L'Affaire
Saint-Fiacre, Georges Simenon, 1932
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Le dossier "roman policier" de ce site contient : 1. Un essai de définition - 2. Une présentation de Chandler et du Grand sommeil, 1939 (traduit par Boris Vian, 1948) - 3. Une présentation de Et on tuera tous les affreux, Vian, 1948 - 4. Une biographie de Simenon - 5. une présentation de Assassins et poètes, Van Gulik, 1968 - 6. Camilleri, La Forme de l'eau, 1994- |
Roman policier
insolite que celui-là et, pour cette raison peut-être, plus qu'un autre
propice à saisir les particularités des oeuvres "policières" de Simenon qui
s'inscrivent, dans les années trente du XXe siècle, dans un
genre déjà
constitué et auquel la thèse de doctorat de Régis Messac, soutenue en
Sorbonne en décembre 1929, et publiée chez Honoré Champion, a, d'une certaine manière, conféré droit de
cité en littérature. C'est le 13e volume des enquêtes du commissaire Maigret publié dans la collection que Fayard a prévue à cet effet, et qui en comprendra 19, publiés entre 1932 et 1934. Un roman policierLe roman se déroule sur 11 chapitres, tous titrés. Il contient les ingrédients attendus d'une oeuvre de ce genre.Un enquêteur, bien connu des lecteurs, le commissaire Maigret, présenté comme tel dès le premier chapitre et dont la présence, dans une auberge de campagne, est expliquée d'emblée par l'existence d' "un papier épinglé d'un papillon administratif qui portait la mention : Police municipale de Moulins
Transmis à toutes fins utiles à la police judiciaire de Paris."
Le papillon accompagne une lettre anonyme annonçant un meurtre,
deuxième ingrédient essentiel du récit policier. Meurtre mystérieux
puisqu'il doit s'accomplir dans l'église de Saint-Fiacre (nom du
village), lors de la première messe du "Jour des morts", c'est-à-dire
le 2 novembre, lendemain de la Toussaint, et que le lecteur, comme le
commissaire, ignore qui va le commettre et à l'encontre de qui.Quelqu'un meurt, en effet, au cours de la messe : meurtre ou mort naturelle ? première interrogation. L'enquête va résoudre cette première énigme pour déboucher sur la seconde. Le cadre est fort semblable à celui des romans d'Agatha Christie, puisqu'il s'agit d'un espace restreint, celui d'un très petit village (le "hameau" de Saint-Fiacre) où les suspects sont donc fort peu nombreux et peuvent, et vont, être rassemblés en un même lieu pour dévoiler le fin mot de l'histoire, procédé typique des romans d'énigmes anglais. Les déplacements s'en trouvent réduits et se font entre les trois pôles de la vie villageoise : le château, l'église et l'auberge. Le château où vivait la victime, l'église où elle est morte, l'auberge où s'est installé Maigret et dont le confort est plus que précaire : une chambre soupente, sans chauffage (le plancher est "glacial", la porte ferme "à l'aide d'une ficelle enroulée à deux clous"), sans électricité ("La bougie n'en avait plus que pour quelques minutes à vivre", "En bas, c'était éclairé au pétrole"). Une temporalité qui est celle de la crise, brève, deux jours : le premier jour (le 2 novembre) s'étend des chapitres I à IV ; le deuxième sur les chapitres V à X ; le dernier chapitre (le matin du 4 novembre) joue le rôle d'un épilogue puisque la solution de l'énigme a été fournie dans le chapitre X, il termine l'histoire au matin du troisième jour, là où elle a commencé, dans l'église. |
Première de couverture du roman lors de son édition, février 1932, dans la collection prévue à cet effet. Couverture composée d'une photographie en noir et blanc (une nouveauté alors), comme toutes celles de la collection, projet proposé par Simenon à Fayard qui l'a adopté. |
Le château de Paray-le-Frésil, propriété du Marquis de Tracy dans les années 1920, modèle du château de Saint Fiacre. |
Le livre des mortsCe récit qui commence par une mort et se termine par un enterrement, qui se noue et se dénoue entre les 2 et 3 novembre, c'est-à-dire lors de la visite rituelle des familles catholiques dans les cimetières, en fait une histoire propice à l'évocation de toutes les morts, des pertes sans retour, réelles, mais surtout symboliques. Mort des hommes, naturellement, puisque c'est un roman policier, mais aussi mort d'une société, d'abord ; mort des enfances, ensuite; mort des illusions, enfin. Car si Maigret se rend à Saint-Fiacre (à 25 kilomètres de Moulins), ce n'est pas mandaté par son administration, la police judiciaire, c'est sur une impulsion personnelle, parce que ce village, il y est né et y a passé son enfance : "[...] cette qualité de froid le troublait en le plongeant dans une ambiance qu'il croyait avoir oubliée. [...] Quand il était gosse...." Cette première sensation ouvre la voie aux réminiscences qui vont ponctuer tout le séjour de Maigret à Saint-Fiacre.Le village est purement imaginaire, comme le personnage, mais il doit beaucoup aux séjours faits dans cette région en 1923-24, en particulier à Paray-le-Frésil, lorsque Simenon était le secrétaire du marquis Raymond Destutt de Tracy (descendant du philosophe qui inventa le mot "idéologie" et qui eut une profonde influence sur Stendhal). Il y fit la connaissance du régisseur du marquis, homme qui l'impressionna suffisamment pour en faire le modèle du père de Maigret, régisseur "pendant trente ans" du château de Saint-Fiacre qui ressemble fort à celui du marquis: "On distinguait maintenant les détails du château, les fenêtres du rez-de-chaussée aveuglées par les volets, les deux tours d'angle, seules parties anciennes du bâtiment." (chap. 1), de même que la localisation de l'église sur sa butte et la présence d'un étang, "l'étang Notre-Dame qui, ce matin-là, était d'un gris vénéneux" rappellent la topographie de Paray-le-Frésil. Si les détails du récit ont été puisés dans une expérience vécue, l'intrigue, les personnages traduisent une vision particulière du monde, celle d'une société en mutation, où les valeurs d'antan se sont évanouies avec le passé, laissant des souvenirs lumineux que la réalité présente dément cruellement, où la transformation des êtres soit les a confirmés dans leur malheur, comme Marie Tatin, soit les a dépouillés de toutes leurs apparences séductrices. |
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L'imaginaire de l'hiverIl est commun de parler d'une "atmosphère" comme d'une des
qualités créatrices de Simenon. Par là, se résume l'adéquation entre le
sujet traité — ici, la dégradation d'un monde — et l'univers naturel et
humain dans lequel il se développe. Simenon parlait, lui, de "climat poétique". Choisir la période de la Toussaint
pour y inscrire "l'affaire", c'est
choisir un paysage (feuilles mortes, arbres dépouillés, champs nus) et
une météorologie (froid, vent, premières gelées) propices à une
atmosphère de deuil. Très régulièrement, dans le roman, ces conditions
sont rappelées par touches brèves mais dont la redondance ne permet
d'oublier ni la bise, ni le ciel "glauque", ni le "jour gris" dans
lequel se meuvent les personnages. |
Première de couverture, librairie Arthème Fayard, 1959 |
Est mis en évidence sur cette première de couverture le nom de Maigret et ce que le lecteur va découvrir très vite être "l'arme du crime". Le jeu sur le noir et le rouge, comme le nom de Maigret, renvoyant au genre policier |
Première de couverture, éditions Pocket, 1962 |
Elle met en évidence le clocher, donnant au titre le sens d'une affaire liée à un lieu, soulignant par là la dimension "sociale" du roman, et selon la politique de cette maison d'édition alors, elle fournit l'incipit du roman. |
Livre de poche, première de couverture, 2003 |
Elle renoue avec la politique de l'édition originale, photographie en noir et blanc; la procession de parapluies faisant penser à un enterrement auquel la pluie rajoute une note de tristesse (et transmet le cliché de "l'atmosphère Simenon"), bien que dans le roman aucune pluie ne viennent adoucir la sécheresse du lieu, de l'affaire et du climat. |