Shakespeare et le théâtre élisabéthain, Robert Payne

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A propos de Shakespeare ce site contient
: 1. Une présentation de l'auteur et de Roméo et Juliette - 2. Shakespeare : modèle littéraire - 3. La conception du théâtre de Shakespeare - 4. Structure de Roméo et Juliette - 5. Un extrait de Shakespeare, dramaturge élisabéthain, Henri Fluchère, 1966 (la scène élisabéthaine) - 6. Roméo et Juliette : tragédie politique ?- 7. Un extrait de William Shakespeare, Victor Hugo, 1864 - 8. Comme il vous plaira (As you like it) - 9. Hamlet -






Robert Payne, dans son livre Shakespeare et le théâtre élisabéthain, présente de manière vivante ce qu'était le théâtre à l'époque de Shakespeare.







     Sur le Globe flottait un drapeau frappé d'une image d'Hercule portant le poids du monde sur ses épaules. Là, Shakespeare pouvait entendre sonner les grandes cloches de St-Mary-Overies, vaste église devenue maintenant la cathédrale de Southwork, qui accueillait tous les voyageurs traversant le Pont de Londres. L'ancien histrion, désormais riche et célèbre, avait ses armoiries et faisait partie de la petite noblesse.
     Le Globe s'installa à Southwork parce que les divertissements se regroupaient de plus en plus dans ce quartier de Londres. Ce n'était pas une zone très salubre : marécages, marais, égouts à l'air libre, une rangée de maisons au bord de la Tamise, et, ça et là, des bordels où les prostituées se vendaient pour un penny. Là se trouvait le Bear Garden [La fosse aux ours], construit comme un théâtre, où depuis presque un siècle on pouvait voir des ours harcelés par d'énormes dogues ; ce jeu sanguinaire était le sport favori de la reine Elisabeth et de ses sujets. On y emmenait les ambassadeurs et on leur expliquait les ruses les plus fines employées pour piéger les ours. Une affiche annonçant ce genre de divertissement est parvenue jusqu'à nous :
"Demain mardi, grand match à la Fosse aux Ours de Bankside, organisé par les joueurs de l'Essex qui ont parié contre tous les assistants, quels qu'ils soient, d'opposer cinq chiens à un seul ours, pour cinq livres et aussi de mettre à mort un taureau attaché à un poteau ; pour que votre plaisir soit complet, il y aura un joyeux divertissement avec le cheval et le singe et on fouettera l'ours aveugle."
     On appelait l'ours aveugle Harry Hunks et on le fouettait "jusqu'à ce que le sang coule de ses vieilles épaules". On lâchait quatre ou cinq chiens sur le taureau attaché et généralement le taureau réussissait à les lancer en l'air avec ses cornes. "Mettre à mort un taureau attaché à un poteau" était une représentation longue et épuisante ; le taureau s'affaiblissait lentement par perte de sang. Les élisabéthains prenaient très au sérieux leurs sports sanguinaires.
     Le Globe, très proche de la Fosse aux Ours, n'était pas le seul théâtre du Bankside. Le Cygne avait été construit par Francis Langley en 1596 et La Rose par Philip Henslowe et John Cholmley en 1587. Henslowe était teinturier et prêteur sur gages, Cholmley épicier ; ils subventionnaient cette entreprise pour avoir le droit de vendre des rafraîchissements. On a discuté du site exact où se trouvait le Globe, mais il semble avoir été le plus oriental des théâtres du Bankside, juste au sud de Maid Lane. Le Globe était plus imposant et plus vaste que le Théâtre*, bien qu'il ait été construit avec la même charpente.
     De  Londres, le visiteur qui se rendait au Globe prenait un bac pour traverser la Tamise, ou une voiture pour se rendre de l'autre côté du Pont de Londres. le théâtre était proche du fleuve. S'il avait plu, les routes étaient couvertes d'une boue épaisse, mais on pouvait s'abriter sous les arbres, car Bankside, comme Stratford était presque une forêt. Le Globe s'élevait au-dessus de la cime des arbres, vaste édifice recouvert de plâtre blanc, avec de petites fenêtres carrées, un portail modeste, et un immense drapeau flottant sur les loges des acteurs, au-dessus de la scène. La présence du drapeau signifiait que l'on donnait une représentation ce jour-là. Le visiteur payait un penny pour entrer et rester debout au parterre, dans un espace aménagé devant la scène ; pour un penny de plus, il pouvait grimper jusqu'aux galeries. On louait des coussins, on vendait le livret de la pièce et des camelots passaient avec des bouteilles de bière, des gâteaux, des pâtés, des pommes et des bonbons. La foule était généralement turbulente et bruyante. A quatorze heures précises, après la troisième sonnerie de trompette, une mince silhouette en cape de velours noir s'avançait majestueusement sur la scène, d'un regard impérieux sur le public  obtenait le silence, et commençait à parler. C'était le Prologue. Le représentation était commencée.
     Un visiteur moderne, transporté dans le Londres élisabethain, serait surpris de découvrir la pauvreté du dispositif scénique : pas d'installation, pas de décors, et très peu d'accessoires, simplement une trappe, par laquelle le Démon apparaissait et où les damnés étaient précipités en enfer ; des fauteuils, des trônes, même une table couverte de nourriture pouvaient descendre des cintres. Des portes s'ouvraient sur la scène, derrière laquelle se trouvait une pièce intérieure, dissimulée par une tapisserie ou un rideau. Personne ne venait en scène avec une pancarte indiquant: "Azincourt", "Elseneur", ou "le Sénat Romain". Viola** demande : "Quel est ce pays, mes amis ?" et le capitaine de vaisseau répond tout naturellement : "C'est l'Illyrie, madame." Personne, parmi les assistants ne pouvait situer l'Illyrie, mais c'était là le moindre de leurs soucis. Ils savaient se trouver dans un lieu qui portait ce nom, et ils étaient satisfaits.
     Il y avait quelques objets, mais comme nous l'apprend un inventaire célèbre trouvé parmi les Henslowe Papers, ce n'était souvent que des accessoires de costumes ; une couronne, une tiare papale, une tête de taureau, un casque surmonté d'un dragon, les ailes de Mercure, un masque, une peau de lion, une peau d'ours, un bouclier, des jambières, une paire de gants forgés, c'est-à-dire faits de métal.
     Quelques-uns étaient plus compliqués. Nous trouvons ainsi "un arbre de pommes dorées", "une chaîne de dragon", "un tertre moussu", un grand cheval avec ses quatre pattes", ces deux derniers accessoires sans doute en bois peint. Enfin, il y avait un "châssis pour la décapitation", destiné à donner l'illusion de la décollation. Il coulait beaucoup de sang sur les scènes élisabéthaines et les acteurs dissimulaient sous leurs vêtements de petits ballons remplis de sang de mouton, qui giclait au moment voulu.  Jules César fut parmi les premières pièces jouées au Globe, et le sang de César mourant se répandit sur toute la scène.
     A l'exception des cordes et des poulies, il n'y avait guère de machinerie scénique. Autrefois, comme de nos jours, une représentation shakespearienne s'accompagnait de sonneries appropriées: la trompette qui annonçait le début de la pièce sonnait aussi à chaque entrée d'un roi, ou lorsqu'on battait le rappel d'une armée et qu'elle marchait au combat. Les bruitages étaient soigneusement étudiés. Les voix menaçantes de la foule, le roulement de tambour précédant une exécution, le vent sifflant dans les forêts sombres, le piétinement d'une armée en marche étaient perçus par les spectateurs avec une rapidité et une netteté extraordinaire car la structure du théâtre en faisait une caisse de résonance et les sons semblaient venir de toutes les directions. Les ingénieurs du son des théâtres élisabéthains savaient rendre le tumulte d'une bataille navale se déroulant en coulisses.

* The Theater (Le Théâtre) : premier théâtre de Burbage dans lequel ont été jouées les premières pièces de Shakespeare.
** Viola : personnage de La Nuit des rois (Shakespeare, probablement vers 1600-1601)

Robert Payne, Shakespeare et le théâtre élisabéthain, Perrin, 1983, pp. 164-167,
traduit de l'anglais par Marie Tadié (By me, William Shakespeare, 1980)



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