Les Contes de Perrault : un témoignage sur le XVIIe siècle ? 

coquillage


Sur les Contes de Perrault
: 1. Charles Perrault ; 2. Présentation des Contes ; 3. Le plus célèbre des illustrateurs de Perrault, Gustave Doré ; 4. La version en prose de Peau d'âne (XVIIIe siècle); 5. Les contes en vers (Grisélidis, Les Souhaits ridicules, Peau d'âne) ; 6. Les contes en prose (Contes ou Histoires du temps passé avec moraliés, 1697) ; 7. définir le conte ;



Bien qu'il s'agisse de contes de fées, comme le rappellent tous les incipits, "Il était une fois" (sauf Le Chat botté et Grisélidis), les récits de Perrault n'en sont pas moins ancrés dans la réalité de leur temps, comme Pierre Larousse le remarquait dans son Dictionnaire, et de nombreux détails en témoignent, à commencer par les vignettes, précédant les cinq contes, incluses dans l'exemplaire adressé à Mademoiselle d'Orléans en 1695.
En cela, Perrault ne s'éloigne pas autant que l'on pourrait le penser, de l'esprit du conte. Comme le rappelle Marc Soriano, le conte est toujours actualisé pour que se crée la connivence nécessaire entre le conteur et son auditoire.
Mais en les écrivant, Perrault, d'une certaine manière, les a définitivement particularisés. Il donne, en effet, à ses personnages des habitudes de vie, des qualités appréciées ou dépréciées par la société aristocratique de la seconde moitié du XVIIe siècle ; il permet d'entrevoir une société fortement clivée où, pourtant, sont à l'oeuvre des transformations à la fois socio-économiques et idéologiques. Si le merveilleux fait encore le fond de ces récits inspirés d'une longue tradition orale, le narrateur ne néglige jamais de suggérer parallèlement des explications relevant du vraisemblable et du rationnel, ce qui est particulièrement sensible dans un conte comme Riquet à la Houppe où l'amour peut se passer de fée pour transformer le regard porté sur l'autre.
Ce "réalisme" des Contes est aussi essentiel pour introduire les notes d'humour qui en font une véritable oeuvre littéraire grâce au décalage que ces deux postulations, merveilleux et rationnel, font jouer. Il y a du "jeu" à tous les sens du terme dans ces oeuvres.


Les personnages des contes


     Le monde que proposent les Contes est binaire. Il se divise en riches et pauvres. C'est habituellement le propre de cet univers imaginaire d'être manichéen à tous ses niveaux. Aucune société n'existe, à proprement parler, dans les contes, puisque les personnages et leurs aventures n'y sont que des fonctions comme l'ont montré les formalistes russes. Toutefois, les contes publiés au XVIIe siècle (puis au XVIIIe siècle) en général, et ceux de Perrault, en particulier, présentent la particularité de s'inscrire dans une sorte d' "horizon social". Là où le conte populaire ne connaît que des rois et des princes, des bûcherons et des meuniers, voire des bergères, Perrault dote ses personnages d'un entourage qui a presque valeur de descriptions où les riches se confondent avec la noblesse et les pauvres avec le "peuple", autrement dit la paysannerie qui est aussi le réservoir où se puise la domesticité.

La noblesse

      Elle se définit d'abord par son cadre de vie. Ainsi dans le château de La Belle au bois dormant la fée endort-elle les "Gouvernantes, Filles d'honneur, Femmes de chambre, Gentilhommes, officiers, Maîtres d'hôtel, Cuisiniers, Marmitons, Galopins, Gardes, Suisses, Pages, Valets de pied". L'énumération complète de la domesticité d'un château royal, telle qu'elle pouvait être à Versailles, particulièrement les Suisses, c'est-à-dire les gardes suisses. A l'époque de Perrault, ils constituent une garde rapprochée du souverain et protègent les résidences de ce dernier ; le narrateur rapporte plaisamment à l'arrivée du prince que celui-ci reconnaît à leur "nez bourgeonné, et à [leur] face vermeille" qu'ils ne sont qu'endormis "et leurs tasses où il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant." rappelant ainsi la réputation bien établie de buveurs qu'ils avaient à l'époque.  Il n'y manque ni les chevaux avec leurs palefreniers, ni les gros mâtins, ni même la petite chienne, Pouffe, de la princesse.
De même, lors des essais pour découvrir Cendrillon (avec la pantoufle de verre) ou Peau d'âne (avec la bague), une hiérarchie féminine est-elle signalée : "On commença à  l'essayer aux Princesses, ensuite aux Duchesses, à toute la Cour, mais inutilement. On l'apporta chez les deux soeurs..." ce qui apprend par la même occasion au lecteur que la famille de Cendrillon est de la Ville, petite noblesse (le père est gentilhomme) qui n'a que des entrées limitées à la Cour. Cette opposition avait pris son sens plein après l'installation de la Cour à Versailles (1682).  Même hiérarchie pour Peau d'âne qui comprend les jeunes Princesses, puis les Duchesses, les Comtesses et les Baronnes "et toutes les nobles personnes.", on passe ensuite aux "Grisettes" (femmes ou filles de basse condition), puis aux "Servantes, aux Cuisinières, / Aux Tortillons, aux Dindonnières". La description du château du roi, père de Peau d'âne, ne manque pas de noter ce qui en fait l'essentiel "Partout y fourmillait une vive abondance / De courtisans et de valets" ; après la cérémonie du mariage dans Grisélidis "les différents Etats / De toute la Province / Acourrent haranguer la Princesse et le Prince / Par la voix de leurs Magistrats." et l'on imagine sans trop de peine le défilé des présidents des Parlements, comme Perrault a pu en être témoin de son temps, puisque il a été témoin d'au moins deux mariages royaux.
Les personnages s'inscrivent donc dans un monde plein dont les caractéristiques sociales existent. Perrault ne néglige pas les détails, par exemple, dans la convenance des âges pour les futurs époux puisque dans Riquet à la Houppe, la future mariée naît "Au bout de sept ou huit ans" après la naissance de Riquet. Le mari de la Belle au bois dormant partant pour la guerre confie la régence du royaume à sa mère.
La Barbe bleue, pour se marier, choisit les filles d'une "dame de qualité", sa voisine, et laissant celle-ci décider du choix de la jeune-fille, s'inscrit dans une pratique de l'alliance correspondant aux attitudes du temps.

Les châteaux et le luxe

     Les demeures des nobles sont variées mais se caractérisent à la fois par l'abondance et le luxe. L'abondance se manifeste à travers les accumulations et l'usage systématique des pluriels. Le luxe par la présence des métaux précieux (or et argent), des pierreries et des miroirs qui abondent chez Barbe bleue : "des miroirs, où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues". Dans le palais de la Belle au bois dormant, le prince et la princesse, après son réveil, dînent dans "un salon de miroirs" (rappel de la galerie des glaces de Versailles). Le château se caractérise aussi par sa vastitude, la Belle au bois dormant découvre la vieille au fuseau dans un endroit totalement inconnu du château (ce qui n'est pas sans faire écho aux remarques du Prince de Salina, dans Le Guépard de Lampedusa, deux siècles après, pour lequel il n'y a de vrai palais que celui dont on ne peut connaître toute l'étendue).
Ce luxe se marque aussi dans la réception des fées de La Belle au bois dormant dont les couverts sont "magnifique[s], avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette et un couteau de fin or garnis de diamants et de rubis." Ce qui n'a rien d'imaginaire puisque Saint-Simon rapporte, dans ses Mémoires, en 1692, les festivités du mariage du duc de Chartres et le détail des "cadenas", coffrets de métal précieux renfermant les couverts : "Le souper fut pareil au dîner. Le roi d'Angleterre ayant la reine sa femme à sa droite et le roi à sa gauche ayant chacun leur cadenas." Signe distinctif des princes, il explique pourquoi on ne peut en offrir un à la vieille fée, puisque l'usage en est limité, et qu'il a fallu les faire faire pour les nobles invitées que sont les fées.
De même, la demeure de la Barbe bleue regorge de richesses parmi lesquelles les vaisselles d'or et d'argent, les sophas et les miroirs, les tapisseries (c'est le temps de la pleine expansion des Gobelins)  témoignent du luxe contemporain.
Le château de l'Ogre dans Le Chat botté avec ses caractéristiques médiévales (il a un "pont-levis") rend visible le fait que le personnage est dépassé, n'appartient plus au monde contemporain et qu'il peut être légitimement désapproprié (outre, bien sûr le fait qu'il est un ogre) par le marquis de Carabas.
Le luxe se traduit aussi dans l'abondance de nourriture et dans son exotisme : nourriture carnée pour les riches opposée au pain, éventuellement accompagné de fromage, pour le peuple ; oranges et citrons que le Prince offre à Cendrillon et qu'elle partage avec ses deux mauvaises soeurs.

Le peuple

     Bien moins présent que la noblesse, le peuple est aussi beaucoup plus convenu, mais laisse entrevoir cependant la réalité de l'oppression et d'une misère à laquelle seule une intervention merveilleuse peut porter remède. Le bûcheron misérable du Petit Poucet est soumis aux aléas d'une réalité où la famine est courante (ce qui fut le cas en 1693 et 1694, par exemple), où les Grands paient, ou non, les services, sans souci des nécessités de ceux qu'ils emploient, où la pratique de l'abandon d'enfants fait partie de l'expérience. Le meunier du Chat botté qui n'était pas si pauvre puisqu'il possédait un moulin et un âne, ne laisse pourtant pas suffisamment à ses enfants pour que tous trois puissent assurer leur vie ; comme le cadet l'envisage, les deux premiers peuvent s'associer (le moulin pour le travail, l'âne pour le transport) mais, lui, avec un chat pour héritage, il ne lui reste qu'à prendre la route, comme bon nombre de paysans chassés de leurs villages par la misère. Toujours dans Le Chat botté, les paysans au travail dans les champs sont si soumis à leur Seigneur (l'ogre)  que tout ordre venant de lui, aussi incompréhensible soit-il, doit être respecté (et la menace du chat de les transformer en "chair à pâté" peut se lire au pied de la lettre — le maître est un ogre —,  aussi bien que symboliquement — droit de haute et basse justice des Seigneurs), le monde de la domesticité auquel sont condamnées Cendrillon, la jeune fille des Fées ou Peau d'Ane, est décrit dans sa cruauté. Il accable les plus faibles de tâches multiples et écrasantes (la corvée d'eau de la jeune fille des Fées, par exemple), d'humiliations (les autres valets traitent Peau d'Ane comme un souffre-douleur,  "Elle était la butte ordinaire / De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots), rendant particulièrement visible la misère, haillons pour vêtements, saleté repoussante sur laquelle les contes insistent particulièrement. Ces domestiques, plus encore que les paysans conventionnels des contes (bûcherons, bergers), représentent la misère populaire, et l'on retrouve dans les mots choisis par Perrault ceux de La Bruyère, ce qui tendrait à prouver que tous deux renvoient à une perception commune de la réalité.




L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racine; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.
La Bruyère, Les Caractères, 1688, "De l'homme", 128.




[A compléter par la lecture du premier chapitre "Contes paysans : les significations de Ma Mère l'Oye" du livre de Robert Darnton, Le Grand massacre des chats, Belles lettres 2011, traduit par Marie-Alyx Revellat.]


La vie quotidienne

Les soins du corps
Les parents de La Belle au bois dormant, désireux d'avoir un enfant, font appel à toutes les pratiques en vigueur au XVIIe siècle : le thermalisme aussi bien que la prière dans des modalités quelque peu superstitieuses : "Ils allèrent à toutes les eaux du monde, voeux, pélerinages, dévotions..." et l'ordre dans lequel le conte rapporte ces pratiques ne laisse pas d'indiquer un certain rationalisme, c'est d'abord à des pratiques médicales qu'il est fait appel, avant, devant leur implicite échec, d'en appeler à la religion. Malheureux, le prince de Peau d'âne refuse tous les plaisirs, plus de bal alors qu'on est au moment du Carnaval, période festive par excellence, ni chasse, ni comédie (entendons théâtre), encore moins les festins : "Il n'a plus d'appétit, tout lui fait mal au coeur" (entendons : lui donne la nausée).
La maladie de la mère de Peau d'âne sera, elle aussi, rebelle aux interventions de "la Faculté qui le grec étudie" aussi bien qu'à celle des "charlatans à la mode". La périphrase désignant les médecins patentés ainsi que la dénonciation directe (les charlatans) informent sur les attitudes du temps, qui sont sans doute aussi de tous les temps, en quête de soulagement aux souffrances et prêtes à croire à toutes les promesses, même les plus improbables. L'affaire des poisons est contemporaine, et les grandes dames de la cour n'allaient pas toutes chercher des poisons, nombreuses étaient celles qui croyaient aux "potions magiques".
Les divertissements
La Barbe bleue invite sa voisine et un groupe de personnes (ses deux filles, "trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage") à passer huit jours dans une de ses maisons de campagne. La Barbe bleue respecte ainsi les conventions sociales en n'invitant pas des femmes seules. Ce même respect des bienséances fait préciser au conteur que le prince qui vient éveiller la belle au bois dormant n'appartient pas à la même famille qu'elle, bien que régnant sur le même pays.  
A la campagne de Barbe-bleue, le temps passe en "promenades, [...] parties de chasse et de pêche, [...] danses et festins, [...] collations", on veille tard et les nuits se passent à se faire des "malices", toutes occupations qui sont celles de l'aristocratie. La chasse est, par ailleurs, une des activités les plus récurrentes des personnages masculins, des princes en particulier. C'est en chassant que le prince trouve le château de la belle au bois dormant, c'est en chassant que le prince découvre la jeune fille des Fées, c'est encore en revenant de la chasse que le prince découvre Peau d'âne. C'est aussi la chasse qui occupe la moitié du temps du prince de Grisélidis, une fois expédiées les affaires de l'Etat. C'est dans ce conte que cette activité est décrite avec le plus de détails, comme le sont les fêtes qui vont célébrer le mariage et qui sont, en plus important, du même ordre que les plaisirs de la maison de Barbe-bleue : spectacles (ballets, opéras, feux d'artifice), musique, défilé. Ils ne sont pas sans rappeler les festivités du mariage de Louis XIV lui-même, en 1660, et celles plus récentes du duc de Chartres avec Melle de Blois, fille illégitime du roi, en 1692.
La conversation
Dans Riquet à la Houppe, la différence entre les deux soeurs se manifeste socialement et souligne l'importance accordée à l'art de la conversation : "on allait vers celle qui avait plus d'esprit, pour lui entendre dire mille choses agréables ; et on était étonné qu'en moins d'un quart d'heure l'aînée n'avait plus personne auprès d'elle, et que tout le monde était rangé auprès de la cadette." Cet "esprit" que possède la cadette est défini lors du don à l'aînée : "elle se trouva une facilité incroyable à dire tout ce qui lui plaisait, et à la dire de manière fine, aisée et naturelle." On retrouve le même éloge de l'éloquence dans la morale des Fées.








manuscrit de 1695



vignette de la première page de La Belle au bois dormant, manuscrit de 1695. Le lit, la perruque, les chaussures à talons, le justaucorps jaune à rubans rouges du personnage masculin, le vêtement de la Belle (décolleté bordé d'un léger tissu plissé retenu par une fleur rouge), ses cheveux rassemblés en boucles au-dessus du front (coiffure à la Fontanges) évoquent la seconde moitié du XVIIe siècle, un univers plus réaliste que merveilleux.

Toujours dans le conte de Riquet à la Houppe, la circulation des portraits témoigne encore d'une pratique du temps. Lorsque Barbe-bleue s'absente, c'est pour se rendre en Province, comme tout seigneur le faisait régulièrement pour inspecter ses terres ou pour régler des questions judiciaires ce qui semble être son cas puisqu'il explique son rapide retour par le fait qu' "il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage." L'expression "à son avantage" s'employant le plus souvent dans des cas de démêlés juridiques. Et les procès étaient si communs au XVIIe siècle qu'ils occupent une place de choix aussi bien dans les comédies que dans les romans, et que La Fontaine dans ses Fables en dénonce, maintes fois, les dangers pour les plaideurs, par exemple dans "Le chat, la belette et le petit lapin". Naturellement, cette dimension réaliste n'empêche pas l'interprétation merveilleuse, le personnage sait que sa femme a trahi sa parole. Barbe-bleue se déplace en carrosse, puisqu'il en possède de nombreux, "des carrosses tout dorés", tout comme le roi du Chat botté, comme le fait Cendrillon dans son beau carrosse magique.
Les trésors conquis
Dans les contes, les héros finissent toujours par acquérir une fortune. Chez Perrault, c'est le plus souvent d'une manière "ordinaire", souvent par le mariage, quelquefois par l'habileté, quelquefois par un don. Et les personnages usent avec sagesse de ces acquis. La fortune dont hérite la femme de Barbe bleue est employée à marier sa soeur, c'est-à-dire à la doter, et à acheter des charges de capitaines à ses frères (comme Perrault lui-même en a acheté une à son fils Pierre Darmancour). Cendrillon, comme elle, mariera ses soeurs, et le Petit Poucet qui, grâce aux bottes de sept lieues, devient courrier, du roi en particulier, mais aussi des dames, et amasse une fortune dans cette activité, va acheter "des Offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères". Pratique du temps dont la famille de Perrault avait elle-même bénéficié en achetant la charge de receveur général pour Pierre, le frère aîné de Charles. Lorsque le besoin s'en faisait sentir, le Roi créait de nouvelles charges dont la vente alimentait les coffres de l'Etat. Cette réussite du Petit Poucet est par ailleurs fondée sur les guerres du Roi, qui ne sont pas sans évoquer les campagnes de Louis XIV et les victoires de Fleurus, 1690, Steinkerque, 1692, Neerwinden, 1693.
Les trois frères du conte du Chat botté n'ont besoin, pour partager leur héritage, de faire appel ni au notaire, ni au procureur. Ce qui revient à donner un contexte réaliste à ce pauvre héritage constitué d'un moulin, d'un âne et d'un chat.
Les frères de la femme de Barbe bleue sont dragon pour l'un et mousquetaire pour l'autre : deux corps d'armée précis et contemporains.
La façon dont chasse le chat (qui, en réalité, braconne comme le signale le piège tendu aux animaux)  est elle aussi tout à fait ordinaire, et ordinaire aussi le comportement du roi qui remercie du gibier offert en cadeau en donnant un "pour boire" au messager. On peut d'ailleurs se demander, à propos de ce dernier conte, s'il n'y a pas derrière cette appropriation amusante des biens de l'Ogre par le chat et sa transformation du fils d'un meunier en Marquis de Carabas, le souvenir, nettement moins amusant, des expropriations des Protestants contraints à l'exil après la Révocation de l'Edit de Nantes, en 1685.

Le cadre "idéologique" des contes

Présence du christianisme

Tous les personnages des contes appartiennent à un monde chrétien : la belle au bois dormant est baptisée, de même que son mariage est célébré dans "la chapelle du château" par le "grand Aumônier". La femme de Barbe bleue demande le temps "de prier Dieu", et son mari lui accorde "un demi quart d'heure" pour cela et, au moment de l'exécuter, lui dit "recommande-toi bien à Dieu".
Le Prince et Grisélidis s'épousent aussi "Dans le Temple [...] / Et là par la chaîne éternelle / D'une promesse solennelle, / les deux époux unissent leur destin", ce que répètera, presque dans les mêmes termes, le mariage final de la jeune princesse. Et c'est dans ce conte que la présence religieuse se manifeste le plus ouvertement puisque Grisélidis à chacune de ses épreuves s'en remet à Dieu. C'est sans doute aussi le conte qu'il est le plus aisé de lire comme un apologue religieux dans lequel Grisélidis (à l'instar de Job) est l'âme mise à l'épreuve par un Dieu tout puissant et incompréhensible et qui ne peut se rédimer que par une soumission absolue aux décrets du Très Haut.
Dans Peau d'âne, la religion (au sens d'institution) reçoit quelques piques : le roi trouvant un casuiste (spécialiste en cas de conscience ; celui-ci, qui trouve "des accomodements avec le ciel"; sent son Tartuffe)  pour justifier son désir d'inceste et le curé devant célébrer le mariage éprouve une grande tristesse "Car il en déjeuna fort tard, / Et qui, pis est, n'eut point d'offrande." Bien que la critique des religieux (curés et moines) soit traditionnelle, on ne peut s'empêcher de songer ici que Perrault appartient à ce milieu parlementaire proche des Jansénistes qui stigmatise les Jésuites et leur mondanité en particulier. On comprend que la version en prose ait transformé ce "casuiste", trop polémique, en "druide", en redonnant au conte sa dimension atemporelle.

Le rationalisme

Il apparaît surtout dans les motivations des comportements des personnages, toujours justifiés, plaisamment ou sérieusement. Ainsi de l'ogresse découvrant ses filles égorgées : "Elle commença par s'évanouir (car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres)" et son mari la tire de cet évanouissement en jetant "aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme", comme plus avant dans le conte, l'ogre est las "car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme". Ou encore du loup du Petit chaperon rouge qui ne fait qu'une bouchée de la grand mère "parce qu'il n'avait pas mangé depuis trois jours". De même qu'au réveil de la Belle au bois dormant "chacun songeait à faire sa charge, et comme ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim."
Les transformations dans Cendrillon n'en obéissent pas moins à une logique relevant des jeux de mots : les chevaux issus de souris en conservent un "beau gris de souris pommelé", le cocher a été choisi en fonction de la moustache potentielle qui le distingue "La Fée en prit un d'entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe, et [...] il fut changé en un gros Cocher, qui avait une des plus belles moustaches qu'on ait jamais vues", et les laquais proviennent de lézards, manière de souligner les préjugés aristrocratiques (sans doute non perçus comme tels à l'époque) à l'encontre des serviteurs: un laquais est nécessairement paresseux (comme les Suisses sont buveurs).
Dans La Barbe bleue, lorsque la jeune femme entre dans le cabinet "D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées."
Plus profondément, chacun de ces contes échappe d'une certaine manière au merveilleux, en ce que les aventures advenant aux personnages n'ont pas vraiment besoin d'interventions féériques pour s'accomplir : le Petit Poucet doit tout à sa capacité de réflexion, à sa ruse aussi (les cailloux, le changement des bonnets pour les couronnes, le vol des bottes de sept lieues témoignant aussi de son courage) comme le fils du meunier doit à l'habileté d'un serviteur (qui emprunte aussi aux personnages des valets du théâtre, au Scapin de Molière en particulier) son ascension sociale. Cendrillon, Grisélidis, la jeune fille des Fées, voire Peau d'âne, possèdent des qualités de modestie, de douceur, de générosité, une grâce, qui les rendent séduisantes, en font des modèles féminins pour leur temps. Les dons des fées peuvent alors se lire symboliquement. Toutes ont appris, dans leurs tribulations, à tenir une maison, et le Prince demandant un gâteau à Peau d'âne, s'assure de ces qualités  tout autant qu'il fournit un moyen à la princesse de faire connaître sa véritable qualité (au sens qu'a le mot au XVIIe siècle, c'est-à-dire son appartenance aux gens "bien nés", c'est-à-dire à la noblesse).

L'éloge de la modernité

En même temps que Perrault inscrit ses Contes dans des référents de son époque, il en fait directement et indirectement l'éloge. Si la fée dans Peau d'âne échoue dans ses conseils pour ramener le Prince à la raison, c'est que sa féerie lutte contre une industrie qui surpasse son art. Les robes merveilleuses qu'elle pense impossible à réaliser par des mortels, ne demandent qu'un peu de temps : la première est faite en deux jours, la deuxième en quatre, la dernière en moins d'une semaine par des ouvriers "industrieux". L'omniprésence des miroirs où l'on peut se voir en pied, de même que celle des tapisseries, témoignent de la réussite économique d'un temps qui, pour Perrault, comme il l'avait développé dans Le siècle de Louis le Grand, aussi bien que dans Le Parallèle des Anciens et des Modernes, surpasse largement le passé.
Peut-être peut-on interprèter de la même manière l'élimination des ogres (ou assimilés, comme la Barbe Bleue), l'inexistence des pères (ou leur substitution par les fils: dans La Belle au bois dormant, par le décès du roi, dans Peau d'âne, par son abdication, dans Le Petit Poucet par l'enrichissement du cadet) comme le règne de la jeunesse et partant de l'avenir. L'importance des personnages féminins, au rebours, vient témoigner d'un monde plus "civilisé", comme l'expliquerait Norbert Elias, alliant douceur et naturel, et susceptible, comme Grisélidis, de transformer des "brutaux" en "honnêtes hommes", selon l'acception du temps alliant les qualités du corps (vaillance et habileté physique, élégance vestimentaire et prestance, souplesse et grâce mises en valeur par la danse), de l'âme (pratiquant les vertus chrétiennes, sachant se maîtriser, complaisant, aimable, généreux) et de l'esprit (culture, langage juste et élégant, art de converser). Riquet à la Houppe en est le Parangon dans les Contes, mais tous les jeunes Princes se rapprochent peu ou prou de lui, jusqu'au marquis de Carabas dont la roture ne l'empêche pas de séduire la fille du roi "car il était beau et bien fait de sa personne" mais aussi parce qu'il sait se conduire en société : "deux ou trois regards respectueux et un peu tendres". Le monde de la violence, de la brutalité, cède le pas à la civilité, aux arts, à l'élégance. N'y lisons aucune critique sociale, il ne s'agit pas de critiquer la société monarchique, peut-être de liquider les dernières traces de féodalité dans laquelle les grands seigneurs se prétendaient les égaux du roi (le souvenir de la Fronde n'est pas si vieux). Ici le "bon plaisir royal" fait loi : si le prince de Peau d'âne veut épouser une "souillon", le roi donnera son aval et nul n'en pourra réclamer ; le marquis de Carabas plaît au roi et cela suffit ; le roi de Grisélidis décide d'épouser une bergère et tous de s'incliner. La "civilisation" ne se préoccupe pas des inégalités puisqu'elle ne les voit pas telles. Envers les pauvres, il convient d'être charitable, ainsi de la belle fille avec la vieille de la fontaine, mais pauvres ils sont, et pauvres ils restent, c'est dans l'ordre des choses. Un ordre des choses que seul le roi peut modifier à son gré, élevant ou abaissant, selon ce qu'il juge utile.
Les contes fournissent, à l'envi, une vision idéalisée du mode de vie de la cour : luxe, élégance et raffinement des lieux comme des personnages qui les habitent, et fonctionnent sans doute sur le mode compensatoire, car la Cour dont ils alimentent la rêverie du lecteur est celle de la jeunesse de Louis XIV, non la cour des années 1690 austère, dévote, et pour tout dire fort ennuyeuse.

Les valeurs d'une époque :

A l'encontre de la tradition populaire, Perrault adjoint à ses contes des moralités qui s'en démarquent aussi par le fait qu'elle sont écrites en vers, dans une langue plus raffinée que celle des contes eux-mêmes.
Souvent redoublées, elles soulignent, non sans ironie parfois, les valeurs explicites mais aussi implicites du temps, confirmant le plus souvent les valeurs tissant les contes eux-mêmes, mais parfois aussi leur faisant contrepoint. Ainsi soulignent-elles, à plaisir, l'importance des femmes dans la société du temps en leur accordant la prééminence sur les hommes, ainsi dans La Barbe bleue, la couleur de la barbe est-elle renvoyée au néant "Et de quelque couleur que sa barbe puisse être, / On a peine à juger qui des deux est le maître", ce que répète la dédicace de Grisélidis. Par ailleurs, elles soulignent, comme les contes eux-mêmes le rôle de la beauté et de la grâce dans les rapports humains,
Ainsi les portraits des jeunes filles (Cendrillon, Peau d'âne, La Belle au bois dormant, la première jeune fille des Fées) correspondent-ils à un idéal féminin que la liste des dons faits à la Belle met le mieux en évidence; d'une part ce qui relève de l'inné : beauté, esprit, grâce, puis les capacités qu'il faut développer : chanter, danser, jouer de la musique. La féminité apparaît comme essentiellement vouée au plaisir et à l'embellissement de la vie. Et elle est menacée par la vieillesse (la vieille fée, la vieille fileuse) et par le travail (le rouet).
Le travail apparaît toujours comme une épreuve à laquelle il convient de se soumettre et dont la récompense consiste à y échapper. Peut-être faut-il voir là un indice de changement de valeur: le travail en passe de devenir une valeur dominante (il est récompensé) reste encore une punition dans un monde gouverné par les valeurs aristocratiques. Il est toutefois mis en valeur dans la morale du Chat botté: "L'industrie et le savoir-faire / valent mieux que des biens acquis" et dans la deuxième fin du Petit Poucet dont le héros, lui aussi, doit tout à son "industrie" et, par là, fait le bonheur de sa famille.



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