Le Livre de mon ami, Anatole France, 1885

coquillage


Un livre composite

Comme il arrive souvent dans l'oeuvre d'Anatole France, Le livre de mon ami, que publie Calmann-Lévy, en mars 1885, est une composition à partir de textes (29) préalablement parus dans la presse, entre 1879 et 1884.
Les rassemble une thématique commune : l'enfance.
A noter en outre que ce livre est le premier d'une série de quatre consacrés spécifiquement à l'enfance, le deuxième sera Pierre Nozière, publié en 1899, le troisième Le Petit Pierre, en 1918 et enfin, en 1922, La Vie en fleur. Le cas est assez rare pour être remarqué, tout se passe comme si, périodiquement, l'écrivain avait besoin de se retremper dans les eaux vives de l'enfance.
Confondu trop souvent avec une autobiographie, le récit, ou plus exactement le livre puisque s'y succèdent des notations d'anecdotes, des récits proches du conte, voire de la fable, des essais, même un poème, emprunte, certes, à la biographie de l'écrivain. Mais ce "matériau" est loin de parvenir "brut" au lecteur. L'auteur a, sans doute, observé les enfants, à commencer par le sien propre, Suzanne, née en 1881 (dans les premières versions, parues dans la presse, la petite fille se prénommait Jacqueline), il s'est remémoré sa propre enfance ; toutefois, souvenirs et observations alimentent chez lui une oeuvre à double portée: représenter l'enfant et l'enfance, tenter d'en saisir la spécificité, ce qui, jusqu'à preuve du contraire, est assez nouveau, méditer sur le développement humain (comment passe-t-on de l'enfant à l'adulte ? questionnement qui, lui, n'est pas nouveau, Rousseau en ayant tracé les voies,  en particulier dans Les Confessions) ce qui le conduit à mettre en parallèle la progression et la transformation de l'individu au cours du temps et celle de l'humanité, ce qui là non plus n'est pas très neuf, mais l'Histoire est aussi l'un des constants centres d'intérêts d'Anatole France.
Le livre est composé de deux parties : Le Livre de Pierre et Le Livre de Suzanne. Chacune de ces parties est elle-même subdivisée en livres, deux pour la première, "Premières conquêtes" ( 7 chapitres) et "Nouvelles amours" (12 chapitres) ; trois pour la seconde, "Suzanne" (4 chapitres), "Les amis de Suzanne" (3 chapitres) et "La bibliothèque de Suzanne" (2 chapitres).
Naturellement, l'écrivain a remanié ses textes pour assurer sinon une unité, du moins une cohérence à l'ensemble. En 1901, pour une nouvelle édition, il le corrigera et modifiera encore dans le même sens.



Anatole France

Anatole France, dans les années 1880 (photographie de Wilhem Benque, 1843/ 1903)






couverture du Livre de mon ami

Première de couverture d'une édition du livre publiée à Bucarest en 1968.
Illustration d'Octavia Taralunga.

Le refus de l'autobiographie.

Le premier livre, Le livre de Pierre, installe, dans un prologue qui le précède, un narrateur, parvenu au milieu de sa vie, ou de ce qui, traditionnellement, est perçu comme tel puisqu'il fait naître sa réflexion et le réveil de ses souvenirs du vers de Dante ouvrant La Divine Comédie : "Nel mezzo del cammin di nostra vita." (que France traduit par "Au milieu du chemin de la vie"). Le narrateur est douillettement installé au coin d'un feu, par une nuit d'hiver, un 31 décembre 188... ; dans la chambre voisine dorment une femme et deux enfants, et cette présentation se conclut par "J'écris mes souvenirs d'enfance et c'est POUR VOUS TROIS." [les capitales sont de l'auteur]. Les récits qui suivent donneront son nom : Pierre Nozière et son origine sociale, fils d'un médecin. Il ne s'agit donc pas d'Anatole France dont le père était libraire et qui n'avait qu'un enfant. Et la postface à La Vie en fleur, publié en 1922, après la traumatisante période de la guerre, est à manier avec précaution qui donne à ce masque la volonté de protéger l'anonymat de personnes encore vivantes, ses parents au premier chef.
Le poète de Dante, conduit par Virgile, découvrait "l'autre monde", "l'autre côté" (Enfer, Purgatoire et Paradis), un avenir d'une certaine manière alors que le narrateur de France se retourne vers le passé : "[...] la mémoire est une faculté merveilleuse et [...] le don de faire apparaître le passé est aussi étonnant et bien meilleur que le don de voir l'avenir."
La première partie de ce livre, consacrée à la petite enfance, se termine (chap. 7) par une sorte d'épilogue, "Note écrite à l'aube" où le narrateur s'engage à poursuivre cette collecte de souvenirs pour en constituer le "registre de la famille Nozière" et d'ajouter "Ne perdons rien du passé. Ce n'est qu'avec le passé qu'on fait l'avenir."
La seconde partie de ce premier livre rapporte des "moments" s'inscrivant certes dans une chronologie, de l'entrée à l'école (à 7/8 ans) jusqu'à l'âge adulte (20 ans, le jeune homme voyage seul), mais c'est toujours de Pierre Nozière, fils de médecin, qu'il s'agit. Quant au livre suivant, il ne concerne plus l'enfance du narrateur mais celle de sa fille, Suzanne.
Qu'il ne s'agisse pas d'une autobiographie, la forme même de certains récits vient le confirmer. L'histoire de "la grappe de raisin" (I, 5) est une fable, proche du poème en prose (bien des éléments y rappellent "Le joujou du pauvre" de Baudelaire) ; celle de la grand-mère (I, 2, 3 : "La grand-maman Nozière" ) est un petit roman d'aventure dont l'héroïne est digne de celles de Dumas ; celle de "Jessy" (II,  2, 3) ressemble aussi à une fable qui aurait pu s'intituler "le savant et l'enfant", la seconde entraînant le premier dans la vie concrète, charnelle, sensuelle, là où il ne voyait, abstraitement, qu'un ensemble d'illusions et d'erreurs ; ses 10 in-folio d'inutiles réflexions philosophiques se transformeront en herbier de plantes utiles à soulager les souffrances réelles du corps ; et quoiqu'insérée dans "Les amis de Suzanne", Jessy pourrait difficilement l'être à trois siècles de distance ; car, si l'histoire de la grand mère peut à la rigueur relever du récit transmis (les événements se déroulent pendant la Révolution, en 1792), l'histoire de Jessy remonte, elle, aux temps d'Elisabeth Ière et se passe en Angleterre.


Quant à "La Bibliothèque de Suzanne", ses deux textes sont des réflexions sur la littérature destinée aux enfants, une illustration et défense des contes et autres histoires fantastiques, autrement dit de l'imagination. Le premier sous forme de lettre et le second sous celle d'un dialogue, fort érudit, entre trois personnages sur l'origine et le sens des contes populaires.
Enfin, il est à remarquer que la construction de la première partie du premier livre (Le Livre de Pierre), est d'une certaine manière circulaire. Le premier récit, en effet, "Les monstres" raconte comment l'enfant rêve d'ombres se déplaçant le long des murs et le dernier "L'ombre", comment l'enfant devenu jeune homme (20 ans) découvre (rêve ?) une ombre de jeune fille sur un mur d'auberge. De même, le 2e récit "La dame en blanc" se retrouve en écho dans l'avant-dernier "La forêt de myrtes", à l'enfant amoureux d'une femme inaccessible (une jeune femme) correspond le jeune homme, amoureux lui aussi d'une femme plus âgée qu'il fuit se sentant ridicule à ses yeux. Les deux histoires se terminent avec la rencontre, bien des années après, de ces deux femmes vieillies, dont le narrateur s'est depuis longtemps détaché. Continuité et changement. Ces récits de son enfance justifient, comme ils le font dans des récits de la même époque (autobiographiques ou romanesques) la personnalité de l'adulte qui les raconte.






Le Livre de mon ami

Frontispice du livre, illustration d'Emilien Dufour, éditions du Houblon, Bruxelles, 1944
(la rencontre des deux enfants dans "La grappe de raisin")

Inventer l'enfance ?

Le Livre de mon ami n'est donc pas une autobiographie, mais qu'est-ce donc ? Une vision de l'enfance et une méditation, disions-nous.
A travers ses vignettes relatives à Pierre, puis à Suzanne, l'écrivain dessine l'univers enfantin, celui dont il se souvient, et celui qu'il observe faute de souvenirs, Suzanne a trois mois, Suzanne à un an, Suzanne à six ans.
C'est un univers heureux dans lequel l'enfant se meut comme dans son royaume, où tous les adultes apparaissent comme des figures tutélaires, qui ne connaît pas de frontières entre le réel et l'imaginaire. Le narrateur en donne le ton dès le premier récit "[...] je me figure qu'alors le monde était dans sa magnifique nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs." (I, 1), même les cauchemars y sont divertissants, il faut dire qu'ils sont dessinés par Callot et qu'ils sont racontés par un adulte.
Cette hypothèse se prouve dans les divers récits, si bien que le lecteur est en droit de se demander s'il s'agit de "souvenirs" ou d' "inventions", d'une imagination qui, à partir d'un présent morose — l'avenir a cessé d'être une promesse — regarde dans le passé ce qui est maintenant perçu comme le temps d'une promesse permanente. L'histoire s'écrit toujours au présent, celle des hommes comme celle d'un homme.
Cette vision de l'enfance s'est tant répandue, tournant tellement au lieu commun, qu'il est devenu difficile de la questionner. L'enfant émerveille l'adulte qui lui prête toutes les grâces et projette ce présent sur son propre passé, ce que disent, sans doute aussi, les trois récits dont Suzanne est l'héroïne, la découverte, supposée par son père, de la beauté à "trois mois et vingt jours", le dialogue avec l'étoile, à un an, et la sagesse de la petite fille de six ans qui sait que Guignol est du théâtre: "Gringalet a tué le nègre mais il ne l'a pas tué pour de bon." Mais ce que dit aussi directement le narrateur "Adieu, petit moi que j'ai perdu et que je regretterais à jamais, si je ne te retrouvais embelli dans mon fils !" (I, 2, 10)
Vision qui, à première vue, paraît idyllique mais dont l'auteur ne masque pourtant pas les ambiguïtés.
L'enfant, dans ces récits, est un petit être exigeant, impatient, vivant dans l'immédiat, oublieux du passé, ignorant le futur, mais absorbant le monde par tous ses sens. La naïveté, l'innocence que lui prête France vont de pair avec une sensibilité extrêmement vive qui lui fait voir au-delà des apparences. Ainsi Pierre qui ne "trouv[e] rien d'agréable" à l'homme qui vient interrompre ses tête-à-tête avec la dame en blanc : "[...] la dame en noir dit que c'était un jeune homme charmant. Je dis, moi, qu'il était vieux et laid." comme s'il pressentait dans sa présence la menace de l'adultère.
Ainsi, de la petite Suzanne qui rassure son père sur l'issue du Guignol, non le diable n'est pas mort, et d'abord ce n'est même pas le diable. Ce qu'apprend alors Suzanne à son père, c'est que si les enfants "jouent le jeu", ils le jouent en toute connaissance de cause ; le jeu, non la crédulité. C'est ainsi que le petit Pierre sait parfaitement que les adultes ne tiennent aucun compte de ce qu'il dit, pas plus la dame en blanc que ses propres parents. Parfois l'enfant rappelle ainsi à l'ordre l'adulte. Leçon dont l'écrivain profite en prescrivant ses conseils de lecture.


Mais cette innocence ne va pas sans revers. L'enfant est possessif et jaloux, comme le montre l'aventure de Pierre avec la dame en blanc (I, 2) ou l'histoire d'André (II,2,1) satisfait de la mort de son père pour n'avoir pas à partager sa mère et qui, lorsqu'elle se remarie, après en avoir fait une maladie, change d'objet "Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonne comme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a un amoureux." (II, 2, 1)
Le temps d'un bonheur sans mélange est aussi celui où la cellule familiale (le père et la mère) apparaît comme un château fort. Mère protectrice, père protecteur, en extase devant leur progéniture. Vrai ou faux? Le narrateur, dans le second livre, corrige constamment les remarques de la mère, plus matérialiste que le père, pour faire apparaître ce que ces dernières masqueraient, le plaisir et l'orgueil d'avoir eu cet enfant, merveille des merveilles.
Ces enfances paraissent si peu réelles que les chapitres consacrés à la socialisation dans la deuxième partie du Livre de Pierre, ne font surgir à ses côtés qu'un seul autre enfant, Fontanet. Fontanet est le double de Pierre en même temps que son "autre", orgueilleux où le second est humble, hardi quand le second est timide, actif là où son ami se contente d'être, comme il dit, "spectateur", indifférent à la poésie quand Pierre s'en délecte, y compris quand elle est mauvaise ; Fontanet devenu, adulte, "avocat, conseiller général, administrateur de diverses sociétés, député", capable de renverser tous les obstacles, là où le narrateur ne parvient jamais à passer le premier (I, 2, 7).
C'est encore Fontanet par lequel se découvre le caractère impitoyable de l'enfant (La Fontaine le disait déjà).  Il ne supporte pas la différence (ce que "La grappe de raisin" disait aussi même si c'était d'une manière moins cruelle), et le narrateur en a fait l'expérience avec sa bizarre gibecière (son cartable) : "les enfants ont un sentiment brutal de l'égalité. Ils ne souffrent rien de distinctif ni d'original" (I, 2, 8), pour l'en punir Fontanet lui fait subir les pires avanies.
Pour le père, médecin, l'enfant est un animal ; pour la mère, si lui et l'animal s'entendent si bien, c'est qu'ils sont proches de la nature.
On retrouve chez France, naturellement, ce que Rousseau avait déjà mis en place, la certitude que la sensibilité est première (et dans le dialogue sur les fées, II, 3, 2, Raymond, qui rattache les contes aux mythes primitifs et perdus de l'humanité, rappelle qu'il s'en tient  "à [son] vieux Condillac"), que la raison ne se développe qu'ensuite et que cette sensibilité va gouverner le reste de la vie de l'individu, comme le montre la construction même du Livre de Pierre.



Rêver l'enfance

A travers ces portraits d'enfants, réels ou imaginés (Pierre, Alphonse, Fontanet, Suzanne, André, Jessy), sortes d'instatanés verbaux de leurs activités (et A. France note leurs vêtements, leurs jouets, leurs jeux, leurs "mots" ), l'écrivain dessine un univers où triomphe l'imagination, la curiosité, une incroyable grâce dont il est aisé de compendre qu'elle ait pu s'imposer avec force à ses contemporains et par contrecoup à tout un pan de la littérature qui a suivi.
L'écrivain livre à son lecteur une perception enchantée de l'enfance : "Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme [...]. Ma pensée seule le voit ; car ce petit bonhomme est une ombre ; c'est l'ombre du moi que j'étais il y a vingt-cinq ans. [...] Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j'ai eu après avoir perdu celui-là" (I, 2, 10), la source de tout ce que l'adulte a conservé de bon en lui, sa faculté de rêver, les restes d'une imagination fertile, la générosité qui prête à autrui plus de qualités que de défauts.
Une des forces de ces récits tient à la personnalité du narrateur qui, tout en s'émerveillant ne manque ni d'humour, ni d'ironie. L'aventure du cartable, par exemple, qui pourrait être cruelle ne l'est pas d'être encadrée de deux remarques qui en désamorcent la portée. Elle est une sorte de bénédiction puisqu'elle fournit à l'enfant matière à confession : "Un jour, enfin, je songeai à la casquette de Fontanet ; je tenais mon péché ; j'étais sauvé !", et elle se conclut sur le mode héroïco-comique "Et nos violences s'enchaînaient par une inexorable fatalité, comme les crimes dans l'antique maison des Atrides."
Si, avec ces récits, A. France ne s'éloigne pas vraiment des voies tracées par Rousseau — l'enfance continue à expliquer l'individu qui en est issu à partir de ses expériences et des modèles qu'il s'est choisi (et sur lesquels, il y a beaucoup à dire puisque l'enfant les transfigure à sa mesure, ce qui est aussi d'une fine observation) —, il en a fait aussi un sujet valant pour soi seul, pour le pur plaisir de l'évocation.



Renoir

Auguste Renoir (1841-1919), L'enfant aux jouets, Gabrielle et Jean (la compagne et le fils du peintre), 1895-96, National Gallery of Art, Washington.


Il y a, comme le déclare le "dialogue sur le contes de fées" (II, 3, 2) qui conclut le recueil, analogie entre l'enfance et la littérature dans sa part la meilleure, aux yeux de France (puisque ces affirmations se retrouvent dans nombre d'autres écrits, par exemple dans Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1881), les contes, les chansons populaires, celle qui relève de l'imagination puisque "Tout ce qu'on imagine est réel : il n'y a même que cela qui soit réel." Mais comme l'enfant, le poète associe différemment, d'une manière qui surprend, étonne, peut même paraître absurde, les éléments du monde réel, et ces créations permettent de découvrir la merveille dans la banalité, ou l'évidence qui se charge alors du mystère qu'elle a toujours contenu.
Il se pourrait bien qu'Anatole France soit l'inventeur de cet "esprit d'enfance " si cher aux surréalistes, ce qui est un joli retournement, quand on se souvient de la hargne qu'ils lui vouaient, ayant la certitude, comme d'autres après eux, de devoir cet intérêt pour l'enfance aux seuls travaux du docteur Freud. Mais comme nous l'a rappelé, depuis, un certain Lacan, "[...] les poètes, qui ne savent pas ce qu'ils disent, c'est bien connu, disent toujours les choses avant les autres [...]" (Le Séminaire, Livre II, Seuil, 1978), et Anatole France est indubitablement poète.


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