Shakespeare : quelle conception du théâtre ?

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A propos de Shakespeare ce site contient
: 1. Une présentation de l'auteur et de Roméo et Juliette - 2. Shakespeare : modèle littéraire - 3.  Roméo et Juliette: structure de la pièce - 4. Un extrait  de Shakespeare, dramaturge élisabéthain, Henri Fluchère, 1966 (la scène élisabéthaine) - 5. Un extrait de Shakespeare et le théâtre élisabéthain, Robert Payne, 1983 - 6. Roméo et Juliette : tragédie politique ?- 7. Un extrait de William Shakespeare, Victor Hugo, 1864 - 8. Comme il vous plaira (As you like it) - 9. Hamlet -





Shakespeare, qui n'a laissé aucun manuscrit, dont on n'est pas sûr que les textes imprimés de ses pièces aient eu son aval, n'a pas davantage laissé de théorie sur le théâtre. Toutefois, les pièces elles-mêmes fournissent de nombreuses indications  et permettent de comprendre quelle était sa conception du théâtre,  et, partant, celle de ses contemporains, puisque ses pièces ont eu du succès.

1. Le spectacle se rappelle continûment comme tel. Par exemple, les prologues de Roméo et Juliette ramènent le spectateur au temps réel du spectacle; le premier insistant, en particulier, sur le travail des acteurs ; après avoir résumé en trois vers l'argument de la pièce, le choeur proclame que c'est ce que vont montrer les comédiens, en demandant l'indulgence du public:


"Is now the two hours traffic of our stage;
The which if you with patient ears attend,
 What here shall miss, our toil shall strive to mend."

vont en deux heures être exposés sur notre scène
Si vous daignez nous écouter patiemment
Notre zèle s'efforcera de corriger notre insuffisance.
(traduction François-Victor Hugo)


Cela peut aussi se produire à la fin de la pièce,  comme dans Tout est bien qui finit bien quand le roi, reprenant son statut d'acteur, s'adresse au public en demandant des applaudissements, non sans avoir dans son premier vers rappelé l'une des réflexions de Sénèque dans sa lettre 80 à Lucilius :


"The king's a beggard, now the play is done : 
All is wellended, if this suit be won,
That you express content : which we will pay,
 With strife to please you, day exceeding day : 
Ours be your patience then, and yours ou parts ;
Your gentle hands lend us, and take our hearts."

Le roi n'est plus qu'un mendiant, la pièce une fois jouée
Tout aura bien fini si nous parvenons à obtenir
Que vous exprimiez votre satisfaction : en retour de quoi,
Nous ferons chaque jour de nouveaux efforts pour vous plaire:
A nous votre indulgence, à vous notre défense ;
Prêtez-nous vos mains gentilles et prenez nos coeurs."
(traduction François-Victor Hugo).


Ce que fait aussi le personnage de Puck à la fin du Songe d'une nuit d'été (probablement contemporain de Roméo et Juliette, vers 1595), en vers rimés, ce qui, chez Shakespeare, souligne toujours un moment important du discours  :

If we shadows have offended,
 Think but this, and all is mended,
That you have but slumber'd here
 While these visions did appear.
 And this weak and idle theme,
No more yielding but a dream,
Gentles, do not reprehend:
 if you pardon, we will mend:
 And, as I am an honest Puck,
 If we have unearned luck
 Now to 'scape the serpent's tongue,
 We will make amends ere long;
 Else the Puck a liar call;
So, good night unto you all.
Give me your hands, if we be friends,
And Robin shall restore amends.

Ombres que nous sommes, si nous avons déplu,
Figurez-vous seulement, et tout sera réparé
Que vous n'avez fait qu'un somme
Pendant que ces visions vous apparaissaient.
Ce thème faible et vain
Qui ne contient pas plus qu'un songe,
Gentils spectaeurs, ne le condamnez pas ;
Nous ferons mieux si vous nous pardonnez.
Oui, foi d'honnête Puck,
Si nous avons la chance imméritée
D'échapper aujourd'hui au sifflet du serpent,
Nous ferons mieux avant longtemps ;
Ou tenez Puck pour un menteur.
Sur ce, bonsoir, vous tous.
Battez des mains, si nous sommes amis,
Et Robin réparera ses torts."
(traduction François-Victor Hugo)


Toujours dans Le Songe d'une nuit d'été, Thésée affirme que le théâtre est d'abord et avant tout "imagination". Comme Puck conclut en associant théâtre et rêve, d'autres personnages, dans d'autres pièces, le font aussi. Le théâtre est une manière de rêve éveillé et plus didactique que les ombres de la caverne de Platon, le spectacle est toujours l'occasion d'une découverte ou d'un apprentissage.
Mais les personnages, éventuellement, peuvent rappeler cette réalité au spectateur, au cours de la pièce, comme Benvolio le fait en I, 4,  dans Roméo et Juliette, en soulignant que rien ne préparera leur entrée chez les Capulet :
« pas de prologue appris par coeur et mollement débité à l'aide d'un souffleur pour préparer notre entrée » (nor no without book prologue, faintly spoke,/ after the prompter, for our entrance = ni prologue de mémoire ânnoné / Après le souffleur pour notre entrée)

2. Le théâtre dans le théâtre est une constante chez Shakespeare, ce que l'on appelle "mise en abyme" depuis que Gide en a fourni le nom et défini le sens, s'accompagne généralement de considérations sur le théâtre de la part des personnages.
Non seulement cette mise en abyme permet de montrer au spectateur ce qui est en train de se passer : les personnages sont dans la même situation que lui, eux aussi spectateurs d'une pièce jouée pour leur plaisir mais pas seulement, et elle lui donne des indications sur le sens qu'il doit chercher dans cette expérience.
Ainsi dans Hamlet, le prince du Danemark demande aux comédiens de jouer un drame, "Le meurtre de Gonzague" (II,2), que le personnage, dans son ironie, intitule au profit de son oncle et beau-père, La Souricière (III,2), et qui servira de révélateur pour la culpabilité de ce dernier accusé d'avoir assassiné son père  (II, 2). Le prince attend des réactions du roi qu'elles confirment cette culpabilité ; c'est Hamlet qui parle :


I have heard that guilty creatures sitting at a play
Have by the very cunning of the scene
Been struck so to the soul that presently
They have proclaim'd their malefactions ;
For murder, though it have no tongue, will speak
With most miraculous organ. I'll have these players
Play something like the murder of my father
Before mine uncle. I'll observe his looks ;
I'll tent him to the quick. If he but blench,
I know my course. [...]

On dit que des coupables, à entendre une pièce
Par la vérité même de l'action dramatique
Ont eu l'âme à ce point touchée  qu'ils ont sur l'heure
Proclamé leur forfait, car bien qu'il soit sans langue,
Le meurtre parlera, par l'organe au besoin
Le plus miraculeux. Ces acteurs vont me jouer
Une chose semblable au meurtre de mon père
Devant mon oncle. J'observerai l'air qu'il aura,
Le sondant jusqu'au vif. Qu'il bronche seulement,
Je sais quel chemin suivre. [...]
(traduction Michel Grivelet)



A travers cet exemple, le théâtre apparaît comme un lieu propice à la connaissance de soi : les réactions au spectacle faisant émerger des qualités ou des défauts, ou les deux à la fois, habituellement cachés, masqués, voire méconnus par l'individu lui-même.
Mais Hamlet fait davantage puisque, dans la scène 2 de l'acte III, il donne aux comédiens des conseils sur leur jeu : pas de cris mais une "voix naturelle" ("trippingly on the tongue"), pas de gestes démesurés ("do not saw the air too much with your hand"), mais de la mesure ("temperance"). Il leur faut harmoniser les gestes, les mouvements aux mots pour ne pas outrepasser la nature ("that you o'erstep not the modesty of nature.").
Tous conseils qui débouchent sur une conception du théâtre : "car  toute exagération s'écarte du but du théâtre qui, dès l'origine comme aujourd'hui, a eu et a encore pour objet d'être le miroir de la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, et au temps même sa forme et ses traits dans la personnification du passé." (traduction François-Victor Hugo)
La dernière proposition : "and the very age and body of the time his form and  pressure." est traduite par Michel Grivelet par : "et au siècle même, à la réalité de l'époque sa forme et son empreinte."
Mais que le théâtre ait pour fonction de "former l'âme publique" comme le voulaient les romantiques ou de faire comprendre le présent historique comme le comprend le XXe siècle, il a toujours un rôle de miroir social.
Par ailleurs, cette mise en abyme peut aussi fonctionner comme un avertissement, ce qui est le cas dans Othello où Iago met en scène, au profit d'Othello, un aveu de Cassio, dont le spectateur sait qu'il est une manipulation. Le spectacle ne doit pas être vu au premier degré, il convient d'en chercher le sens profond. Othello que Iago lui-même définit comme "a free and open nature, / That thinks man honest that but seem to be so" (II, 2) "une nature ouverte, franche, / Qui croit les gens honnêtes sur leur simple apparence" (traduction Leone Tessandyer)  sera la victime de son incapacité à voir au-delà de ce qui est montré.
Le spectateur est donc invité à ne pas se contenter des apparences, comme Hamlet le reprochait aux spectateurs du parterre : "qui généralement n'apprécie[nt] qu'une pantomime incompréhensible et le bruit." (III, 2)

3. Theatrum mundi  : le monde est un théâtre.
Cette conception du théâtre s'inscrit dans un topos hérité de l'antiquité : d'abord scène de la vie, puis théâtre du monde "theatrum mundi". Ernst Robert Curtius dans La Littérature et le Moyen-âge latin, 1947, en suit les traces depuis Platon qui, dans les Lois, écrit : "Représentons-nous chacun des êtres vivants que nous sommes comme une marionnette fabriquée par les dieux; était-ce amusement de leur part, était-ce dans un but sérieux ? Cela, nous ne pouvons pas le savoir." Mais l'antiquité païenne n'est pas seule à développer cette idée, puisque les pères de l'Eglise la reprennent, au premier chef Augustin : "Ici-bas, on dirait que les enfants disent à leurs parents : "eh! bien, songez à quitter cette terre, nous aussi nous voulons jouer la comédie!" Car toute cette vie qui nous conduit de tentation en tentation, n'est rien d'autre qu'une comédie du genre humain." Jean de Salisbury, au XIIe siècle, affine la métaphore, s'interrogeant sur le caractère comique ou tragique de la représentation et transformant la terre en théâtre (theatrum mundi) dont Dieu, les anges et les hommes vertueux (les sages) sont les spectateurs ; son livre, le Policraticus, sera fort répandu dès le Moyen-Age, et constamment réimprimé entre 1476 et 1677.
Le XVIe et les débuts du XVIIe siècle se serviront à leur tour de la métaphore. Et c'est bien elle que reprend la devise du théâtre du Globe, à Londres, “Totus mundus agit histrionem”  (Pétrone revisité par Jean de Salisbury, “tout le monde joue la comédie” / "le monde entier est un théâtre"), dont Shakespeare est à la fois le copropriétaire, le dramaturge et l'un des acteurs.
Ainsi, en France, une comédie-ballet, tirée de l'Arioste, La Belle Genièvre, et jouée par la Cour à Fontainebleau, pendant le Carnaval de 1564, s'achève-t-elle par ces vers de Ronsard :
"Ici la Comédie apparaît un exemple
Où chacun de son fait les actions contemple :
Le monde est un théâtre et les hommes acteurs,
La fortune qui est maîtresse de la scène
Apprête les habits, et de la vie humaine
Les cieux et les destins en sont les spectateurs.

Le théâtre est donc non seulement le lieu où le spectateur peut se découvrir lui-même tout en découvrant le monde, mais il est, de plus, apte à dire une certaine vérité sur l'homme, par sa seule existence, puisqu'il lui rappelle son éclat emprunté et passager et le fait qu'il est "agi" en ignorant par qui et pour quoi. Ce qui est sans doute le plus visible dans Le Songe d'une nuit d'été où les agitations et les erreurs des hommes sont perçus comme divertissants par Obéron et Puck, le monde surnaturel (celui des elfes et des fées), comme les acteurs représentant la pièce de Pyrame et Thisbé sont perçus comme divertissants par le duc Thésée et son entourage.
Shakespeare s'inscrit bien dans cette vision du théâtre qui est sans doute celle qui lui accorde le plus grand des pouvoirs.


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