Le Docteur Faustus, Thomas Mann, 1947/1950

coquillage


Le Docteur Faustus est un roman de Thomas Mann rédigé durant son exil en Californie (USA) entre 1943 et 1945. Il a été publié en allemand, en 1947, à Stockholm où son éditeur Fischer avait émigré. Son titre original complet est Doktor Faustus. Das Leben des deutschen Tonsetzers Adrian Leverkühn, erzählt von einem Freunde. Il a été ensuite traduit en anglais et publié en 1949, puis en français par Louise Servicen et publié par Albin Michel en 1950. Le titre s'est contenté de "Le Docteur Faustus", mais la page de faux-titre a repris comme sous-titre le reste du titre allemand  "La vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un ami."







Thomas Mann

Thomas Mann (date et auteur inconnu)

L'écrivain

     Il est né le 6 juin 1875, à Lübeck,  dans une famille de la grande bourgeoisie locale. Son père est un riche négociant en grains. Sa mère, d'origine germano-brésilienne, appartient aussi au monde du commerce. Il a un frère aîné, Heinrich (né en 1871) qui deviendra lui-même écrivain. Trois autres enfants agrandiront la famille, Julia (1877), Carla (1881), Karl (1890).
En 1891, le père meurt et, l'année suivante, la famille (moins Thomas qui continue ses études en pension) part s'installer à Munich. Thomas les rejoindra en 1894 après des études qui n'ont, semble-t-il, rien eu de brillant. Il va travailler un temps dans une compagnie d'assurance, mais ce qui lui importe vraiment c'est d'écrire. Avec Heinrich, il fait un voyage en Italie en 1896, ou plus exactement un séjour qui va avoir des conséquences importantes. C'est à ce moment-là qu'il commence une première oeuvre qui le fera reconnaître comme l'une des grandes voix allemandes, Les Buddenbrooks, l'histoire de la grandeur et de la décadence d'une famille de négociants de Lübeck. Le roman sera publié en 1901. L'Italie fera encore retour dans Le Docteur Faustus de 1947 où il prêtera à son héros une expérience identique à la sienne, y compris le séjour à Palestrina.
     De retour à Munich, le jeune homme lit et écrit. Après la publication des Buddenbrooks, il publie Tonio Kröger en 1903. Il se marie en 1905 avec Katharina (Katia) Pringsheim, fille d'un mathématicien. Elle-même a fait des études de physique et de mathématique. Le couple aura six enfants (Erika, 1905, Klaus, 1906, Golo, 1909 qui deviendra historien, Monika, 1910, Elisabeth, 1918 et Michael, 1919). Arrive la guerre. Thomas Mann, à l'encontre de son frère Heinrich, se sent germain jusqu'au tréfond de l'âme. Il lui faudra du temps pour s'apercevoir des routes inquiétantes que prend le nationalisme allemand, mais dans les années vingt, c'est chose faite, ses enfants auront été plus rapides que lui. En 1912, il a publié Mort à Venise. Puis Katia est soupçonnée d'avoir la tuberculose (une erreur de diagnostic en fait) et va faire un long séjour à Davos (Suisse). Ce séjour alimente La Montagne magique publiée en 1924. Mann, toutefois, n'est pas uniquement un brillant romancier, c'est aussi un essayiste qui consacre de nombreuses études à la littérature, tout autant qu'à la musique. En 1929, il reçoit le prix Nobel.
     Lorsqu'Hitler devient chancelier en 1933, toute la famille Mann s'exile. En 1936, ils sont tous déchus de la nationalité allemande. En 1938, Thomas Mann et son épouse émigrent aux Etats Unis et, en 1941, ils s'installeront en Californie. Ils y retrouveront d'autres exilés, Adorno, Brecht et d'autres. Les années trente, outre le combat anti-nazi, sont consacrées à la rédaction de Joseph et ses frères, roman en quatre volumes dont le premier est publié en 1933 et le dernier en 1943. Il s'attaque ensuite au Docteur Faustus.
Ils ne reviendront en Europe qu'en 1952 pour s'installer en Suisse, près de Zurich. Thomas Mann meurt le 12 août 1952 en laissant inachevé son dernier roman, Les Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull, dont une partie a été publiée en 1954.






la bibliothèque de Pacific Palisades

Le bureau de Mann dans sa maison de Pacific Palisades (Californie)

Le roman

     Mann assure qu'il en aurait eu la première idée aux alentours de 1901. Ce n'est pas exclu, en effet, car l'interrogation sur le "génie", ses liens avec la "maladie", étaient dans l'esprit de la fin du XIXe siècle. Il suffit de penser à Max Nordeau et aux thèses qu'il défend dans Dégénérescence (publié en allemand en 1893 et aussitôt traduit en français, 1894). Dans le roman, le diable, en effet, explique à l'artiste qui va se damner qu'il est "le frère du criminel et du dément", tout comme, d'une certaine manière, l'affirmait Nordeau qui, outre les écrivains français qu'il stigmatisait, se penchait sur les cas de Nietzsche et de Wagner dont les oeuvres ont beaucoup compté dans la trajectoire de Mann.
Toutefois, le roman ne prend forme que dans les années quarante. C'est un énorme roman (il se déploie sur 47 chapitres, mais avec 3 chapitres 34, ce qui fait un total de 49 chapitres et un épilogue), souvent déconcertant, mais qui, contrairement à l'avis de maints critiques (Français, en particulier), n'a rien d'ennuyeux, même pour ceux qui n'ont aucune connaissance musicale quoique la musique y occupe une place de choix, entre analyse d'oeuvres existantes et invention d'oeuvres inexistantes hors le papier, puisque son personnage principal en est un compositeur, Adrian Leverkühn.
     Le titre l'insère dans une tradition dont Goethe a été le héraut le plus majestueux : celle de ce personnage de la fin du XVIe siècle, créature de désirs sans fin que ses aspirations conduisent à signer un pacte avec le diable : savoir et jouissance durant sa vie en échange de son âme. Dans les livres anonymes dont il est le héros, comme dans la pièce de Marlowe, il est pour cela damné sans appel. Goethe va ouvrir la voie à une série de réécritures où l'amour finit par le rédimer.
Mais avec Mann, tout est toujours plus complexe. Certes, la légende imprègne le roman. Et elle l'imprègne à deux niveaux, celui de la vie d'un artiste, sujet même du récit entrepris par le narrateur, et celui d'un pays, l'Allemagne (le sous-titre le souligne d'emblée en précisant "compositeur allemand"), qui a, lui aussi, pactisé avec le diable et est en train de découvrir sa damnation et sa plongée irrémédiable en enfer puisque le narrateur entreprend son récit en 1943 (le 27 mai, précise-t-il), moment où les Soviétiques changent le cours de la guerre sur le front de l'est (Stalingrad, février 1943), où les Alliés planifient le futur débarquement, et l'achève en 1945 après la reddition de l'Allemagne (8 mai 45) : "L'Allemagne est libre, dans la mesure où on peut appeler libre un pays anéanti et mis sous tutelle". Si l'on admet que le "pacte" est signé avec la création du Parti National-Socialiste, en 1920, sa durée est bien celle donnée par Méphistophélés à Faust, 24 ans avant que le paiement en soit réclamé, autrement dit 1944 avec le débarquement des alliés en Normandie, ouverture des portes de l'enfer.


Mais la légende n'est pas seule en cause. L'interrogation sur l'art, les activités artistiques, ses liens avec la morbidité ne sont pas nouveaux dans l'oeuvre de Mann mais sans doute poussées ici, à leur paroxysme. Le tissage romanesque s'opère aussi à partir des lectures et des réflexions accumulées, des expériences de l'auteur lui-même (par exemple, son voyage en Italie en 1896 ou le suicide de sa jeune soeur, Clara, en 1910), ses rencontres diverses, à la fois passées et contemporaines de l'écriture du roman, les discussions avec Adorno et Schönberg sur la musique ; ce dernier, à la fin, sera fort fâché de sa contribution, se "reconnaissant" (maladie répandue chez les lecteurs) dans le personnage de Leverkühn et détestant l'idée qu'on ait fait de lui un malade. Sans doute, Mann s'est-il inspiré aussi d'un autre musicien, Josef Matthias Hauer (1883-1959) qu'il n'a pas crédité comme il le fait pour Schönberg dès la deuxième édition du roman pour ne pas irriter davantage ce dernier, dira-t-il. Dans tous les cas, son idée était bel et bien d'inventer un personnage, non d'écrire un roman à clés.
Le roman s'ouvre sur une épigraphe en italien, les huit premiers vers empruntés au Chant II de L'Enfer de Dante où le poète se sent démuni face aux périls de la tâche qu'il entreprend et en appelle à la Muse et à la mémoire. Par ailleurs, Adrian Leverkühn, à ses débuts mettra en musique certains textes de la Divine Comédie.




Les personnages :

Le narrateur ("l'ami" du sous-titre) se présente dès le 2e chapitre : "Je me nomme Serenus Zeitblom, docteur en philosophie", longtemps professeur de lycée. Il est né en 1883 (il a donc 60 ans au moment où il entreprend son ouvrage) et, avant ses études de philosophie, a commencé par la philologie. Il est catholique dans un monde à dominante luthérienne. C'est un homme rangé, marié (son épouse se nomme Hélène, jeu et clin d'oeil avec le Faust de Goethe), père de trois enfants dont deux fils nazis. Il a grandi aux côtés de son héros, et le mot n'est pas trop fort tant les sentiments qu'il porte à son ami sont intenses, tout à la fois d'admiration et de crainte aussi devant quelqu'un qu'il ne comprend guère. Son nom est programmatique : "Serenus", le prénom, où l'on entend "serein", autrement dit l'état de qui, par sa sagesse et son expérience (dit le dictionnaire), ne se laisse pas troubler par les événements, susceptible de juger et d'évaluer en toute indépendance d'esprit, ce qui n'est pas toujours le cas ; le patronyme, "Zeitblom" accole le mot "Zeit", le temps et le mot "Blom" qui, dans le dialecte frison, désigne la fleur. Si l'on considère que le personnage se veut "humaniste", il est à la fois celui qui est l'aboutissement du temps, sa floraison, accumulant en lui les savoirs dont il est l'héritier et celui qui a vocation à rassembler les temps, et donc tout indiqué pour écrire une biographie. L'histoire est donc racontée à partir d'une subjectivité qui rattache le destin peu commun de son ami musicien et celui de son pays dans lequel il ne se reconnaît plus : "Notre temps, dis-je, incline à rejoindre ces époques lointaines et renouvelle avec enthouiasme des actes symboliques, sinistres et offensants pour l'esprit moderne, tels les autodafés et autres manifestations que je préfère passer sous silence" (chap. 6), comme il avait déjà signalé dans le 2e chapitre avoir démissionné de son poste d'enseignant pour n'avoir "jamais pu approuver entièrement notre Fürher et ses paladins sur la question juive et son traitement". Ainsi chaque chapitre contient-il des annotations et réflexions sur le drame qui s'est joué en Allemagne depuis 1933 et qui est en train de se dénouer tragiquement pour le pays et ses habitants.
     Le projet de la biographie (Adrian est mort fou en 1940) est dicté selon Zeitblom par "une impulsion du coeur". Le fait est qu'à la lecture, le lecteur découvre l'amour profond du biographe pour son sujet qui anime la volonté de le faire revivre par les mots (il le dit lui-même à l'orée de son récit : "je l'ai aimé —avec épouvante et tendresse, avec une piété et une admiration dévouées, sans trop m'interroger quant à la réciprocité de mon sentiment" chap. 1), mais aussi peut-être celle de s'approprier, en quelque sorte, celui qui n'a jamais vraiment répondu à cet amour, se contentant, comme il le fait d'ailleurs avec d'autres, de se laisser aimer et admirer.



papillon

Hetaera Esmeralda (chap. 17) : le papillon sud-amériacin que le personnage associe à la jeune femme fascinante et dangereuse qui marque son entrée dans le pacte.
Papillon découvert avec son père, dans son enfance : "Un de ces papillons, à la nudité diaphane, [...] s'appelle Hetaera Esmeralda. Une tache sombre, violette ou rose, ponctue ses ailes, et seule visible en plein vol, lui donne l'aspect d'un pétale au vent." (chap. 3)





Durer
Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Melancolia
, Dürer, gravure 1514
La gravure montre le carré magique, au mur, sous la cloche, tel qu'Adrian l'a reproduit et fixé au mur de sa chambre (chap. 12)

Adrian Leverkühn : le personnage biographié. il est né au printemps 1885 dans une famille de paysans aisés dont le père était féru de sciences naturelles. Il fera des études de théologie avant de se tourner définitivement vers la musique. Bien que son biographe ait grandi avec lui, étudié ensuite avec lui, le personnage est toujours vu dans une certaine distance. Ainsi, le lecteur ne saura rien de son apparence physique, sinon qu'il ressemble à sa mère (laquelle n'est pas vraiment décrite non plus) et que ses yeux sont "bleu-gris-vert ombré, pailleté d'un reflet métallique avec un cerne couleur de rouille autour de la pupille", pas davantage la réalité de ses pensées ou aspirations. Il est pourtant d'une présence particulièrement forte quoique évanescente. Le romancier l'a construit de divers éléments, certains empruntés à la biographie de Nietzsche (en particulier l'anecdote de la maison close rapportée par Paul Deussen et celle de la démence finale), d'autres à celle de Tchaïkovski (la "Mécène" invisible avec laquelle correspond Adrian), sans négliger l'invention du dodécaphonisme qu'il hérite à la fois de Schönberg et de Hauer. Mais comme son biographe, il est aussi porteur des interrogations de son créateur. Si Zeitblom hérite des caractères "bourgeois" de Mann, mesure, rationnalité, culture, Leverkühn porte, lui, tous les caractères de la démesure, de l'élan vers le nouveau, de la fascination de la mort, peut-être aussi tout le poids de solitude intérieure de celui qui fait passer son oeuvre avant tout, les autres et lui-même compris. Le "pacte avec le diable" peut ici être entendu comme un symbole, ce qui le retranche de l'humanité ordinaire, incapable d'amour ou n'aimant que ce qu'il va perdre, la jeune Marie Godeau (jeune femme française décoratrice de théâtre) qui lui préfèrera un homme plus ordinaire ou son neveu Nepomuk, fils de sa soeur, enlevé, tout enfant —il a 7 ans— par une méningite. Du pacte, il est question à deux reprises, au centre du récit (chapitre 25) lorsque se produit la rencontre avec celui qui n'aura pas de nom, et à la fin lorsque le musicien réunit un auditoire de connaissances pour avouer l'origine de ses oeuvres.
Aux yeux de son biographe, il est dès l'enfance d'une intelligence extrême et d'un orgueil qui l'est tout autant. Cette intelligence est, toutefois, une manière de frein à la créativité que l'intervention diabolique va transformer. Si Adrian a déjà créé avant cette rencontre, ensuite, les oeuvres de plus en plus complexes vont se succéder jusqu'à la dernière, "Le Chant de douleur du Docteur Faustus" (qui aurait pu être traduit par "Déploration" plus proche de l'atmosphère générale du roman) après quoi le musicien sombre dans une folie (en 1930) qui le conduit à l'hébètement et à la mort (en 1940) dans la maison natale où le veille sa mère.
Solitaire, encore que très entouré à la fois par des amis (dont fait partie Zeitblom, le seul à le tutoyer et à l'être, le seul aussi à l'appeler par son prénom bien que ce ne soit pas réciproque) et par des femmes dévouées et/ou profondément admiratives, comme sa logeuse Madame Schweigestill (dont le nom renvoie doublement au silence) et dont le maître mot est "compréhension", ses deux amies munichoises, Cunégonde Rosenstiel et Meta Nackedey, ou Madame de Tolna, grande dame hongroise, mécène généreuse et invisible et c'est à son propos qu'un éditeur, venu rendre visite à Leverkühn dans sa retraite, parle de "la sphère de l'amour et de la foi, en un mot, de l'éternel féminin" (chap. 36). Rappel (sous-tendu d'un rien d'ironie) du Faust de Goethe.


Le diable: la figure est éminemment fascinante et trouble, comme il se doit. Comme nombre d'éléments du roman, il apparaît comme un "thème" (Mann créditait Wagner de la construction de son oeuvre et le narrateur fait souvent référence aux oeuvres de son ami musicien pour y mesurer sa rédaction), discret plus souvent qu'éclatant. Le caractère médiéval finissant de Kaisersaschen (ville où le narrateur et son héros ont passé une grande partie de leur jeunesse) en est imprégné. Les cours de théologie, que suit Adrian, à Halle (dont l'université a fusionné avec celle de Wittemberg, haut lieu de la Réforme), lui donnent une présence plus forte avec ses deux professeurs, Kumpf au "style parlé pittoresque et archaïque", voyant dans le diable une "réalité complémentaire de Dieu", et Schleppfuss qui semble avoir puisé toute sa théologie dans le Malleum maleficarum (Le Marteau des sorcières, 1486), d'Institoris et Sprenger, les deux inquisiteurs du XVe siècle, en particulier le danger, la perdition que représente le féminin.
Et il apparaît enfin, tel qu'en lui-même, créature ironique et changeante, au chapitre 25 où, après un certain nombre d'aternoiements, le narrateur retranscrit un document légué par Adrian, une partition sur laquelle il a rapporté sa rencontre avec le diable sous forme de dialogue entre "Moi" et "lui". Deux éléments apparaissent propre à Mann dans cette réécriture de Faust : la présence du diable se manifeste par un froid polaire (qu'il justifie avec un certain réalisme non dépourvu d'humour "Comment, sinon, pourrais-je résister et trouver habitable le lieu où j'habite ?"), et il refuse de fournir un nom, considérant que son interlocuteur en a une quantité à sa disposition, en reprenant ceux que diffusait le professeur Kumpf dont il emprunte les manières de s'exprimer (y compris les jurons) avant de se transformer en intellectuel musicologue, puis en retrouvant les traits de Schleppfuss, pour finalement redevenir ce qu'il était au début, une figure de voyou. Mais il est, dans le même temps, un fort habile orateur et un excellent musicologue.
Notons aussi que le personnage qui entraîne Leverkühn dans une maison close, le jour de son arrivée à Leipzig, ressemble aussi à Schleppfuss dont le nom lui-même (traîne-pied, traîne-la-jambe, note de L. Servicen) renvoie aux représentations traditionnelles du diable. Depuis Lesage, tout le monde sait que le diable est boîteux.
Plus le temps passe et plus les oeuvres d'Adrian s'accumulent, plus le personnage sent la présence de l'Autre dans son existence jusqu'à le faire exploser de haine à son encontre lors de la mort de son neveu. Mais si lui avait peu conscience de cette emprise avant que ne s'approche la fin, son biographe n'a cessé de la noter, d'abord dans les sentiments d'effroi que provoquent en lui l'orgueil (l'arrogance même), les facilités de son ami et surtout, le regard ironique générateur de rire qui est, proprement, la marque diabolique. Dans l'esprit de Zeitblom le rire traduit cet "esprit qui toujours nie", définition même de Satan. Le rire de Leverkühn, comme plus tard celui de son ami Rüdiger Schildknapp, dont Zeitblom s'avoue jaloux, est un décapant de certitudes. Mais Zeitblom n'est pas le seul à avoir décelé dans le jeune Leverkühn quelque chose de suspect, et le directeur du lycée, quand il le quitte, le met en garde contre ses qualités mêmes qui font de lui un " de ceux qui ont toutes les raisons de se garder de ses embûches", à entendre les embûches de celui qu'il nomme "l'Adversaire", "l'hôte maléfique" "le lion rugissant qui rôde et qui dévore" (chap. 10).
Dans sa confession finale (chap. 47), avant de sombrer dans la démence, Leverkühn remémorera, dans un allemand aussi rustique que celui de Kumpf, toutes les étapes de la possession "pour acquérir la gloire de ce monde". En réalité, le pacte portait sur le génie créatif payé de l'incapacité d'aimer. Cette idée d'un "pacte" subordonnant la créativité à la solitude se retrouve chez Karen Blixen qui l'a, peut-être, formulée à partir de ce roman de Mann. Sans doute le fait qu'elle soit, comme le héros du roman, née en 1885, a peut-être aussi joué.



Les autres personnages

     Ils sont très nombreux mais un certain nombre joue un rôle plus important que d'autres du point de vue du biographe qui s'attarde sur eux.
Nikolaus Leverkühn : oncle d'Adrian, frère de son père, veuf sans enfant, qui est luthier, lui-même musicien et possède un magasin d'instruments de musique à Kaisersaschern. C'est chez lui que le jeune Adrian qu'il a accueilli le temps de ses études secondaires va faire ses premiers essais au piano ; c'est lui qui va le confier à un de ses amis pour lui faire suivre des cours de musique.
Wendell Kretzschmar : jeune organiste de 25 ans lorsqu'il prend en charge Adrian qui en a 15, il est l'ami de l'oncle, et bégaie. Non seulement il va lui faire découvrir la musique et son histoire, mais le guider dans ses premiers essais de composition. Il va aussi lui donner accès à la littérature, considérant que la musique sans "les autre formes de la pensée et de la culture " était "une spécialisation rabougrissante du point de vue humain." L'enthousiasme, les savoirs et le goût de la comparaison jouent un rôle essentiel dans la formation d'Adrian. Il a la certitude, depuis le début, qu'Adrian a l'étoffe d'un grand musicien capable de rénover cet art.
Rüdiger Schildknapp : rencontré à Leipzig, où il arrive en 1905. Il est poète et traducteur de l'anglais (et Zeitblom lui reconnaît un grand talent — chap. 20) et il partage avec Adrian un sens de l'humour qui s'épanouit souvent en rires. C'est avec lui que le musicien fait son voyage en Italie, et il est avec lui à Palestrina l'année où le Malin vient préciser les termes du contrat passé bien des années auparavant. Il est toutefois absent lors de cette entrevue, comme il sera absent lors de la confession. Comme il est souvent absent lorsque sa présence est nécessaire, là encore son nom ("maigre bouclier") est programmatique. Autrement dit, il y a en lui quelque chose qui l'apparente au diable.
Rudof Schwerdtfeger : violoniste connu à Munich qui poursuit longtemps Adrian de ses assiduités et finit par obtenir de lui une composition, un concerto pour violon (en 1924 — chap. 28) dans lequel il va particulièrement briller, puis devient son ami, au point de le tutoyer et l'appeler par son prénom. Adrian, dans sa confession, avouera l'avoir aimé, pensant que l'interdit diabolique  (ne pas aimer) ne pouvait s'appliquer à un être non féminin.


David Levine

caricature de Thomas Mann, David Levine (1926-2009), 1975.


     Le roman est une admirable construction dont tous les fils restent tendus du début jusqu'à la fin. Ainsi les papillons découverts dans l'album du père avec leur séduction, tout autant que leur capacité à se faire passer pour autres qu'ils ne sont, se retrouvent dans la vision des pensionnaires du bordel (chap. 16) où s'égare Adrian le jour de son arrivée à Leipzig, pour devenir le nom de sa "chute" (selon le vocabulaire de ses années de théologie). De fait, le nom du papillon renvoie doublement à la "chute" : "hetaera" forme latine de l'hétaïre grecque désigne une prostituée et "esmeralda" c'est l'émeraude qui était, dans l'univers médiéval (qui imprègne personnages et atmosphère du roman) associée à l'enfer. Il est associé à la séduction, à la sexualité et à ses risques, en l'occurrence la syphilis, fléau du temps, inguérissable alors.
D'autres exemples de ces thèmes, esquissés une première fois, repris, amplifiés, assourdis, comme signalé à propos du diable, ne mettent pas seulement en évidence la construction musicale de l'oeuvre mais encore incitent le lecteur à s'interroger sur le poids de l'imaginaire dans les destinées d'un individu aussi bien que d'un peuple.
      A première vue, en effet, le contraste est grand entre le présent (temps de la rédaction de la biographie) aussi bien dans ses productions musicales, celles de Leverkühn, depuis ses premiers "Lieders" (Verlaine, Blake, Brentano) des années de Leipzig (entre 1906 et 1910) jusqu'au Chant de douleur du docteur Faustus (1930) en passant par l'Apocalypsis Cum Figuris (1919), l'invention du dodécaphonisme, que dans ses réalités socio-économiques et la guerre avec ses machines meurtrières (sous marins, bombardiers, etc.) et l'atmosphère générale imprégnée à la fois du caractère médiéval tardif de la Réforme et du Romantisme marqué de l'opposition entre "bourgeois" et "artiste" (toujours "maudit" et "incompris") où baigne le récit.
Pourtant, il semble que le roman nous entraîne vers ce constat : il est impossible d'échapper au passé puisqu'il nous a modelé. C'est un constat que fait Leverkühn lui-même au moment où il va définitivement se tourner vers la musique malgré la profonde inquiétude où ce choix le jette et qu'il confie à Zeitblom : "Les manifestations les plus intéressantes de la vie [...] ont sans doute toujours ce double visage de passé et d'avenir, elles sont probablement toujours progressives et régressives à la fois. Elles décèlent l'ambiguïté de la vie même" (chap. 22) N'affirmera-t-il pas aussi que "la musique est l'ambiguïté érigée en système". Reste à savoir ce qui sera fait de ce passé. Absorbé sans réflexion, il conduit à la répétition, à la régression dans le pire le plus souvent, comme le prouve le nazisme dans son exaltation d'une "germanité" sans filtre, ou sera-t-il un tremplin pour l'invention, le progrès, ce vers quoi tendent tous les efforts de Leverkühn avec tous les risques que cela comporte aussi, le compositeur s'y épuisant et s'y engloutissant.





A lire
: une conférence de Jean Picano, en 2008, consacrée à l'oeuvre de Thomas Mann.
A écouter : sur France Culture, dans Les Chemins de la philosophie, série "Cinq lectures pour votre été", consacrée au roman, le 27 juin 2018.
une conférence de Serge Nigg qui explicite fort clairement la progression de Leverkühn dans sa maîtrise musicale, sur Canal Académie, le 26 avril 2006.



Accueil               Ecrivains d'ailleurs