à la vie dès lors qu'elle aboutit toujours à la question de la mort à donner ou à recevoir, font s'interroger sur cette folie feinte. Hamlet feint la folie, certes, ne serait-ce que dans sa vêture, racontée par Ophélie (II, 1), le désordre du vêtement rendant visible le désordre intérieur, mais cette extériorisation ne s'enracine-t-elle pas plus profondément dans une folie déjà à l'oeuvre avant cette décision ? Il en est de même pour ce qui regarde les modes d'expression du personnage, passant du vers à la prose et de la prose au vers, selon les moments et les interlocuteurs.
La complexe personnalité de ce personnage a engendré d'infinis commentaires, en particulier à partir de Freud, s'efforçant d'éclairer d'abord ce que, dans le droit fil de Goethe, ils estiment être procrastination. Freud y lit, non un aveu de faiblesse, mais le résultat d'un conflit intérieur et fait d'Hamlet un moment du "complexe d'Oedipe", celui du refoulement, et du personnage une modélisation de toute névrose.
     Mais, en en restant dans le monde du théâtre, le personnage n'a peut-être à jouer que ce rôle là, conduire le spectateur à s'interroger lui-même sur ce que, la plupart du temps, il fuit dans ce que Pascal appelait le "divertissement". Le deuil et la mélancolie qu'il engendre ont ôté à Hamlet le divertissement, il n'a plus sous les yeux que la mort et l'incompréhensible : "Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio / Que ce qu'en peut rêver notre philosophie" (I, 5), et il ne parvient pas à admettre, comme font les autres, comme tente de lui expliquer le roi (I, 2), que la mort est à peine un facteur naturel, un aspect de la vie humaine à accepter comme les autres, comme le font Fortinbras et ses soldats qui vont se battre pour un bout de terre ridicule. Hamlet, après la mort de son père ou, peut-être, après le remariage de sa mère (cf. I, 2)  n'est plus le même, chacun, le roi, la reine, Ophélie, s'accorde à reconnaître qu'il a changé du tout au tout. La Mort, ce "quelque chose de pourri", a contaminé la totalité du monde et trouve son accomplissement dans la scène du cimetière (V, 1) au milieu des tombes, des ossements, et des commentaires désabusés des deux "clowns". Le seul avenir humain est bien, aux yeux d'Hamlet, la tombe : "l'homme : quintessence de la poussière" (II,2)


      Dans le même mouvement, l'impossibilité de décider entre vie et mort, car de la mort nul ne sait rien et peut-être est-ce pire que la vie, le personnage se trouve dans une autre impossibilité, celle de décider entre Bien et Mal, si bien que la plupart du temps, il ne voit plus que le Mal partout et en tous.
Peut-être, au fond, la décision du roi (éliminer Hamlet) s'explique-t-elle davantage par l'inquiétude que suscite la capacité de ce dernier à ôter tout sens à la vie que par celui de se protéger. Car c'est peut-être moins son crime que met à nu Hamlet que le non sens de tout, amour, beauté, ambition, littérature, pensée ("des mots, des mots, des mots" II,2), vaillance, courage, tout court à la mort. Et comment vivre alors ? mais dans le même temps, comment mourir ?
Tout se passe comme si Hamlet cherchait derrière les apparences une réalité qui se révèle constamment de l'ordre de la poussière et du squelette.
Sur ce plan-là, la pièce, en effet, s'organise sur la dualité des apparences et des réalités qu'elles masquent, du moins dans le regard d'Hamlet que le spectateur est souvent conduit à partager :
apparence d'équilibre dans le royaume / pourriture profonde
apparences de vertus féminines / luxure et infidélité
apparence de folie chez Hamlet / lucidité extrême, piège pour le roi dont nous venons de dire qu'elle pouvait se redoubler, la folie apparente masquant peut-être une folie réelle. Mais tous les personnages, qui ne se sentent pas atteints de folie, reconnaissent les paroles de vérité qu'elle proclame aussi bien dans les discours énigmatiques d'Hamlet que dans les chansons d'Ophélie.
apparence de tendresse chez le roi / désir de mort à l'encontre d'Hamlet.
apparence de théâtre, divertissement / piège pour le roi, révélateur de vérité
apparence du défi sportif dans le duel / piège mortel

     Mais en même temps tout se peut renverser et retourner car si Hamlet voit dans son père un grand homme, un roi loyal et brave, un mari tendre et fidèle,  le fantôme de cet homme se reconnaît chargé de péchés, de même qu'il lui arrive d'avouer que son âme à lui n'est guère plus innocente, et le fiel de la haine qui imprègne ses discours contre le roi son oncle et la reine n'est pas là pour dire le contraire. Autrement dit, il n'y a jamais de coïncidence entre le paraître et l'être, même chez les plus "innocents".
    Certains personnages ne sont que des "apparences" : Polonius, ou Rosencrantz et Guildenstern, ou encore Osric (courtisan messager du roi pour l'invitation au duel). La vie de cour est une perpétuelle mise en scène, et tous les personnages, à un moment ou à un autre, prennent des masques ou sont accusés de le faire, comme Ophélie ou la reine.
      Dans le regard d'Hamlet qui tend à contaminer tout ce qui l'entoure, le monde est mensonge, mais la fin de la pièce, qui ne laisse survivre que Fortinbras et Horatio (l'action d'un côté, et la réflexion de l'autre) semble vouloir dire que ce mensonge est vital. Séparer apparence et réalité (vérité) dans un sens ou l'autre (Hamlet ou Laerte) c'est donner la victoire à la mort sur la vie.
Concluons avec Denis Podalydès (Album Shakespeare, Pléiade, 2016) : "La tragédie enregistre la chaos du monde, la perte du sacré et le deuil. L'ébranlement et l'incertitude, la nostalgie d'un monde perdu, l'angoisse devant celui qui vient hantent la tragédie d'Hamlet, sa structure comme son protagoniste. «Le temps est hors de ses gonds», dit le prince danois"




Pour aller plus loin
: lire la plus belle des réflexions contemporaines sur Shakespeare : Sakespeare et l'oeuvre de la tragédie, Michael Edwards éd. Belin, 2005.
Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Un dialogue de sourds. Minuit, 2002. Les conclusions de Bayard , comme celles des psychanalystes qui traitent Hamlet comme un patient, ne sont guère convaincantes puisque rien dans le texte ne les étaye, mais sa démarche et sa réflexion qui incluent nombre d'analyses précédentes sont, elles, passionnantes.
Sur la toile : de nombreuses analyses de détail à retrouver sur le site de la Société Française Shakespeare.




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