Le loup dans les fables, Esope, Phèdre, Marie de France, la Fontaine

coquillage


     Dans le corpus de textes transmettant une image du loup dans les cultures issues du monde greco-latin, les fables occupent une place importante. D'une part parce qu'elles ont mis en place un certain nombre de scénarios, de personnages avec des caractéristiques précises qui se sont transmises et répétées avec peu d'altérations au fil des siècles, d'autre part parce que, dès leur origine, leur double propos, amuser et enseigner, les ont rendues propices à une large diffusion ; elles servaient de réservoir d'exemples pour les rhéteurs dans l'antiquité et même ensuite, comme le montrent les Récits d'un ménestrel de Reims qui, au XIIIe siècle, se sert encore de la fable du loup et de la chèvre pour expliciter une querelle familiale entre une mère et son fils assimilé au loup ;  elles servaient aussi, dans les écoles, de références moralisatrices, comme elles le font encore aujourd'hui. Enseignées aux enfants, apprises par eux, elles façonnent très tôt un type d'imaginaire qui n'a que peu à voir avec la réalité, comme le XXe siècle, en France, le prouve. Que l'animal véritable, Canis lupus lupus, rôde ou non dans les campagnes, ne change rien à l'inquiétude que le mot "loup" suscite.
     La fable naît dans l'antiquité et Esope, personnage grec mystérieux ayant sans doute vécu au VIIe siècle av. J.-C., en est considéré comme le père, et tous ses successeurs, de Phèdre (Ier s. de notre ère) à La Fontaine (XVIIe) en passant par Marie de France (XIIe s.), pour ne citer que les plus remarquables, lui rendent hommage. Toutes les fables qui lui sont attribuées sont loin de lui appartenir, mais se caractérisent par les mêmes traits. Ajoutons qu'il y eut bien d'autre fabulistes, grecs, latins, voire français au Moyen-Age qui, tous, puisent aux mêmes sources (cf. l'article de Philippe Renault).
La fable est un bref récit animalier, en prose ou en vers, contenant une morale, autrement dit une leçon de vie, que le fabuliste peut donner de manière explicite ou non, à charge pour le lecteur de la dégager du récit.
Les aventures se déroulent entre animaux qui parlent et sont dotés de qualités et de comportements humains ; ces qualités sont plus souvent négatives (égoïsme, envie, sottise, etc.) que positives (bonté, générosité, loyauté, etc.)
     Ces animaux appartiennent au monde familier des auditeurs (plus tard lecteurs). Oiseaux de diverses sortes, âne, mulet, cheval, chien, renard, souris et rats, sont les plus courants mais d'autres peuvent à l'occasion apparaître comme l'escargot ou la tortue. Parmi ces animaux, deux carnassiers favoris, le lion et le loup. Si le lion est un animal exotique (on ne sache pas qu'il y en ait beaucoup en Grèce, même si les Romains en importaient pour les jeux du cirque) dont les caractéristiques découlent plus de son apparence (majesté, puissance, force) que de sa connaissance, le loup, lui, appartient à la réalité quotidienne. C'est le grand prédateur et le plus répandu de l'hémisphère nord, tous continents confondus.
     Dans le corpus ésopique retenu par Jacques Lacarrière (Les Fables d'Esope, Albin Michel, 2003, 1ère édition Les Libraires associés, 1965) , il apparaît dans 19 fables sur 308 (presque 7%).
Chez Phèdre, dans le corpus réuni et traduit par Ernest Panckoucke (1834), on le rencontre dans 5 fables sur 91 (presque 6%).
Avec Marie de France, ce pourcentage monte à presque 21% mais chez La Fontaine, il redescend à près de 9%, ce qui est plus que les Anciens, mais bien moins qu'au XIIe siècle. Et plus tard, par exemple, chez Florian (1755-1794), le loup a quasiment disparu ; il n'apparaît qu'en tant qu'animal, non doté de la parole.
     Bien que ces pourcentages signalent une place peu importante dans le bestiaire, il n'en reste pas moins que le loup est le personnage dont la présence est la plus notable, d'abord parce qu'il est celui qui revient le plus souvent. Les fables où il apparaît sont, par ailleurs, celles qui se sont le mieux transmises de réécriture en réécriture. Sans doute, parce qu'elles permettent une meilleure dramatisation en opposant la force (le loup est toujours, à l'exception du lion, l'animal le plus puissant) et la faiblesse, que la force s'impose, le plus souvent, ou qu'elle soit fléchie d'une manière ou d'une autre. Peut-être aussi parce qu'elles font souvent peur puisque là où passe le loup le risque de dévoration est considérable, et jouer "à se faire peur" est un plaisir qu'enfants et même adultes refusent rarement; dominer sa peur en la contrôlant ("ce n'est qu'une histoire") devait être d'autant plus satisfaisant que les loups réels pouvaient bel et bien se rencontrer.
     Le loup des fables, à quoi ressemble-t-il ? Il ressemble à ce qu'Esope déjà en a fait : le loup est invariablement dit "méchant" (2 fables)  ou "pervers" (6 fables) et une fois "perfide". Il arrive que ses ruses soient déjouées (par le chevreau, par l'âne, le cheval, la truie voire le chien), mais sa voracité n'est jamais mise en doute : le loup n'agit que mû par une faim insatiable, celle qu'enregistre la locution: "avoir une faim de loup" (ou plus familièrement "avoir les crocs"). La fable la plus emblématique de cette fringale est "Le loup et l'agneau" sans doute en raison de l'argumentation du loup et de sa mauvaise foi traitant de justifier sa voracité, en raison aussi d'une leçon valide en tous temps et que synthétise fort bien La Fontaine : "La raison du plus fort est toujours la meilleure", étant entendu que "meilleure" n'a que le sens d' "efficace". La faim et la puissance sont les caractéristiques premières du loup. Il est compréhensible qu'il devienne aussitôt l'image du pouvoir humain, et donc des hommes de pouvoir, puissants de tous acabits.
Phèdre le souligne dans sa dédicace à Eutyche qui ouvre le 3e livre, en expliquant l'invention de  l'apologue (à entendre fable) :"MAINTENANT, je dirai en peu de mots pourquoi l'apologue a été inventé. La servitude, entourée de mille dangers lorsqu'elle voulait exprimer ses pensées, transporta dans les fables tout ce qu'elle ressentait, et se mit à couvert de la tyrannie par d'ingénieuses fictions. J'ai fait une large route du sentier qu'avait tracé Ésope et, en cherchant des sujets dans les malheurs que j'ai éprouvés, j'ai écrit plus de fables que n'en avait laissé le Phrygien. Si j'avais eu un autre accusateur, un autre témoin, un autre juge que Séjan j'avouerais avoir mérité tant d'infortunes, et je ne chercherais pas de pareils remèdes à ma douleur."
Marie de France n'est pas aussi directe, mais son propos n'est guère éloigné de celui de Phèdre. Par exemple, le loup qui apparaît dans ses fables est un loup brutal, incarnation du grand seigneur avide, qui a la force pour lui, et qui, s'il peut parfois être trompé, est la plupart du temps vainqueur. La première fable est celle du "loup et de l'agneau", à laquelle fait écho la fable 29 "le loup devenu roi" où le loup se sert de toute la rhétorique judiciaire pour croquer ses sujets, ou encore la fable 4 "Le Chien et la brebis".


LE LOUP ET L'AGNEAU (ESOPE, traduit par Jacques Lacarrière, 1965)



Un loup, en voyant un agneau qui buvait dans une rivière, voulut, avant de le dévorer, lui en fournir une raison irréfutable. Il lui reprocha donc, bien qu'il se trouvât en amont, de l'empêcher de boire et de troubler son eau. "Je ne bois que du bout des lèvres, lui répondit l'agneau, et de plus je ne saurais troubler ton eau puisque je suis plus bas que toi." Déconcerté, le loup reprit alors : "De plus, l'année dernière tu as fort mal traité mon père. — Impossible; répondit l'agneau, car je n'étais pas né. — Eh bien, reprit le loup, tu as beau répliquer à tout, tu me serviras quand même de repas."

Cette fable montre qu'aucun argument ne saurait détourner de leurs buts ceux qui sont décidés à mal faire.

loup

LE LOUP ET L’AGNEAU (PHÈDRE, traduit par Ernest Panckoucke, 1834; c'est la première fable du recueil, située après le prologue du premier livre)


Un Loup et un Agneau, pressés par la soif, étaient venus au même ruisseau. Le Loup se désaltérait dans le haut du courant, l’agneau se trouvait plus bas ; mais, excité par son appétit glouton, le brigand lui chercha querelle. « Pourquoi, lui dit-il, viens-tu troubler mon breuvage ? » L’Agneau répondit tout tremblant : « Comment, je vous prie, puis-je faire ce dont vous vous plaignez ? cette eau descend de vous à moi. » Battu par la force de la vérité, le Loup reprit : « Tu médis de nous, il y a six mois. — Mais je n’étais pas né, » répliqua l’Agneau. « Par Hercule ! ce fut donc ton père, » ajouta le Loup. Et, dans sa rage, il le saisit et le met en pièces injustement.
Cette fable est pour ceux qui, sous de faux prétextes, oppriment les innocents.


LE LOUP ET L'AGNEAU (MARIE DE FRANCE, traduit par Françoise Morvan, 2010. C'est la deuxième fable du recueil ; le titre est dû non au poète mais à des éditeurs plus tardifs)

Certain jour, le loup et l'agneau
Buvaient au bord d'un clair ruisseau.
Le loup à la source buvait,
L'agneau en aval se tenait.
Soudain, le loup, furieux, parla
Et grondant, grognant, déclara
De sa grosse voix, tout en rage
Tu me fais ici grand dommage..."
L'agnelet lui a répondu :
"Seigneur, en quoi ?" "Ne le vois-tu ?"
Cette eau, tu me la troubles tant
Que je n'ai pas bu mon content.
Je vais m'en repartir, je crois,
Comme je vins, la soif en moi !"
Sur quoi, l'agnelet lui répond :
"Seigneur, vous êtes en amont:
Par vous passait l'eau que j'ai bue..."
"Quoi ! dit le loup, m'insultes-tu ?
"Oh, non, dit l'agneau, j'en suis loin !"
"Si, si, dit le loup, je sais bien,
Ainsi déjà faisait ton père,
A cette source, ici, naguère,
Il y a, je crois bien, six mois."
"Et donc pourquoi s'en prendre à moi
Si je n'étais pas né encore ?"
"Pas né ? dit le loup, et alors ?
Je parle et tu dis le contraire ?
Ce n'était pas la chose à faire !"
Sur ce, le loup prend le petit,
L'étrangle et de ses dents l'occit.
     Ainsi font les riches seigneurs,
Vicomtes et juges sans coeur,
De ceux qui sont en leur pouvoir.
Les rapaces, il faut les voir
Les accusant pour les confondre,
Les faire en justice répondre,
Leur ôtant la chair et la peau
Comme le loup fit à l'agneau.



Mêmes personnages, même décor, même aventure (mésaventure pour l'agneau).
Esope, Phèdre et Marie soulignent la dimension morale et sociale de la fable, Esope en mettant l'accent sur la question du mal, Phèdre lui donnant plutôt une dimension politique (l'oppression des innocents), Marie une dimension socio-politique, car ce qui est aussi en jeu pour elle, c'est l'exploitation ("rapaces", "leur ôtant la chair et la peau ") par les puissants (vicomtes) ayant à leur solde la justice. La Fontaine généralise, dans une formule prenant forme de maxime, en mettant sa morale à l'orée de la fable dont celle-ci devient la démonstration.
Chez Esope, le loup se définit du début à la fin comme "dévorant" ("avant de le dévorer", "tu me serviras de repas") ; chez Phèdre, il n'a d'abord aucune intention particulière, mais ne peut qu'obéir à son instinct "glouton", et la résistance de l'agneau suscite chez lui la "rage". Le loup est un animal qui ne supporte pas la contradiction, trait que l'on retrouvera plus tard dans Le Roman de Renart où Isengrin est colérique ; chez Marie, ce sont bien des rapports de "classe", le loup "furieux", "grondant", "grognant", "grosse voix" "tout en rage", se considère insulté dès que l'agneau répond, qui pourtant, y met toutes les formes "Sire / Seigneur", ce que d'ailleurs il résume lui-même "Je parle et tu dis le contraire / Ce n'était pas la chose à faire."
Chez la Fontaine se retrouvent les mêmes traits : faim, "rage", "bête cruelle", à laquelle l'agneau s'adresse en utilisant l'expression "Votre Majesté".
Ainsi, le loup est-il l'image du pouvoir, incompréhensible et dangereux, voire mortifère.
Mais en même temps, La Fontaine n'omet pas de rappeler, par la voix du loup, la guerre que lui mènent les hommes, avec la mauvaise foi que lui impose son personnage, mais quand même : "Car vous ne m'épargnez guère, / Vous, vos Bergers et vos Chiens."
De même qu'il rappelle l'habitat naturel du loup, le "fond des forêts".

LE LOUP ET L'AGNEAU (LA FONTAINE, I, 10)



La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère.
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens:
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.


Si le loup est d'abord et avant tout une gueule dévorante, c'est que la Nature l'a ainsi défini. Le loup est loup définitivement, l'éducation ne peut le modifier, élever un louveteau ne change rien à son devenir.  A la première occasion, la gueule s'ouvrira pour dévorer. Tous les fabulistes insistent sur ce trait que Marie de France rappelle, à son tour, dans une brève fable (8 vers) :




     Un apologue ancien le dit.
     Les loups ont de tous temps vieilli
     Dans la peau où ils étaient nés
     Et ils ne peuvent qu'y rester.
     Le loup aurait-il un bon maître
     Qui veuille même en faire un prêtre,
     Ce serait toujours un loup gris,
     Laid, cruel, maître en fourberies.
traduction de Françoise Morvan




Le dernier vers est particulièrement intéressant en ce qu'il exprime le cliché dans lequel est pris l'animal : la laideur (bien davantage jugement moral que constat esthétique, car il est peu d'animaux aussi beaux que les loups), cruel (toujours de l'ordre du jugement moral car on ne voit pas que le lion ou le renard soient moins carnassiers que le loup, à ceci près que le renard est petit, et s'il est une calamité pour les poulaillers, les hommes ne le craignent pas, et le lion est, en Europe, un animal de papier, à peine connu dans les ménageries royales avant de l'être dans les zoos, tous lieux contrôlés), enfin "maître en fourberies" que le "pas de loup" ou la formule "quand on parle du loup, on en voit la queue" rappellent : le loup attaque de manière subreptice et arrive toujours quand on l'attend le moins.

Buffon, quelques siècles plus tard, ne dit pas différemment. L'éducation ne peut rien sur lui (contrairement aux animaux domestique) mais ses propres tentatives, elles-mêmes, échouent constamment, soit qu'il veuille réellement s'amender, et dans ce cas-là personne n'y croit et il est rejeté à sa sauvagerie, soit qu'il essaie de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, ce qui se termine mal pour lui. Au XXe siècle, Marcel Aymé s'en souvient encore dans le premier récit des Contes bleus du chat perché où le loup, pourtant enchanté de jouer avec les petites filles, s'oublie finalement jusqu'à les croquer à la fin du jeu de "loup y es-tu?" Rassurons-nous, c'est un conte, et comme dans la version du "Petit Chaperon rouge" collectée par les frères Grimm, il suffit d'ouvrir le ventre du loup pour récupérer les petites filles intactes.
Cette nature inamovible du loup explique sans doute qu'il finira par apparaître comme l'incarnation même de la nature, sauvage, indomptable, qu'il s'agit pourtant de maîtriser ou de faire reculer, d'où l'incessante guerre qui lui est menée. Mais, par un retournement constant dans l'imaginaire, cette caractéristique effrayante peut devenir tentante. C'est Phèdre, le premier, semble-t-il, qui s'en avise et voit dans le loup l'incarnation même de la liberté, (quoique le corpus ésopique en propose aussi une version) dans une fable que reprendront ses successeurs dont Marie et La Fontaine :


LE LOUP ET LE CHIEN (PHÈDRE, traduit par Ernest Panckoucke, 1834)

je dirai en peu de mots combien la liberté me paraît douce.
Un Loup, d'une maigreur excessive, rencontre par hasard un Chien très bien nourri. Après avoir échangé un salut, ils s'arrêtent : "D'où vient que ton poil est si brillant ? demanda le Loup au Chien; où te nourris-tu, pour avoir un si bel embompoint ? moi, qui suis bien plus fort, je meurs de faim. — Il ne tient qu'à toi, d'avoir une semblable condition, lui répondit le Chien avec franchise, si tu peux rendre à un maître, les mêmes services que je rends au mien. — Quels sont-ils ? — Garder la porte, et la nuit, défendre la maison contre les voleurs. — Me voilà prêt à te suivre, s'écria le Loup, car maintenant j'ai à souffrir la neige, la pluie, et je traîne une existence misérable au milieu des forêts. Combien il me sera plus doux de vivre à l'abri des frimas, et de trouver un bon dîner sans me donner aucun mal ! — En ce cas, viens avec moi, dit le Chien." Chemin faisant, le Loup aperçut le cou du Chien pelé. "Qu'est cela, ami ? — Rien. —Cependant, dis-moi, je te prie. — Comme je parais vif, on m'attache le matin pour je dorme pendant le jour, et que je puisse veiller dès que la nuit arrive. Le soir on m'ôte ma chaîne et je cours où je veux. On m'apporte du pain, mon maître me donne des os de sa table, les valets me jettent quelques bons morceaux, et me laissent leur soupe dont ils ne se soucient guère. Ainsi, sans travailler, je me remplis le ventre. — Mais, dis-moi, si tu veux sortir, le peux-tu ? pas tout à fait. — Jouis donc, mon ami, des douceurs que tu me vantes ; quant à moi, je ne voudrais pas d'un royaume au prix de ma liberté."


LE LOUP ET LE CHIEN (MARIE DE FRANCE, traduit par Françoise Morvan, 2010)

Un loup et un chien se croisèrent
Au beau milieu d'une clairière.
Le loup, examinant le chien,
lui dit : "Frère, que vous êtes beau !
Et quel luisant à votre peau !"
Le chien lui répondit : "C'est vrai,
Je mange très bien, en effet,
Je dors sur un coussin moelleux
Aux pieds de mon maître et, bien mieux,
Tous les jours, je ronge des os,
Ce qui me rend bien gras, bien gros.
Il ne tient qu'à vous de venir
Et si vous savez obéir
Comme je fais, vous mangerez
Autant et plus que vous voudrez."
"Vrai, j'irai", lui répond le loup
Et ils s'en vont, cou contre cou.
Avant qu'ils ne fussent rendus,
Le loup, tout soudain, aperçut
Le collier que le chien portait
Et vit la chaîne qui traînait...
"Frère, dit-il, qu'est-ce ? Je vois
Sur ton cou un je ne sais quoi..."
Le Chien lui répond : "C'est la chaîne
Par quoi on m'attache en semaine
Car, sinon, je mordrais souvent
Et ferais tort à bien des gens
Que mon maître veut protéger...


LE LOUP ET LE CHIEN (LA FONTAINE, I, 5)


Un Loup n'avait que les os et la peau ;
        Tant les Chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
        L'attaquer, le mettre en quartiers,
        Sire Loup l'eût fait volontiers.
        Mais il fallait livrer bataille
        Et le Mâtin était de taille
        A se défendre hardiment.
        Le Loup donc l'aborde humblement,
    Entre en propos, et lui fait compliment
        Sur son embonpoint, qu'il admire.
        Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
        Quittez les bois, vous ferez bien :
        Vos pareils y sont misérables,
        Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d'assuré, point de franche lippée.
        Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin.
    Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens
        Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;
        Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
        Os de poulets, os de pigeons,


Granville
illustration de Grandville pour une édition des Fables de La Fontaine, 1855.


Et donc il me fait enchaîner.
La nuit, je garde la demeure
Pour en éloigner les voleurs."
"Quoi ? fait le loup, tu ne peux donc
Te promener sans permission ?
Rentre chez toi ; moi, je m'en vais :
Nul ne m'anchaînera jamais.
Mieux vaut vivre en loup sans collier
Que vivre riche et enchaîné.
Puisque j'en ai encor le choix,
Rentre chez toi : je rentre au bois."
Et par la chaîne fut rompue
La belle alliance ainsi conclue.


         Sans parler de mainte caresse. 
Le loup déjà se forge une félicité
        Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien, pelé :
Qu'est-ce là  ? lui dit-il.  Rien.  Quoi ? rien ? Peu de chose.
Mais encor ?  Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
    Où vous voulez ?  Pas toujours, mais qu'importe ?
 Il importe si bien, que de tous vos repas
        Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.




      De manière amusante, il semble que cette fable retrace le processus même de la domestication du loup, lequel est à l'origine des chiens actuels.
      Le loup cruel, dévorant, sauvage qui apparaît le plus souvent dans les fables est aussi un loup peureux, qu'il est aisé de berner ou de mettre à mal, à quoi le renard, voire l'âne, ou même l'escarbot (une sorte de scarabée), chez Marie de France, ne manquent pas ; peut-être faut-il y lire une revanche du monde "civilisé" contre le monde "sauvage", la ruse, l'intelligence, contre la force. Et il est parfois, comme dans "Le loup et le chien", une incarnation de la liberté.
Sans doute parce que le loup est toujours une figure ambivalente. Les Grecs, comme plus tard les Romains, l'associent au monde des dieux, à Apollon (Apollon lycéen, de "lykos" loup, souvent rapproché d'un étymon "luk", lumière) et à Artémis, engendrés par Zeus qui change leur mère en louve pour la faire échapper à la vindicte de Héra, son épouse légitime, parfois à Zeus lui-même (en Arcadie), parfois aussi à Hécate qui est accompagnée par des chiens ou des loups (c'est selon). Les Romains vont faire du loup, ou plus exactement de la louve, créature du dieu Mars (dieu de la guerre), l'origine de Rome puisqu'elle sauve et nourrit les jumeaux, Rémus et Romulus, ses fondateurs (même si Romulus, plus tard, dans un coup de colère, tue son frère ; mais impulsivité et colère sont aussi des caractéristiques du loup des fables) avant qu'ils ne soient recueillis par un berger qui les élèvera. Dans le même temps, toutefois, le loup, qui appartient au monde non humain, le monde extérieur à la Cité, le monde des dieux (ce dont se souvient Giono) les inquiète. Chaque incursion de loup, dans une ville ou un camp militaire, est soigneusement enregistrée et suivie de rituels de purification. Il va de soi qu'il convient dans la mesure du possible de tuer l'animal avant cette purification (cf. Jean Trinquier, 2004). Le loup transmet un message divin, il fait signe sur un dérèglement du monde, "C'est un signe à conjurer, non un phénomène à expliquer en terme de causalité naturelle." p.103. Le rapport qu'entretiennent les sociétés occidentales au loup est ambivalent, mais ce dont témoignent les fables c'est d'abord qu'il suscite la peur, qu'il se range parmi les puissances (dieux ou seigneurs) et qu'à défaut de s'en défendre concrètement, on peut s'en défendre symboliquement en le ridiculisant ou en l'accablant de maux divers.
 
Les fables ont ainsi propagé l'image d'un loup duel, à la fois autre de l'homme, et l'un de ses doubles possibles, comme La Fontaine le développe dans "Le Loup et les bergers" (X, 5) ou encore dans "Les compagnons d'Ulysse" (XII,1) , car que fait-il que l'homme ne fasse pas pour sa part ?
Plus tardivement, par exemple avec Florian (1755-1794), le loup retrouve sa taille d'animal prédateur, sans plus. Les 110 fables de Florian n'en proposent que quatre dans lesquelles intervient un loup, animal véritable, et non plus image des travers humains : il enlève agneaux et moutons, les chiens lui font la chasse et, parfois même, arrivent à le tuer (V, 19, "Le chien coupable").
La fable tombe en désuétude, devient quelquefois un jeu. Jean Anouilh, au XXe siècle, publie un recueil de 47 fables dans lequel le loup occupe une place éminente (8 fables sur 47), il n'innove guère et son loup reste fondamentalement marqué du caractère "mauvais" que lui avait donné ses prédécesseurs, métaphore de la cruauté humaine sauf dans deux fables, "Le loup, la louve et les louveteaux" (30e) et "La Fille et le loup" (47e). Dans la première, si le fabuliste commence par évoquer le cliché attaché au loup "le loup, l'horrible loup qui fait peur aux petits enfants / Le loup maigre et cruel qui guette,/ Assassin précis l'innocent", c'est pour développer sur 23 vers une vie familiale harmonieuse où le père nourrit sa famille, où le couple se réjouit de l'appétit de ses enfants. Il y oppose l'acharnement des hommes à les détruire sur 9 vers, pour conclure sur une vision pessimiste des rapports entre vivants : "Un monde d'innocents se tue et se torture." Dans la seconde, il reprend l'argument du ballet qu'il avait écrit en collaboration avec Georges Neveux (musique de Dutilleux, chorégraphie de Roland Petit, 1953) de la jeune fille tombant amoureuse du loup, où le loup et la jeune fille apparaissent comme deux marginaux seuls capables de noblesse dans un univers de grossière bassesse.





A lire
: une passionnante conférence de Michel Martin-Sisteron, "L’animal et l'homme, l'étonnante aventure de la fable animalière", 7 décembre 2006.



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