Questions de littérature légale, Charles Nodier, 1812 et 1828

coquillage



caricature de Nodier

Charles Nodier, série "Panthéon charivarique", dessin de Benjamin Roubaud, Le Charivari, 23 avril 1842.

Le quatrain d'accompagnement :
Ne pouvant de Nodier montrer l'esprit qui brille,
Nous l'avons fait lisant un bouquin adoré:
Et si de bons auteurs nous l'avons entouré,
C'est qu'il aime vivre en famille.


Un curieux destin éditorial

     Voilà un livre dont la destinée est curieuse. En deux cents ans, il n'a connu que quatre éditions et n'a, cependant, jamais cessé d'être une référence pendant toute cette durée. Il ne peut être question de plagiat (et il en est souvent question !) sans que Nodier soit appelé, comme "expert".
1812 : une petite brochure (118 p.) est publiée à Paris, sans nom d'auteur. Son dédicataire est tout aussi anonyme.
Le livre est composé d'une dédicace (signée E. de N.), d'une table des matières, d'une liste de noms d'oeuvres et d'auteurs cités, puis de 23 "paragraphes" (dixit la table des matières), qui explorent les divers aspects de ce que le sous-titre annonce "Du plagiat, de la supposition d'auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres". Ce sous-titre est complété alors par "Ouvrage qui peut servir de suite au Dictionnaire des Anonymes et à toutes les bibliographies".
Le Dictionnaire des ouvrages Anonymes et Pseudonymes est un ensemble de quatre volumes publié par Antoine-Alexandre Barbier entre 1806 et 1809, catalogue d'écrits auxquels sont rendus les noms de leurs auteurs qu'ils soient masqués par l'anonymat ou des pseudonymes, aussi bien que ceux de leurs traducteurs. Ouvrage savant destiné aux spécialistes du livre.
La brochure de Nodier se clôt sur 29 p. de notes (pp. 99-118) fournissant les preuves des "plagiats" énoncés dans le texte.
1828 : sous le même titre, l'ouvrage paraît avec le nom de l'auteur, suivi de tous ses titres, à Paris. Il est composé de la même manière mais précédé d'un Avertissement. Comme l'auteur, le dédicataire perd son anonymat, le livre est dédié à Charles Weiss.
C'est un ami de jeunesse de Nodier (ils se sont connus en 1896) qui a lui aussi participé aux impertinences de la Société des Philarètes, à la fin des années 1790. En 1812, Charles Weiss est conservateur administrateur de la bibliothèque de Besançon, où il a été nommé en 1811, date que cette édition ajoute en épigraphe à la dédicace. Il le restera jusqu'à sa mort, en 1866. Comme la référence à Barbier dans la première édition, la dédicace à Charles Weiss dont les travaux érudits sont connus, classe l'oeuvre de Nodier dans les ouvrages savants, plutôt destinés aux spécialistes.
L'Avertissement contient des informations sur les conditions de rédaction de la première édition, bien sujettes à caution. On peut, en effet, mettre en doute le non accès aux livres de la première édition : Nodier venait de donner à Dole un cours de littérature en 1808 et 1809, puis avait passé deux ans à travailler, à Amiens, pour Sir Herbert Croft,  écrivain et érudit. Sans doute disposait-il de notes même si le livre a peut-être été rédigé à Quintigny, petit village du Jura, dans une propriété de sa belle-famille, en 1811, l'année même où naît sa fille Marie, où il est, de fait, bien probable que le livre était une rareté. Il est, en outre, assez au fait des nouveautés éditoriales pour citer le dictionnaire de Barbier. Référence qui disparaît ici, sans doute parce que les titres de l'auteur et ceux, implicites, du dédicataire, suffisent à garantir le sérieux de l'oeuvre.


Par ailleurs, dire de sa jeunesse qu'elle est celle d' "un infortuné qui a passé les plus belles années de sa vie au cachot [36 jours à Ste Pélagie], ou, ce qui  est bien pis, à fuir les cachots sous les intempéries du ciel, et à travers les rigueurs et les dédains des hommes" (quelques mois de vagabondage dans le Jura et, en compensation, nombre de protections liées aux amitiés de son père), est un peu excessif.
Chez Nodier le fantasme et la réalité se confondent souvent et il n'est sans doute pas mauvais de se construire un ethos d'opposant à l'Empire, persécuté qui plus est, tout autant que celui d'un véritable érudit quand on a sans doute très envie d'un fauteuil à l'Académie ; Nodier, en effet, y songe depuis 1826. Il finira par y parvenir, en 1833. Et il n'est pas exclu que ce "roman personnel" ne soit devenu, au fil du temps, une sorte de vérité émotionnelle, dont on retrouve les marques dans les textes de souvenirs donnés à la Revue de Paris à partir de 1829.
La page de titre annonce ce que va développer l'avertissement : qu'il s'agit d'une "seconde édition revue, corrigée et considérablement augmentée". Il y a maintenant 24 chapitres, le livre est passé à 228 p. Un appendice a été ajouté qui fournit une bibliographie relative à la questions du plagiat, et les notes "preuves" ont aussi augmenté.
L'édition suivante est celle de Droz, en 2003, procurée par M. ‎Jean-François Jeandillou. Edition savante, ce qui n'est pas un luxe puisque nombre de références de Nodier restent lettre morte pour le lecteur non spécialiste.
Enfin, en 2011, les éditions Payot / Rivages en fournissent une nouvelle édition, sans appareil critique, sans même la traduction des citations latines, comme si les lecteurs du XXIe siècle étaient encore des latinistes aussi compétents que les premiers lecteurs de Nodier, ce qui est loin d'être le cas.



La "Littérature légale" ou Le manuel du parfait petit truqueur

      Le titre, à lui seul, est une interrogation. Le court-circuit qu'introduit l'adjectif portant sur "littérature" et non sur "questions" a de quoi surprendre. Car, s'il est compréhensible de s'interroger sur les questions de droit que peut poser la publication d'un texte, il est plus difficile de définir ce qu'est une littérature "légale", conforme aux lois, mais lesquelles ? Et de fait, le texte hésite perpétuellement entre ce qui relève du droit — dans sa dédicace, Nodier parle de "délits dont l'exemple se renouvelle le plus souvent dans l'histoire littéraire"— et ce qui tombe plutôt sous le coup d'un jugement moral, de la déloyauté qu'il y a à s'approprier ce qui appartient à autrui.
Par là, la réflexion de l'écrivain s'inscrit dans un cadre plus vaste, celui de ce que nous définissons comme "propriété intellectuelle". La question n'est sans doute pas nouvelle, mais elle se pose avec acuité au cours du XVIIIe siècle, comme le montre, par exemple, la Lettre sur le commerce des livres, de Diderot (1763) et la création de la Société des auteurs par Beaumarchais, en 1777 ; au départ, il s'agit de protéger les dramaturges et ce sont eux, d'abord, que vise la première loi de 1791 ; mais en 1793 cette protection est étendue à tous les artistes, l'article 6 précisant que, pour en bénéficier, il faut avoir fait un dépôt de l'oeuvre à la Bibliothèque nationale.
A partir de là, l'oeuvre est protégée, mais de quoi exactement ? En 1811, un conflit éclate entre un libraire éditeur, Louis Prudhomme qui vient de publier un Dictionnaire universel historique de l'abbé Chaudon, et les frères Michaud, éditeurs d'une Biographie universelle que le premier les accuse d'avoir "plagiée". C'est pourtant la seconde qui connaîtra des rééditions au cours du siècle alors que la première tombe dans l'oubli. Il faut croire que les "plagieurs" étaient meilleurs que le "plagié".
     Rien n'est donc clair. Nodier va examiner tout ce qui entre dans la composition d'un livre depuis la phrase jusqu'au texte final, complet ; depuis le titre jusqu'au nom de l'auteur, celui de l'éditeur, jusqu'aux "trucs" destinés à donner un prix sur le marché à cet objet qu'est un livre.
Cette progression se fait en trois étapes : d'abord, le texte lui-même pour lequel la question dominante est celle du plagiat, enfin le livre qui peut être falsifié pour des questions de marché (la bibliophilie) et la partie qui fait la transition, celle de la supercherie : on peut "inventer" des textes, correspondant à un jeu (le pastiche) ou à une demande ou encore une attente, un désir, comme on peut inventer des livres, voire des manuscrits, pour les mêmes raisons.
     Les premiers chapitres (I-7) examinent tous les artifices permettant de faire passer pour "sien" le travail d'un autre. De l'imitation au vol pur et simple, tous les degrés d'appropriation de la parole d'autrui sont passés en revue.
     Les derniers chapitres (14-23) concernent, eux, ce que l'on pourrait appeler escroquerie, consistant généralement à faire passer un produit pour un autre. Il y a un marché du livre, voire du manuscrit  (la bibliophilie) sur lequel on peut falsifier les produits pour les vendre plus cher, et il est diverses manières de parvenir à ce résultat.
Faisant transition, il y a tout le domaine de la "supercherie" (8-14) qui, là encore, va du jeu au délit. Car s'inventer des pseudonymes, faire croire que son oeuvre est celle d'un autre, ne lèse pas vraiment le lecteur (pensons, par exemple à Gary / Ajar), alors que les ajouts et additifs non signalés dans un texte en en altérant le contenu, en faisant peut-être dire à l'auteur le contraire de ce qu'il se proposait d'énoncer est une tricherie dommageable, bien que Nodier assure, avec sa bonhomie habituelle, que cela peut, à l'occasion, être intéressant.



Carl Spitzweg

Carl  Spitzweg (1808-1885), Le Rat de bibliothèque, 1850 (Musée Georg Schäfer, Schweinfurt)


Le lecteur "innocent", si tant est qu'il y en ait, y découvre que sa confiance est bien mal placée, et que tout livre, même ceux de ses plus grandes admirations, est un réservoir de truquages. Là, il commence à s'amuser vraiment, pour peu qu'il partage avec Nodier une idée de la littérature plus ludique, plus généreuse que notre temps (le XXIe siècle) n'en est coutumier qui s'imagine, malgré l'Eclésiaste (ce qui n'est pas tout neuf) qu'il peut y avoir du nouveau sous le soleil. La "nouveauté" étant le plus souvent fille de l'ignorance.
Et Nodier lui-même a joué souvent de "supercheries", dont la plus complexe est sa participation à l'invention de Clotilde de Surville, supposée poétesse du XVe siècle dont les écrits auraient été découverts par l'un de ses descendants et dont il expose ici même, avec un plaisir évident, les rouages : "Il y a quelques années  [1826] qu'un homme plein de goût et de savoir, publia sous le nom de..." (chap. 8)




Londres 1940

Bibliothèque de Holland House, Kensington, Londres, après le bombardement du 27 septembre 1940.
Une des photographies les plus émouvantes qui soient, car, s'il est sans doute vrai qu'elle est une mise en scène, encore qu'après tout ces hommes étaient peut-être là pour évaluer les dommages subis par la bibliothèque, elle est, pour tout amoureux des livres, à la fois une image de souffrance et d'espoir.

De l'amour des livres

     Ce premier aspect du livre, ce caractère sérieux d'une nomenclature des formes particulières que peut prendre le plagiat aussi bien que le catalogue des diverses supercheries auxquelles peuvent se livrer auteurs, éditeurs, libraires, est indiscutable mais tout instructif qu'il soit, il nous semble que l'essentiel du texte est ailleurs.
Le plaisir le plus profond que partage le lecteur avec Nodier, c'est l'amour des livres. Passion constante chez Nodier. Avec toutes les contradictions et tous les paradoxes des passions : un amour dévorant qui, de temps à autre, se rebelle et en rejette tout, en vrac. Et Nodier vend deux fois sa bibliothèque ; la première fois, en 1827 ; la deuxième, en 1830, pour une raison essentielle, le mariage de sa fille ; comme l'écrit Dumas "Nodier aimait ses livres, mais il  adorait Marie." (Les Morts vont vite, 1861). La troisième bibliothèque sera vendue après sa mort, en 1844.
L'amour des livres est celui du bibliophile pour lequel le livre est d'abord un objet, beau et rare de préférence ; mais il est aussi celui du lecteur pour lequel le texte est essentiel.
      N'oublions pas non plus que Nodier vit avec les livres depuis toujours, ceux qu'il a lus, qu'il a collectionnés très tôt, ceux qu'il a écrit, ceux dont il s'est occupé en tant que bibliothécaire, d'abord à Besançon en 1797, puis à Laybach en 1813, enfin à Paris, à l'Arsenal à partir de 1824. Il est donc plus qu'un autre, sans doute, à même de savoir que les livres n'existent que les uns par rapport aux autres.
D'où le double fond du traité. A aligner les formes diverses de plagiat, Nodier donne une leçon d'écriture qui, grâce aux anecdotes et exemples, est aussi une leçon, souvent irrévérencieuse, de littérature. L'idéal une fois posé dès la préface, ne devrait s'imprimer que des "notions nouvelles et intéressantes", tout le monde doit en rabattre et se contenter du possible. Quelle forme prendra ce possible ? Celle de l'invention, de la création, autrement dit du roman, de la fiction, du mensonge intrinsèque à la nature même de la littérature, comme il l'écrit quelques années après, en 1830, dans "Du fantastique en littérature." publié dans la Revue de Paris. Et comme il n'y a pas de création ex nihilo, l'écrivain suivra le chemin de Montaigne "pillotant" son bien où il se trouve, abeille diligente dont tous les sucs se fondent en un miel au goût nouveau.


Shakespeare en fournit le modèle (n'oublions pas que Nodier est, sinon le prophète du romantisme, ce rôle ayant été dévolu à Chateaubriand par Gautier, du moins son éminence grise) qui a su bâtir des personnages inoubliables bien ancrés dans son temps, porteurs pourtant d'interrogations qui le débordent, et où il est possible de discerner en filigranes d'autres figures plus anciennes, Hamlet par exemple n'est pas sans rappeler Oreste.
Car la véritable question est celle du style, "Les maîtres du style approchent plus ou moins les uns des autres, mais ils ne se ressemblent pas." (chap. 12) et le style est le contraire du "procédé", c'est dire qu'il exclut la répétition, il est une construction personnelle, propre à chaque auteur, ce qui n'interdit pas l'inspiration au sens où la lecture de l'un peut engendrer l'autre. Sans Tristram Shandy de Sterne, pas de Jacques le Fataliste de Diderot et sans le même pas d'Histoire du roi de bohème et de ses sept châteaux de Nodier. Sont-ils des plagiats ? Certes non, mais ils en ont été "inspirés", ils en ont reçu le souffle.
Des livres au Livre, la filiation est inévitable. Quant aux véritables plagiaires, ou aux escrocs de la librairie, leur place n'est pas dans la littérature.
Il est bon de redécouvrir ce petit texte de Nodier qui donne autant à s'amuser qu'à réfléchir, à réfléchir en s'amusant, en faisant la part du discours attendu "comme c'est laid de plagier !" et celui qui court tout du long : "mais comme c'est amusant !"
Sainte-Beuve, dans son article consacré à Nodier en mai 1840, dans la Revue des deux Mondes, en écrit : "[...] c'est proprement les Quatre-mendians* de la littérature ; on passe des heures musardes à y grappiller sans besoin, à y ronger avec délices. Il a poussé en ce sens le Bayle et le Montaigne à leurs extrêmes conséquences ; ce ne sont plus que miettes friandes." (Les Quatres-mendiants sont un dessert provençal composé d'amandes, figues, raisins secs et noix dont le nom provient des ordres religieux, tous ayant fait voeu de pauvreté, qu'ils représentent)





A découvrir
: le travail du relieur préféré de Nodier, Joseph Thouvenin.
A lire : le texte de Nodier sur archive.org dans l'édition de 1828
une étude d'Herman Hofer, Le(s) livre(s) de/chez Charles Nodier, 1984.
Les deux articles que consacre Anatole France au plagiat dans Le Temps, les 4 et 11 janvier 1891,  et repris dans La Vie Littéraire, quatrième série, Calmann Lévy, 1892, sous le surtitre "Apologie pour le plagiat".



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